Extraits de la conférence de presse de M. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes, sur le mandat et le déploiement de l'Eufor au Tchad et de la mission de l'ONU (MINURCAT) au Darfour, la disparition d'opposants au Tchad et la création d'une commission d'enquête internationale, la révision des accords militaires entre la France et l'Afrique et les relations franco-tchadiennes, N'Djamena le 28 février 2008.

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Circonstance : Voyage de Bernard Kouchner au Tchad le 28 février 2008

Texte intégral

Je voudrais vous parler un peu de l'EUFOR puisque je suis allé à Abéché, Goz Beïda et dans certaines localités autour. J'ai beaucoup travaillé pour que l'Europe accepte la sécurisation de cette région. J'ai constaté que les choses avançaient. Il y a plus de 600 soldats - je ne les ai pas tous vus - entre Abéché et Goz Beïda. Il y a surtout des patrouilles qui commencent à se mettre en place dans toutes les régions qui ont été touchées par les incursions, par les massacres, les vols, les viols. Il y a surtout, dans toutes les régions, des personnes déplacées et des camps de réfugiés. J'ai vu des soldats irlandais, des soldats suédois et des soldats français. D'autres viendront d'ailleurs qui arrivent aujourd'hui et demain avec l'hôpital italien et d'autres Irlandais encore.
Et je vous assure que l'accueil de la population dans la région est favorable. J'ai l'impression qu'un début de confiance s'installe avec les soldats européens. Il y a 20 pays de l'Union européenne qui participent financièrement et directement dans cette mission qui comprendra plus de 3.500 soldats. Je pense que vers la fin du mois de mars, ils seront majoritairement tous là, avec des bases et des patrouilles visibles et qui, je l'espère, assureront la confiance dans les endroits les plus reculés, jusque vers le Sud de la RCA, les frontières des trois pays (Soudan, RCA, Tchad), et puis même au Nord. J'en retire une formidable impression.
La résolution des Nations unies donnant mandat à l'EUFOR et la MINURCAT a été votée à l'unanimité. La MINURCAT sera une police dévouée aux camps de réfugiés. L'EUFOR, les troupes européennes, sécuriseront les camps de réfugiés et déplacés. C'est clair dans les mandats. Je sais que quand il y a des réfugiés qui sont assistés, les villageois qui sont à côté et qui ne sont pas assistés ne comprennent pas cette situation. Je comprends cela, c'est normal. Mais les personnes déplacées les plus malheureuses ne comprennent rien du tout. Dans combien de temps regagneront-elles leur village ? Est-ce qu'elles pourront le reconstruire ? C'est le rôle de la force européenne.
Théoriquement, la sécurisation se faisant ensuite, c'est aux agences des Nations unies que j'ai vues aujourd'hui, aux ONG que je n'ai pas toutes vues, mais beaucoup néanmoins, et à celles qui voudront participer à la reconstruction d'être là, dans cette période difficile que traverse le Tchad. Avec l'EUFOR, notre idéal est que soient reconstruits les villages, si possible, à l'endroit où ils étaient. Ce n'est pas sûr que tout soit possible. S'il y a des endroits peut-être plus sûr un peu plus loin de la frontière, pourquoi pas ? Nous verrons bien. Quand les femmes s'éloignent, elles sont attaquées. Quand elles vont chercher de l'eau, elles sont attaquées. C'est insupportable. J'espère que cela ne sera plus supporté et que dans quelques semaines, peut-être quelques mois, avant la saison des pluies, des réalisations pratiques seront là pour nos amis tchadiens. Je l'espère.
J'ai trouvé du moral chez tous les soldats européens que j'ai rencontrés. Ils sont heureux et fiers de faire ça. Je vous assure que quand nous nous sommes promenés dans les camps des déplacés, nous avons été en contact avec ce que je connais. Vous savez, il y a 15.000 déplacés à côté de Goz Beïda. Déjà, l'ambiance a un peu changé. Je ne crie pas victoire. Elle sera celle des Tchadiens. Mais, franchement, je crois qu'ils doivent être fiers d'avoir ça alors que de l'autre côté - c'est bien le problème -, au Soudan, au Darfour, les forces n'arrivent pas. Je verrais M. Ban Ki-moon, Secrétaire général de l'ONU, lundi à Genève. Cette triste course, c'est l'Europe qui l'a gagnée. Nous l'avions commencée en juin 2007 alors que ça faisait deux ans et demi qu'on essayait de faire quelque chose au Darfour. Et tant qu'il n'y aura pas les deux forces des deux côtés, la frontière ne sera pas sûre. Cela ne marchera pas bien. J'espère, bien entendu, que de l'autre côté, les 2.000 soldats qui sont attendus pourront parvenir à sécuriser un peu le Darfour. Voilà ce que je voulais vous dire. Je suis prêt à répondre à toutes vos questions.
Q - La visite du président Sarkozy au Tchad a été conditionnée par les nouvelles des opposants qui n'ont finalement pas été retrouvés avant son arrivée comme prévu. Et le reste de l'opposition a boudé la rencontre avec M. Sarkozy. Ne pensez-vous pas que cette visite est un échec ?
R - Madame, si c'est un échec, ce n'est pas un échec pour le président Sarkozy mais un échec pour les Tchadiens. Le président Sarkozy est aussi allé au Tchad. Il est venu et a demandé au président Déby une commission d'enquête internationale. Elle existe. J'ai vu le décret la créant.
Q - Mais Monsieur le Ministre, l'enquête a été annoncée il y a 10 jours...
R - Madame, ce qui a été annoncé il y a 10 jours a pu être précisé. C'est une chose nouvelle que la Commission européenne, la Francophonie et peut être d'autres pays y participent avec des experts internationaux. Deuxièmement, vous ne connaissez pas la composition de cette commission d'enquête. J'espère qu'elle sera équilibrée et qu'elle ne sera pas seulement représentée par la majorité.
Quant au dialogue que le président Sarkozy a, non pas "exigé" car nous n'avons rien à exiger dans un pays souverain, a souhaité, nous avons fortement insisté pour cela. Ce dialogue a, à mon avis, partiellement repris ce soir mais, hélas, en ne rassemblant pas encore la majorité et l'opposition que j'avais déjà vues, hier. J'ai vu M. Lol hier. M. Lol est en liberté. Le président Sarkozy l'avait demandé expressément. M. Lol est en liberté et c'est lui qui l'a organisée. Nous l'avons vu hier soir. J'étais très heureux de le voir. Il a organisé cette rencontre.
J'espère que, prochainement, la majorité et l'opposition, signataires de l'accord du 13 août 2007, se retrouveront et parleront tous ensemble. Il ne faut pas tout exiger en une journée. Mais je crois que c'est en train de se faire. Je le souhaite en tout cas. Et la France fait beaucoup pour cela, main dans la main avec la Commission européenne et nos partenaires de l'Union européenne présents sur place. Il y avait également l'ambassadeur suisse.
Maintenant, concernant les disparus, M. Lol a été retrouvé. La France n'y est pas pour rien et c'est un grand soulagement. Les deux autres ne sont pas retrouvés et c'est très inquiétant. Pour l'un, des informations contradictoires circulent. Je ne veux plus les commenter. Je suis inquiet pour M. Yorongar. Quant à M. Ibni Oumar Mahamat Saleh, on n'a pas de nouvelle du tout et je suis encore plus inquiet.
Nous avons demandé des informations à plusieurs reprises, très fortement. Moi-même j'avais téléphoné de nombreuses fois au président Déby. Le président Sarkozy également. Et ce dernier a répété nos demandes hier. Je l'ai fait moi-même ce soir. Il n'y a pas de nouvelles. Ca nous inquiète beaucoup. Que dire d'autre ? Des familles disent qu'ils ont été arrêtés par la garde présidentielle. Je n'ai pas pu vérifier. J'espère que la commission pourra le faire. Qu'elle sera représentative et assez pugnace pour le faire. Je n'en ai pas l'assurance. Je sais ce qu'on dit sur ces arrestations du dimanche 3 février. Mais c'est difficile de les qualifier ainsi.
Qu'est-ce que ça veut dire un échec ? J'attache beaucoup d'importance aux nouvelles de ces deux disparus mais il n'y a pas que cela qui s'est passé au Tchad. Et je vous demande, à vous les journalistes, de reconsidérer le problème dans son ensemble. Parce que, quand même, je suis attaché, comme vous, à avoir des nouvelles de ces deux disparus qui sont des personnalités de la société, de l'opposition, des chefs de partis politiques qui méritent non seulement le respect mais également de rester en vie bien entendu. Il n'y a pas que cela qui s'est passé. Il y a aussi un autre pays en cause, il y a le Darfour. Mais quand-même, il y a d'autres choses qui doivent susciter votre intérêt et j'espère qu'elles le susciteront. Sur le dossier des disparus je partage entièrement votre sentiment.
Q - Monsieur le Ministre vous êtes là depuis hier. Vous avez eu des séances de travaux avec des chefs de partis, la société civile. Etes-vous satisfait de ces rencontres ? Par ailleurs, vous avez dit, à la télévision, que M. Yorongar était en vie, de "sources crédibles". Ca veut dire quoi exactement ? Enfin, vous avez parlé de la mission de l'EUFOR et de la MINURCAT. Je voudrais bien savoir quelle est exactement la mission de la MINURCAT.
R - D'abord, je suis assez satisfait de ma mission. Je suis satisfait d'avoir vu l'EUFOR. Je ne suis pas satisfait de la situation qui prévaut au Tchad maintenant. J'aimerai voir ce pays en paix. Je le connais depuis 31 ans. J'en ai vu des présidents. Vous savez qu'à l'emplacement du palais présidentiel, il y avait un hôpital de Médecins du Monde. C'est moi qui l'ai créé. Ce n'était pas seulement que de l'humanitaire. Je n'ai jamais mélangé les choses mais je sais que l'humanitaire et la politique ne sont pas loin. Et dans ce pays, on sait très bien comment se sont succédés les présidents. Moi, je le sais. Et les voies d'accès au pouvoir, je les connais toutes.
Oui je suis satisfait. Oui, l'EUFOR est une très très belle promesse. Peut être que ça ne sera pas suffisant. On verra. Mais je vous assure que pour les populations, je suis très fier d'y avoir participé. Mon pays est très fier et je félicite l'Union européenne. C'est la plus grande opération extérieure de l'Union européenne. J'espère qu'elle sera utile. Voilà, alors cela me plaît.
On n'est jamais complètement content vous savez. Parfois, il faut transformer un demi-succès en demi-échec ou un demi-échec en demi-succès. Je ne suis pas satisfait de la situation dans laquelle se trouve ce pays que j'aime, ce pays ami, le Tchad. Et ça, ça ne dépend pas de moi, ça dépend des Tchadiens. Je ne suis pas satisfait du tout de la situation qui prévaut à la frontière, et je ne suis pas satisfait du tout que vous ayez à subir la conséquence de la crise, du drame du Darfour. Pas content.
Concernant M. Yorongar, nous avons reçu trois sources. Les "sources crédibles", c'étaient les vôtres. Alors, j'espère qu'elles sont crédibles. C'est un homme qui avait parlé à la télévision et à la radio tchadiennes. Pourquoi l'avez-vous fait parler alors ? C'était une supercherie ? Il faut le dire alors. Et puis les "sources", c'était quoi ? C'était des gens qui affirmaient qu'ils avaient vu M. Yorongar. Ce n'est pas moi qui parle, ce sont les Tchadiens. J'aurais été heureux que ça soit confirmé. Ca ne l'a pas été hélas pour le moment. Il y a des gens qui continuent de penser cela. Et j'espère qu'ils ont raison. Je ne supporte pas l'idée qu'il y ait des disparus.
Q - Monsieur le Ministre, hier quand le président Déby parlait du nombre de morts survenus lors de l'attaque de N'Djamena, il avait annoncé le chiffre de 400 dont les chefs de partis. Est-ce qu'il vous a dit le nom des actuels chefs de partis qui auraient disparu ?
R - Non. Je suis surpris par ce chiffre qu'on m'a annoncé ce soir. A ma connaissance, c'était 150 morts qui avaient été trouvés. C'était le chiffre que j'avais. Et en tout cas, il y avait plusieurs centaines de blessés. C'est l'armée française qui les a transportés dans les hôpitaux. Je ne peux pas vérifier ce que vous dites, ce que le président a dit ce matin. Je n'ai aucun moyen de le vérifier. A un moment donné, le CICR a parlé de 1.000 je crois.
En tout cas, pour ce qui est de votre question précise, quand il a dit "dont les chefs de partis", je comprends bien, ayant répondu par mon inquiétude personnelle concernant les deux chefs de partis qui ont disparu, que ça pourrait faire allusion à cela. Je n'en sais pas plus. Je répète que je déplore infiniment l'arrestation des chefs de partis. Arrestation peut être. Disparition sûrement, hélas, pour le moment. Vous savez, les représentants de l'opposition du Comité de suivi de l'accord du 13 août sont très inquiets. Je leur ai parlé à deux reprises pendant plusieurs heures. Ils sont très inquiets. Et je partage leurs inquiétudes.
Q - Le président Sarkozy aurait annoncé en Afrique du Sud la révision des accords militaires, ce qui devrait réduire pas mal le nombre de bases militaires en Afrique. Qu'en est-il du Tchad ?
R - Ecoutez, je connais le discours. Je n'étais pas en Afrique du Sud lorsqu'il l'a prononcé mais je l'avais lu et c'est très clair. Ayant prévenu les chefs d'Etats africains, il a décidé de revoir tous les accords de défense. Mais ce n'est pas une rupture brutale pour dire "je n'applique plus l'accord demain". C'est une renégociation sur des bases certainement régionales et surtout nationales : quels seront les accords ? Quelles seront les modifications qui seront demandées par nos partenaires africains, nos amis africains ? Je préfère "amis" que "partenaires".
Quant aux bases en effet, il y a un souci de réduction, voir de disparition des bases françaises. On ne peut pas à la fois prétendre qu'on va changer les rapports avec les Etats africains - ce qu'on a appelé la "Françafrique" - et en même temps ne pas le faire. Le président Sarkozy le fait mais rien n'est décidé avant une négociation qui va s'ouvrir avec chacun des Etats. C'est ce que j'ai compris du discours de Nicolas Sarkozy. C'est un revirement. C'est un changement. A mon avis, c'est un progrès parce que parallèlement, et c'est ce qu'il a évoqué, s'affirme l'Union africaine que je salue personnellement. L'Union africaine, cela veut dire une personnalité africaine très importante. Il est normal qu'on revoie ces accords qui témoignent d'un autre temps.
Q - Vous avez, Monsieur le Ministre, rencontré lors de votre visite le président de la République ainsi que des personnalités du pays pour discuter de la situation du pays, les relations entre le gouvernement et l'opposition. Comment pensez-vous que la situation sera solutionnée ?
R - La situation peut s'améliorer, doit s'améliorer par le dialogue. Je pense qu'il y a un intérêt supérieur. Le Tchad est dans une situation géographiquement très particulière, entre la Libye, entre le Soudan. L'opposition tchadienne s'oppose, mais il y a l'intérêt supérieur des Tchadiens. Je crois que la situation doit s'améliorer autour de l'accord du 13 août parce qu'il a été signé. Ce n'est pas moi qui l'ai signé. J'ai vu des gens qui se ressemblent. J'ai vu des gens indignés parce que leurs amis ont disparu. Cela, oui, je le conçois. Mais quand même, des gens qui en ont assez de la guerre.
J'espère, par la proposition que j'ai faite, qu'ils pourront se rencontrer et réamorcer un dialogue qui avait déjà lieu en réalité, qui a lieu mais qui s'est cristallisé, qui s'est crispé, qui a disparu parce que, voilà, les circonstances actuelles sont très contraignantes. L'attaque a eu lieu. Ce n'est pas comme ça qu'on prend le pouvoir. Moi, je suis partisan de la démocratie. La démocratie, c'est s'opposer certainement mais ce n'est pas prendre le pouvoir par les armes. Est-que les élections ont été absolument impeccables ? Je n'en sais rien. Mais il y a eu des élections. Le président est élu. Eux ne le sont pas. Je sais quels sont les intérêts d'un certain nombre de gens qui ont participé au gouvernement, qui n'y sont plus, et qui pensent que c'est maintenant qu'il faut prendre le pouvoir par la force.
Je ne suis pas partisan de ça. Je suis un ami du Tchad. Je suis le Ministre français des Affaires étrangères. Donc je n'ai pas de raison d'être partie prenante dans les affaires du Tchad et je ne le suis pas. Je vous donne mon opinion parce que vous m'avez posé une question très franche et que je réponds par la franchise. La solution, c'est la démocratie. La solution, c'est le dialogue. La démocratie, elle existe bon gré mal gré. Elle est perfectible. Mais le dialogue, lui, n'existe pas assez.
Q - Monsieur le Ministre, la France qui est ami du Tchad et qui suivait l'évolution des rebelles vers la capitale n'a pas pu les empêcher d'attaquer la ville de N'Djamena. Est-ce que les rebelles ont tout simplement échappé au contrôle du dispositif français ? Par ailleurs, quel est l'état des relations réelles entre la France et le Tchad ?
R - Les relations réelles, vous les connaissez. C'est une ancienne colonie française. Nous avons terminé avec ce temps. Le président Sarkozy en a témoigné dans son discours en Afrique du Sud.
Q - Les militaires français ont pourtant tiré au Tchad.
R - Ils ont tiré parce que les forces spéciales ont voulu dégager des ressortissants français, européens et étrangers dans la difficulté. Demandez aux Allemands et aux Américains comment ont les a sortis de leur ambassade. Nous n'avons pas tiré un seul coup de feu dans la bataille entre Tchadiens. Nous avons été surpris par quelques coups de feu et nous avons réagi. Parce que pour délivrer nos amis allemands dans leur ambassade, nous n'avons pas tiré. Nous avons tiré dans une escarmouche ou nous étions pris par hasard dans des espèces de nébuleuses mais nous n'avons pas participé aux combats du tout et n'écoutez pas les gens qui vous disent que les forces spéciales ont participé aux combats parce que ce n'est pas vrai. Ils ont participé à la délivrance de tous les diplomates qui nous ont remercié. Je n'ai jamais été autant remercié. Des Américains aux Chinois, nous les avons regroupés. Nous n'avons pas eu un blessé. Juste deux petits blessés. L'un, je l'ai accueilli moi-même par hasard. Il était blessé au bras. Nous n'avons pas eu un blessé parmi les ressortissants français ni parmi les étrangers que nous avons regroupés. Pas mal, non ?Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 10 mars 2008