Interview de Mme Christine Lagarde, ministre de l'économie, des finances et de l'emploi, à "Europe 1" le 22 janvier 2008, sur la mauvaise santé du marché boursier et ses conséquences sur les entreprises, les banques et par conséquent sur l'économie, ainsi que sur les conclusions de la mission Attali sur la croissance.

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Média : Europe 1

Texte intégral

J.-P. Elkabbach.- Vous étiez avec les ministres de la zone euro ; ça tombe bien, le CAC 40 - vous le savez mieux que nous - a dévissé de 7 %, les Bourses d'Amérique latine, d'Europe, ont décroché, l'Asie aussi. Ce matin, à l'instant, Shanghai chute de 7,22. Wall Street va rouvrir aujourd'hui dans l'anxiété. Voici le krach, le vrai krach ?

R.- Il faut éviter les mots "spectre", les mots "angoisse" comme ça, si vous me demandez si on a passé une bonne journée sur les marchés boursiers hier, non, bien entendu, ce n'était pas le cas. Et je crois qu'on a observé une correction brutale sur les marchés, asiatiques en particulier, européens dans la foulée, un jour où Wall Street était fermé, pour cause de journée de célébration de Martin Luther King. Donc un des marchés principaux était fermé, et c'est de là que sont venus un certain nombre des problèmes, c'est-à-dire des Etats-Unis...

Q.- J'ai pris la définition du dictionnaire Robert, le krach : "effondrement des cours de la Bourse" ; nous y sommes ?

R.- Je vous dis que c'est une correction brutale sur les marchés. Dans le domaine boursier, il ne faut pas se fier à ce qui se passe un jour, deux jours, trois jours, il faut observer les tendances de long terme. Qu'est-ce qu'on observe aujourd'hui, qu'il y a eu un décrochage sur un certain nombre de marchés. Qu'est-ce qu'on regarde sur le long terme ? Si vous regardez le CAC 40 depuis cinq ans, c'est 50 %, 57 % même, précisément, de plus-value. Donc il faut faire très attention de ne jouer ni les cassandres ni les oracles, ni les prophètes en matière boursière.

Q.- Alors, essayons d'être justement réalistes, parce que les Français sont adultes, vous le savez, ils sont informés et ils n'apprécient ni les comptines ni les berceuses, mais plutôt la vérité...

R.- Ils ont raison. Vous savez, je suis exactement sur la même ligne, ce qui m'intéresse, moi, c'est la réalité des chiffres et les fondamentaux de l'économie. Cela me parait beaucoup plus important que des évolutions d'un jour à l'autre.

Q.- Mais on dit que cela va durer, que ça va encore baisser et que ça va durer. Et que ça peut durer pour nettoyer un système pourri.

R.- La purge qui est en train de s'appliquer, en particulier dans le domaine financier américain, et dont les acteurs, d'ailleurs, ont commencé à bien prendre conscience en publiant leurs provisions, en faisant état de pertes potentielles, cela me parait un mouvement sain et salubre. Moi, je reviens aux fondamentaux, c'est ça qui m'intéresse véritablement. Hier soir, qu'est-ce que nous avons fait avec mes collègues européens ? On a examiné les fondamentaux de nos économies respectives, et qu'a-t-on constaté ? On a constaté que l'économie européenne, et en particulier au sein de l'Euro-groupe, est fondamentalement différente de l'économie américaine. Je vais vous en donner trois exemples : en matière d'immobilier, on a observé quoi cet été aux Etats-Unis ? Un effondrement d'un segment du marché qui a entraîné un affaiblissement de tout le marché immobilier aux Etats-Unis ; ce n'est pas le cas en Europe, ce n'est pas le cas en France. Deuxième exemple, la situation des ménages : un ménage américain est endetté à 100%, et bien souvent sur des taux variables ; ce n'est pas le cas en Europe, ça n'est pas le cas en France. Troisième exemple, l'emploi : l'emploi est en train de baisser aux Etats-Unis, et cela inquiète toujours considérablement les Américains. Aujourd'hui, qu'est-ce qu'on observe en Europe, et en particulier en France, l'emploi est en train d'augmenter, et le chômage de baisser. Et puis, quatrième exemple, la croissance. Qu'est-ce qui est redouté aujourd'hui par les marchés, à tort ou à raison ? C'est la baisse de la croissance aux Etats-Unis, qui a toujours caracolé autour de 4 % ces derniers temps, et qui baisse de manière significative, certains craignent même une récession. Qu'est-ce qu'on observe en Europe, un taux de croissance qui tourne autour de 2 %, et certainement pas la menace d'une récession. Voilà quatre exemples de différences fondamentales entre nos marchés respectifs, et c'est cela qui compte sur le long terme...

Q.- Mais vous savez que la psychologie a des effets ravageurs en économie, et qu'en plus, il y a des déclarations officielles. Par exemple, le gouverneur de la Banque De France, monsieur C. Noyer, dit que les banques françaises sont engagées dans un processus de dépréciation d'actifs. Déclaration de D. Strauss-Kahn en sortant de chez N. Sarkozy - et il le répètera au forum de Davos, où vous serez sans doute - : "la situation est sérieuse". Et monsieur Juncker, qui était avec vous hier soir, dit qu'une récession ne peut plus être exclue aux Etats-Unis. Cette récession, si elle a lieu, elle ne restera pas sans conséquences sur la croissance en zone euro. Est-ce que vous partagez ces avis ?

R.- Je vous l'ai dit tout à l'heure, je ne crois ni aux cassandres ni aux prophètes ni aux oracles. Moi, ce qui m'intéresse, c'est les fondamentaux de l'économie...

Q.- Mais ce sont des ministres ou des responsables !

R.- Mais si vous décortiquez ce qu'ils indiquent, c'est juste, quand on dit : "on ne peut pas exclure une récession aux Etats-Unis", ce qu'on observe, c'est une diminution très forte du mouvement de croissance qui était lui-même très solide aux Etats-Unis. Donc les analystes disent : "est-ce qu'on va vers une récession ?". Il faut s'interroger sur ces questions-là pour être en mesure, ensuite, de réagir. Qu'est-ce que nous avons fait, nous, en France ? Nous avons anticipé. Dès l'été, on a mis en place un plan "travail, emploi, pouvoir d'achat", qui est, pour 90 % de son financement, destiné à tous les ménages français, et en particulier les mesures des heures supplémentaires qui fonctionnent aujourd'hui...

Q.- Oui, vous avez des preuves, vous avez des signes, parce que c'est bien d'avoir mis les mesures en place, mais on ne voit pas encore les résultats ou les Français ne perçoivent pas les résultats...

R.- Si, ça, je vous assure que si, quand 50 % des entreprises utilisent le mécanisme à la fin du mois de novembre, c'est-à-dire simplement deux mois après la mise en place de la mesure, cela prouve que ça fonctionne, et cela prouve que les heures supplémentaires marchent, et cela veut dire du pouvoir d'achat supplémentaire pour chacun des salariés qui ferait une heure supplémentaire.

Q.- Est-ce que la peur d'une récession américaine ne va pas déclencher une récession ou des difficultés ou un ralentissement économique, est-ce qu'on doit redouter une contagion en Europe ? Il faut se souvenir du lien de dépendance entre les économies... Justement...

R.- L'économie française, elle dépend, pour son commerce avec le reste du monde, à 60 % de la zone européenne, et à 8 % seulement des Etats- Unis. Donc, même à supposer que les Etats-Unis entrent en récession, c'est ce 8 % qui ne bougerait pas, c'est-à-dire qu'il n'augmenterait pas. Ce n'est pas tragique en soi. Et il ne faut pas oublier non plus que dans un monde qui est en train de changer considérablement, des grands pays émergents, la Chine, l'Inde, etc., eux, indépendamment des turbulences boursières, connaissent des taux de croissance extrêmement élevés. Donc moi je ne vois pas du tout de spectre redoutable...

Q.- Sur le long terme...

R.-...Ni sur le moyen ni sur le long terme.

Q.- A Bruxelles, est-ce que vous avez estimé entre vous, ministres de la zone euro, suffisants les 140 milliards de dollars injectés par monsieur Bush dans l'économie américaine ? Les experts disent que c'est une goutte d'eau. Est-ce qu'il doit aller plus loin ?

C'est 1 % du produit intérieur brut, premièrement. Deuxièmement, je crois qu'il va falloir qu'il aille plus loin en expliquant précisément comment ces milliards de dollars injectés dans l'économie américaine vont être injectés. Pour l'instant, c'est assez vague, il faut qu'on comprenne dans quels canaux ça va passer...

Q.- Donc vous dites bien qu'il faut qu'il aille plus loin ?

R.- Il faut qu'il précise beaucoup mieux où ça va aller et à quelle vitesse. C'est surtout une question de temps, vous savez. C'est pour ça que je suis vraiment satisfaite que nous ayons pris les mesures de cet été qui bénéficient à 90% des Français, et qui, notamment, remettent le travail au coeur du système. Il n'y a pas de miracle, en économie pour que ça fonctionne, il faut travailler, et ce sont les fondamentaux des entreprises qui comptent, bien plus que les évolutions au jour le jour sur les marchés.

Q.- L'Allemagne annoncerait demain une prévision de croissance de 1,7 %. Pour 2007, vous, vous êtes descendue à 2, ce qui est déjà pas mal, mais bon...

R.- Là, je vous arrête une seconde, parce qu'on m'a tellement, cet été, indiqué que je serais peut-être à 1,6, peut-être à 1,7...

Q.- Mais vous disiez 2,25 %, 2,50, vous avez fait rêver !

R.- Je disais que nous serons autour de 2, et je pense que nous y serons pour 2007.

Q.- Justement. Et dans ce climat, on prétend que le pronostic pour 2008 est inquiétant. Vous, quel est le vôtre pour la croissance française en 2008 ?

R.- Je pense que nous serons dans la fourchette, c'est-à-dire que nous avons, pour l'élaboration du budget 2008, prévu une croissance entre 2 et 2,5. Je pense, compte tenu des incertitudes sur le plan international - on en a un exemple maintenant - et grâce aux mesures que nous avons prises cet été pour ré-allumer, alimenter la croissance française, je pense que nous serons dans le bas de la fourchette ; c'est ce qu'a dit le Premier ministre la semaine dernière. Je suis complètement sur cette ligne-là, bas de la fourchette.

Q.- Les caisses : est-ce qu'elles seront encore plus vides après cette crise pour améliorer le pouvoir d'achat ?

R.- Ce qui est indispensable, vous savez, c'est que nous nous mettions tous au travail. Clairement, les mesures que nous avons prises de soutenir...

Mais on ne chôme pas, on bosse tous !

R.- On bosse tous, je sais bien, mais on bosse un petit peu moins que les Allemands, un petit peu moins que les Anglais, et comme on bosse mieux, nous, les Français, c'est absolument évident que si on bosse mieux et plus, alors je pense qu'on a des raisons d'être optimiste pour la croissance française.

Q.- Que dites-vous aux banques françaises pour qu'elles n'arrêtent pas ou ne réduisent pas leurs prêts d'argent pour éviter que le crédit devienne plus rare et plus cher, pour ne pas qu'il y ait des conséquences sur les entreprises et l'emploi ?

R.- Voilà ce que je dis aux banques françaises, premièrement : la commission bancaire, qui est l'organe de surveillance, dit aujourd'hui que les banques françaises sont solides, je m'en félicite, et je crois que c'est une bonne chose pour notre économie. Deuxièmement - et c'est ce à quoi nous aboutissions avec mes collègues allemands, anglais et italiens la semaine dernière -, il faut absolument que les banques européennes publient, de manière rapide et en transparence, l'ensemble des provisions qu'elles jugent nécessaires de prendre compte tenu de leurs investissements. Les banques américaines l'ont fait en partie, les banques suisses l'ont fait aussi, il faut que les banques européennes le fassent, tout simplement pour dissiper les doutes, parce que c'est dans un climat de confiance que l'on peut continuer à avancer.

Q.- Et si elles baissent ou si elles sont en difficulté, qui les aide ?

R.- Vous savez, il y a une solidarité de places, premièrement ; deuxièmement, la commission bancaire, qui est l'organe de surveillance des banques, qui examine leurs comptes, leurs ratios, l'observation des règles Bâle II - je ne vais pas entrer dans le détail technique -, la commission bancaire me dit que les banques françaises aujourd'hui sont solides. Donc il n'y a pas de raison de se poser ce genre de problème.

Q.- Le président de la République reçoit demain le rapport qu'il avait demandé à la commission AttalI sur la croissance. Dans ce climat de crise, est-ce qu'il est opportun de parler de réformes et de croissance ? Est-ce que ce n'est pas une erreur de Bercy et de l'Elysée ?

R.- Mais il est plus que jamais question de parler de réformes et de développement de notre économie et de libération de la croissance ! C'est absolument impératif, puisque le potentiel est là, la capacité de travail des Français existe, nos ressources sont disponibles, et on a les moyens de le faire si on veut bien débrider un certain nombre de liens qui enserrent cette croissance. On a commencé à le faire, je me réjouis, ayant lu la presse, mais n'ayant pas reçu encore le rapport définitif, de constater qu'on a déjà commencé dans le domaine de la concurrence, dans le domaine du travail, dans le domaine des relations entre les partenaires sociaux, on avance déjà. Il faut continuer.

Q.- Dites-vous qu'il faut aller plus loin, comme vous le disiez tout à l'heure pour G. Bush ?

R.- Aller plus loin dans la réforme ?

Q.- Dans la réforme, dans l'ouverture à la concurrence, dans la libération de la croissance, des croissances...

R.- Bien sûr, il faut aller plus loin. Ce sont des engagements qui ont été pris par le président de la République, que, sous l'autorité du Premier ministre, nous mettons en oeuvre. Et nous devons impérativement poursuivre cette mise en oeuvre de la réforme. Ce n'est pas quand les autres trébuchent que nous, on doit s'arrêter dans le processus. On est parti dans un mouvement qui réforme le pays et libère la croissance.

Q.- Au passage, est-ce que vous confirmez que vos collaborateurs de Bercy ont bien coopéré à la mission de J. Attali ?

R.- Bien entendu ! J'ai reçu J. Attali à plusieurs reprises pendant ses travaux, et il a eu toute l'assistance possible de la part de mes services. Il avait auprès de lui d'ailleurs un de nos brillants jeunes inspecteurs des Finances pour l'aider dans cette tâche. Ecoutez, posez-lui la question, pour ce qui me concerne, en tout cas, je pense qu'il était satisfait.

Q.- Il sera là après-demain. Pour les milliers d'épargnants de Richelieu Finance, la société française de gestion de portefeuilles, qu'allez-vous faire ? Qu'est-ce que vous conseillez ? Plus généralement, quelles solutions pour les épargnants et les petits actionnaires ?

R.- Sur le dossier Richelieu Finance, je crois qu'il y a une solution d'adossement à un groupe financier important, qui est actuellement en cours de discussion et en cours de finalisation. Donc je ne doute pas...

Q.- Lequel ?

R.- Je ne sais pas duquel il s'agit, et si je le savais, je pense que je ne vous le dirais pas parce qu'il s'agit de transactions...

Q.- Mais ce que vous dites, c'est qu'il y en aura un, ils peuvent se rassurer ?

R.- Absolument.

Q.- Comment vous faites pour redonner confiance avec tous les Européens aujourd'hui ? Vous êtes tous en réunion...

R.- On fait tous le même constat : les fondamentaux de notre économie européenne sont solides. Les pays actuellement créent des emplois, créent de l'activité, on aura ce midi le chiffre de la création d'entreprises qui excèdera les 320.000 en France. Les entreprises ont créé plus de 312.000 nouveaux emplois ; si ça, ce ne sont pas des signes d'activité, eh bien alors on ne peut plus croire à rien. Et on observe le même phénomène en Allemagne, en Angleterre, en Italie.

Q.- Donc vous nous dites que les caisses sont peut-être moins vides qu'on le disait qu'il y a quelques jours, et qu'elles sont en train de se remplir. M. Cicurel, dans Le Figaro - je retiens cette phrase, vous me dites si vous êtes d'accord avec lui - dit que "les boussoles s'affolent aujourd'hui, mais pour demain, elles indiquent la direction sans hésitation, celle d'une longue et forte croissance mondiale tirée par l'Asie".

R.- Il a raison de considérer que c'est à l'Est qu'on aura les plus fortes croissances et les plus forts besoins de développement. Et il a raison aussi d'indiquer la direction, le long terme et, j'y reviens encore, les fondamentaux des entreprises et les fondamentaux de nos économies qui sont aujourd'hui solides...

Q.- Donc même si à Wall Street, aujourd'hui, ça barde, on reste confiants, c'est ça le message ?

R.- De toute façon, ce n'est pas quand ça tangue un peu qu'il faut soit perdre son sang froid, soit oublier que ce sont les fondamentaux et les entreprises qui constituent le tissu économique. Ce n'est pas la spéculation, ce ne sont pas les mouvements purement financiers.

Source : Premier ministre, Service d'Information du Gouvernement, le 22 janvier 2008