Entretien de M. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes, avec I Télé le 15 décembre 2007, sur la conférence des donateurs pour un Etat palestinien et la viabilité de cet Etat, et les réactions suscitées par la visite en France du colonel Kadhafi.

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Média : I-télévision

Texte intégral

Q - Je souhaiterais pour commencer avoir votre commentaire concernant une information qui vient de nous parvenir au sujet de l'enlèvement d'un caméraman français, un confrère en Somalie à Bossasso. Il aurait été enlevé par des inconnus alors que, selon les informations que nous avons au moment où je vous parle, il travaillait sur un reportage concernant un trafic d'émigrants illégaux qui traversent le golf d'Aden.
R - C'est un homme courageux qui s'est penché sur un sujet à la fois dangereux mais très important.
Dès que nous avons appris la nouvelle, nous avons évidemment alerté nos services. Je ne peux pas vous en dire davantage pour le moment. J'espère que le contact ne sera pas perdu et qu'il ne s'agira que d'une demande de rançon.
Q - On ne sait pas si c'est scrupuleux ou en rapport avec les affrontements entre les Ethiopiens et les Somaliens, on ne sait pas dans quelle mouvance cela peut se situer. A-t-on une idée du mobile ?
R - Je pense que c'est la seconde hypothèse. Néanmoins, je ne veux pas l'affirmer étant donné que je n'en suis pas certain.
Q - La Conférence de Paris commence demain, elle est largement de votre fait. On dit souvent que les Palestiniens sont les plus aidés financièrement sur cette planète en matière d'aide internationale. Pourquoi, en les aidant plus aujourd'hui, cela fera-t-il une différence ? Expliquez-nous ce qui fera la différence et pourquoi cette aide serait-elle plus déterminante que d'autres ?
R - D'abord, je souhaiterais parler des hommes, et ensuite des circonstances.
Les hommes : ce sont M. Abou Mazen, le président de l'Autorité palestinienne, que je verrai tout à l'heure avec le président de la République et qui sera présent demain, et M. Ehud Olmert, le Premier ministre israélien. La faiblesse apparente de ces deux hommes en a fait des alliés. Au fur et à mesure de longues et nombreuses discussions, ils se sont découverts et ils se sont fait confiance.
Personne n'est venu s'immiscer dans ce processus de découverte mutuelle et c'est tout à fait important en comparaison de la Conférence de Madrid ou des Accords d'Oslo.
Je ne dis pas que ces initiatives, qui nous avaient donné tant d'espoir, furent vaines, au contraire. Des documents formidables sont à la disposition des deux hommes, cités précédemment, pour passer à la construction d'un Etat palestinien. Mais malgré tout, c'est ce que tous les militants de la paix ont espéré depuis très longtemps : un Etat palestinien viable qui assurerait par ailleurs la sécurité d'Israël.
C'est ce que nous sommes en train de faire. Il faut donc de l'argent mais pas de la même manière que précédemment. Nous ne donnerons pas d'argent à l'Autorité palestinienne. Le Premier ministre, M. Salam Fayyad, qui est un homme exceptionnel, a élaboré ce plan de développement, avec l'accord de la Banque mondiale et du FMI.
J'espère récolter quatre à cinq milliards de dollars. Avec cette somme, des projets précis, en particulier liés à la question de la sécurité seront financés. Ainsi, le programme UE Cops était bloqué jusqu'à présent. Maintenant, nous allons recommencer, et la formation des policiers devrait être assurée par un certain nombre d'Etats européens.
Il y a, également, le développement des infrastructures, le développement d'une industrie et nous aiderons au versement du salaire des fonctionnaires.
C'est une atmosphère complètement différente. Curieusement, la France n'a pas beaucoup salué Annapolis car ce n'était pas emphatique, parce qu'il n'y avait pas véritablement de grandes promesses.
Q - Maintenant, les choses sont concrètes.
R - Absolument. Le but à présent est la construction d'un Etat palestinien d'ici à la fin 2008. Si nous pouvions réussir, franchement, quel bonheur !
Q - M. Abou Mazen dit qu'il souhaite de l'argent comme vous nous l'expliquez, "mais il existe tant de barrages dans les Territoires palestiniens que, même si on nous donne des milliards, ils ne nous parviendront jamais". Etes-vous insatisfaits des efforts qu'a fait Israël jusqu'à présent avant la tenue de cette conférence ?
La colonisation s'est poursuivie, notamment à Har Homa, il n'y a aucun allègement des barrages, que pensez-vous de la position et des gestes des Israéliens ?
R - Ce n'est pas à moi d'en juger mais je crois que M. Abou Mazen a raison. Nous ne pourrons pas développer la Palestine, c'est-à-dire la Cisjordanie mais aussi Gaza, qui est incluse dans le plan de M. Salam Fayyad, nous ne pourrons pas développer le commerce ou l'industrie, l'économie de la Palestine sans que les barrages soient levés. C'est ce que nous avons demandé à nos amis israéliens et nous le leur demandons encore aujourd'hui.
Q - Insisterez-vous encore ?
R - Pour le moment, ce n'est pas suffisant mais ce n'est pas à moi d'en juger. J'espère que les Israéliens feront des gestes significatifs.
Quant aux implantations, il ne faut pas les négliger. Nous devons demander qu'elles cessent. Les Israéliens nous disent qu'il s'agit d'appels d'offre privés, mais il faut de la volonté politique. Ils doivent trouver un procédé, une manière pour que l'on ne négocie pas, d'un côté la mise en place d'un pays libre, un Etat palestinien viable et qu'en même temps, on continue de coloniser sur le terrain.
Je crois que c'est nécessaire et ce sera dit demain. Bien évidemment, les Israéliens participent à cette Conférence et nous les verrons d'ailleurs dès ce soir.
Q - Le Hamas qui manifeste aujourd'hui, qui montre sa force et ses muscles à Gaza, pensez-vous que si Annapolis et sa suite réussissent, ce serait une façon de désamorcer la crise dans la bande de Gaza et de donner un coup de genoux au pouvoir islamiste radical installé là-bas ?
R - Je l'espère mais je ne souhaite donner aucun coup de genoux à personne. C'est un risque que l'on prend.
Q - L'Etat palestinien serait-il viable avec un Hamas tel que celui-là à Gaza ?
R - Non, mais c'est l'affaire des Palestiniens. Ils parlent déjà d'un référendum et également des Palestiniens dans leur intégralité, dans leur territoire respectif de Cisjordanie et de Gaza. De la paix naîtra tous les espoirs mais, n'oublions pas que la dernière fois, des Palestiniens ont manifesté à Gaza. Ce fut le Fatah, pour la commémoration de la mort d'Arafat. Le Hamas a tiré dans la foule et il y a eu beaucoup de morts.
Ce n'est pas une façon de recréer l'unité palestinienne. C'est l'affaire de l'Autorité palestinienne mais, d'ores et déjà, et je sais qu'il existe des contacts entre eux, nous en parlons.
La France et l'Union européenne continuent de fournir de l'aide humanitaire mais pas seulement. La Conférence de Paris, si par hasard cela marche, est une étape supplémentaire.
Nous rendrons compte, nous nous verrons une fois par mois. M. Tony Blair, émissaire du Quartet, mettra en oeuvre les projets. Ce sont des projets que l'on pourra presque choisir à la carte. Nous verrons où va l'argent, nous le dirons et nous suivrons ces projets chaque mois.
J'espère que le processus sera entièrement transparent. La Conférence de Paris a donné de la chair, du contenu, une existence à cet Etat palestinien proclamé dans le futur. C'est la gestation qui était en cours à Annapolis, maintenant, nous passons à l'action.
Q - Concernant la visite du colonel Kadhafi, je sais que cela vous agace mais je vous la pose malgré tout. Y a-t-il une fissure au sommet de l'attelage de la diplomatie française incarné par le président de la République, par vous-même et par Rama Yade après cette affaire ou non ?
R - Non, il n'y a pas de fissure. Il y a certainement un peu de manque de coordination de la part de l'excellente Rama Yade, chargée des Droits de l'Homme, que j'ai soutenue.
Q - Regrettez-vous tout ce qui s'est produit cette semaine ?
L'avez-vous mal vécu, lorsque l'on connaît vos convictions quand les Français vous mettent au sommet des personnes qui défendent les Droits de l'Homme et qui vous place au top des personnalités préférées des Français ?
R - Oui, c'est vrai. J'ai mal vécu un certain nombre de choses pour des raisons personnelles ; j'ai une histoire avec la Libye avec le colonel Kadhafi et ceux qui ont disparu dans ce pays, en particulier, un homme que j'aimais beaucoup et qui s'appelait l'Imam Moussa Sadr.
Il représentait les chiites. Il nous a appris à découvrir le Sud-Liban et il a créé avec nous, le Comité des déshérités. J'ai du respect pour lui, pour sa mémoire. Ce sont des souvenirs douloureux mais c'est une affaire personnelle.
Je pense que cette visite était nécessaire. On ne nous demande pas de l'enthousiasme, nous savons très bien ce qui se passe en Libye mais le président de la République, par son action personnelle, a pu faire sortir les infirmières bulgares. Les autres leur avaient rendu visite, ils avaient signé des contrats mais ils n'étaient pas parvenus à faire sortir de Libye qui que ce soit. Il était donc normal, ayant été à l'origine de la libération des infirmières, avec l'Union européenne et Mme Benita Ferrero-Waldner, d'autoriser cette visite dans notre pays.
Peut-être était-ce un peu long et plein d'agitation pas forcément nécessaire, mais je pense que cela comptera dans l'histoire comme une main tendue au régime arabe et à l'évolution quittant l'extrémisme pour aller vers la communauté internationale.
Ce n'est pas facile tout le temps d'être un militant des Droits de l'Homme, que je reste. Je le suis profondément, j'y ai consacré toute ma vie. J'ai choisi d'autres moyens que m'a proposés le président de la République.
Q - Et ne regrettez-vous pas ?
R - Non, pas encore ou pas du tout, nous verrons.
Q - En quelques secondes, nous n'avons pas le temps de parler du Liban mais vous reviendrez, je l'espère, sur ce plateau pour faire le point sur ce dossier qui vous tient à coeur et qui est l'élection présidentielle.
R - Oui, mais il est mal parti, malheureusement.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 19 décembre 2007