Tribune de M. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes, dans le quotidien polonais "Gazeta Wyborcza" le 10 mars 2008, sur la commémoration et la contribution des acteurs du mouvement de mars 1968 en Pologne à la démocratisation de ce pays.

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Média : Gazeta Wyborcza

Texte intégral

En ce moment même, la Pologne commémore le mouvement de mars 68 qui s'est achevé par une répression en forme de purge antisémite. Je me réjouis que par cette commémoration la mémoire et la justice soient rétablies. Je me réjouis en particulier des mesures du gouvernement polonais pour rendre leur nationalité à ceux qui, contraints à l'exil, en ont été déchus alors.
C'est un pas décisif qui engage un retour sur une page sombre de l'histoire. Nous savons d'expérience, nous Français, que ces pas sont les plus difficiles et souvent les plus nécessaires pour l'enracinement de nos démocraties et de nos valeurs.
C'est une page sombre de l'histoire parce que, quand le mouvement a été lancé, que les grèves et les manifestations se sont étendues à Varsovie, à Cracovie, à Lublin, le régime communiste comprenant ce qu'il y avait de mortel pour lui dans cette contestation, a choisi la répression, une forme particulièrement sinistre et cynique de répression.
Au nom de la lutte contre "les ennemis du peuple", cette figure universelle du mal en terre stalinienne, le régime a pourchassé "les juifs", cette figure universelle du mal en notre histoire européenne commune. Pour dire la vérité, on ne disait pas "juifs" ; le politiquement correct du réalsoc avait imposé une appellation nouvelle après la guerre des six jours : c'était les "sionistes". Mais au total, entre 1968 et 1970, ce sont des milliers voire des dizaines de milliers de Polonais, juifs ou reconnus juifs ou dénoncés juifs, intellectuels, universitaires, cadres de l'administration ou du pouvoir, étudiants surtout qui ont perdu leur poste ou leur travail, qui ont été purgés, chassés, expulsés et finalement bannis.
Que de vies brisées ! Que de drames ! En particulier pour ceux qui, survivants de la Shoah, avaient choisi de rester en Pologne. Nous les connaissons. Nous les avons croisés. La France fut alors l'un des pays d'accueil. J'imagine, hantant les rues de Paris, la silhouette de "la Jolie Madame Seidenman", le personnage du merveilleux roman d'Andrzej Szczypiorski. Après avoir traversé les malheurs et les barbaries du siècle, sa vie s'effondre ce jour de mars 68 où elle est chassée de son pays, la Pologne, parce que juive. Pour toutes les "Madame Seidenman", nous ne devons pas oublier !
Mais il y a une face lumineuse à cette histoire. J'ai présent à l'esprit les manifestations dans le Paris de 68 où sous des banderoles bigarrées se disait l'espérance d'un changement. L'une d'entre elles, la photographie en témoigne et soutient notre mémoire, a accompagné cette génération jusqu'à la chute du mur de Berlin et au-delà : "Varsovie, Prague, Paris, le vieux monde est foutu !"
Personne ne savait alors exactement, ni à Paris, ni en France, ni dans le monde ce qui avait commencé en Pologne en mars 1968. Voici exactement quarante ans, les étudiants de Varsovie, réagissant aux arrestations arbitraires de plusieurs d'entre eux, décident, comme en Sorbonne, en assemblées générales, de "défendre les traditions démocratiques et libertaires de la Pologne" et refusent de "continuer de se taire face à la répression". Ce faisant, ils s'inscrivaient dans le cours de l'histoire européenne, ils découvraient et imposaient des solidarités nouvelles. Varsovie, Prague, Paris : pour un temps il n'y avait plus de frontières, il n'y avait plus de camps, il n'y avait plus que l'exigence de la démocratie et de la liberté.
Rien ne serait désormais comme avant. Une génération nouvelle venait de découvrir l'engagement direct. Pour elle, la démonstration était faite que sous le régime communiste des gens étaient prêts à se battre, à aller en prison, à rester en dépit de la répression pour transformer le système, pour permettre l'avènement de la démocratie.
Je me fais une fierté particulière d'y compter des amis. Ils ont su renouer les fils de l'histoire, rester fidèles à leurs engagements. C'est à eux qu'on doit les universités volantes, le comité de défense des ouvriers, une bonne part des conseillers de Solidarnosc, la révolution sans bain de sang. Ils ont été de tous les combats pour la démocratie et pour la construction d'une Europe forte et fraternelle, sûre de son droit et de ses valeurs. Aujourd'hui, je voudrais les saluer.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 12 mars 2008