Texte intégral
Q - Jean-Pierre Jouyet, Sepp Blatter, le président de l'UEFA, se bat pour que soit reconnue la spécificité du sport. Cette notion est inscrite à l'article 143 du Traité de Lisbonne. Concrètement, qu'implique-t-elle ?
R - Avant, seule la culture n'était pas considérée comme une marchandise au regard du droit communautaire. Si cette notion de spécificité du sport avait figuré dans les textes en 1995, je ne suis pas sûr que l'arrêt Bosman aurait été rendu dans les mêmes termes. Aujourd'hui, un consensus émerge, avec les Néerlandais notamment, sur quatre points : il faut veiller à la formation des jeunes joueurs, assurer aux clubs formateurs une sorte de ''retour sur investissement'', protéger les jeunes pour empêcher, par exemple, toute forme d'esclavage ou de traite des enfants et enfin, réglementer les fonctions intermédiaires comme celle d'agent. Il y a un règlement pour les agents immobiliers, pourquoi n'y en aurait-il pas pour les agents de joueurs ? Nous sommes aussi très attachés à une répartition collective des droits audiovisuels afin que tout le monde en profite. Autant de sujets sur lesquels nous sommes sur la même ligne que Michel Platini qui veut protéger le football de ses propres excès. Si l'on réduit ce sport à un simple spectacle, il attirera moins de monde, alors qu'il est un élément important de cohésion et d'intégration sociale. C'est ce qui fonde sa spécificité. J'entends un discours nouveau dans le football. Avant, il n'était que commercial. Il est aujourd'hui plus fédérateur, plus social, plus associatif. Ce discours se développe dans beaucoup de sports.
Q - Sur tous ces sujets, vous avez signé, avec Bernard Laporte en 2007 un mémorandum avec vos homologues néerlandais. Qui en a eu l'initiative ?
R - Frans Timmermans, mon homologue aux Pays-Bas, m'expliquait que chez lui, il y avait de grands clubs comme l'Ajax, Feyenoord et le PSV Eindhoven, mais que le championnat était devenu une compétition locale. Les Pays-Bas ont vu passer le train et voudraient maintenant "remettre l'église au centre du village". Nous avons décidé de nous associer pour rédiger un texte commun.
Q - La France occupera la présidence de l'Union européenne du 1er juillet prochain jusqu'au 31 décembre. Michel Platini ne cache pas sa volonté d'en profiter pour pousser le feu sous tous les dossiers qu'il a ouverts en 2007. Que peut-il espérer ?
R - En ce qui concerne par exemple l'ordre public et le sport, on y voit clair : lutte contre le dopage, contre la violence dans les stades, contre le racisme. Il y a aussi l'organisation des paris. En matière de formation, nous allons pousser pour, je l'ai dit, le droit à un retour sur investissement du formateur. Le point le plus délicat avec la Commission européenne, c'est de voir jusqu'où peut-on aller en matière de libre circulation. Les Anglais ont constaté qu'ils n'avaient plus de gardiens, par exemple. Moi, après Shilton, je n'en connais plus aucun.
Q - Joseph Blatter et la FIFA défendent le fameux principe du ''6 + 5'' qui contraindrait toute équipe à aligner au coup d'envoi un minimum de six joueurs sélectionnables dans le pays en question.
R - ''6 + 5'' aujourd'hui dans l'Union européenne, ce n'est pas imaginable. Le critère de la nationalité d'un travailleur ne peut être retenu que s'il est proportionné à l'intérêt. En France, les notaires doivent être français parce qu'ils ont une délégation d'autorité publique et rédigent des actes authentiques. Je crois donc que la FIFA va trop vite et trop fort.
Q - Mais une évolution moins brutale est-elle envisageable ?
R - Je crois que sur la base de l'article 143 du Traité de Lisbonne, on ira vers une meilleure prise en compte. Il n'y aura pas ''6 + 5'' à ce stade, mais il faut travailler pour que l'on retrouve plus de joueurs du pays dans les clubs européens.
Q - A quelle échéance ?
R - Si tout se passe normalement, le Traité de Lisbonne devrait entrer en application le 1er janvier 2009. une évolution est donc envisageable d'ici à deux ans. La France va pousser pour que cela aboutisse, les Néerlandais vont nous aider, les Allemands n'y sont pas défavorables, les nouveaux pays non plus et les Anglais comprennent que c'est leur intérêt d'avoir une équipe nationale performante. Cela pourrait être comme dans le domaine culturel, avec les quotas de films français à la télévision : il s'agit d'exceptions aux règles de la concurrence.
Un autre moyen d'atteindre ce résultat, nous en avons parlé avec Michel Platini, serait de travailler sur la formation des jeunes, par exemple en revoyant les règles des transferts des mineurs. Nous souhaitons également permettre qu'un joueur formé dans un club puisse défendre pendant un certain temps les couleurs de ce club. C'est sans doute une méthode plus réaliste, qui permettrait de trouver des solutions en amont. Et c'est très important pour l'identité des clubs. Nous attendons avec intérêt, avant la présidence française de l'Union européenne, les propositions que devraient faire en ce sens le comité stratégique de l'UEFA.
Q - N'avez-vous pas parfois l'impression que les dirigeants du football brandissent la spécificité du sport seulement quand cela les arrange ?
R - Si la FIFA et l'UEFA sont pour cette spécificité, je crois que les clubs, eux, ont des intérêts à défendre : le football business. Le traité doit rééquilibrer les choses en faveur des instances internationales. Je crois que la contradiction la plus grande concerne les ligues. Quand MM. Aulas ou Martel (présidents de l'OL et du RC LENS) réclament davantage de liberté, ils sont dans leur rôle. Mais les instances du football professionnel auront des choix à faire. M. Thiriez a des valeurs, au niveau personnel. Mais pour la pérennité du football français, on ne peut pas s'en remettre au seul destin de l'OL.
Q - Vous connaissez bien Frédéric Thiriez ?
R - Je le connais depuis plus de vingt ans. Depuis 1985 quand il était chez Gaston Defferre (L'actuel président de la Ligue était directeur de cabinet du ministre du Plan et de l'Aménagement du territoire, alors que Jean-Pierre Jouyet travaillait au ministère des Finances). Je me souviens qu'à l'époque, il s'intéressait autant à la moto qu'au football.
Q - Pour l'UEFA, le grand chantier à ouvrir concerne les jeux, les paris en ligne, les risques de blanchiment, etc. Partagez-vous ce sentiment ?
R - La Commission européenne menace d'emmener la France devant la Cour de Justice à cause du monopole de la Française des Jeux. Mais nous ne sommes pas les seuls : dix-sept pays sur les vingt-sept de l'Union européenne sont aujourd'hui en infraction.
Comme nous ne sommes pas idiots et que nous voyons bien les changements causés par les nouvelles technologies, nous sommes prêts à ouvrir le système, mais à condition que ce soit encadré. A condition que l'Etat touche une manne et que cela finance tout le secteur. Il faut aussi qu'on sache d'où vient l'argent, il faut éviter les addictions et les matches truqués. Nous dialoguons avec la Commission européenne. Les paris peuvent constituer une source de financement supplémentaire pour le football et pour l'Etat : il faut que ce soit gagnant-gagnant ! Mais on ne transigera pas sur la morale.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 19 mars 2008