Déclaration de M. Hervé Morin, ministre de la défense, sur la construction de l'Europe de la Défense et sur une politique européenne de formation pour les officiers des 27 Etats membres, à Paris le 10 mars 2008.

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Circonstance : Ouverture du Séminaire Interarmées des Grandes Écoles Militaires (SIGEM), à Paris le 10 mars 2008

Texte intégral

Monsieur le chef d'état-major des armées,
Monsieur le secrétaire général pour l'administration,
Messieurs les chefs d'état-major,
Monsieur le directeur général de la gendarmerie nationale,
Messieurs les officiers généraux et directeurs de services,
Messieurs les commandants et directeurs de grandes écoles,
Mesdames et Messieurs les élèves officiers,
C'est un plaisir et un honneur pour moi d'assurer l'ouverture du Séminaire interarmées des Grandes écoles militaires 2008. Ces deux semaines d'activités et de réflexions vont vous permettre de mieux connaître l'environnement de l'institution militaire où vous avez choisi de servir.
Notre politique de défense est aujourd'hui en train d'évoluer pour s'adapter au contexte stratégique changeant et à de nouveaux acteurs. La formation des jeunes officiers, qui encadreront les armées de demain, doit évidemment intégrer ces évolutions, et notamment deux enjeux majeurs qui vous concernent directement :
- l'intégration européenne et la construction de l'Europe de la Défense ;
- la nécessité, dans ce cadre, de promouvoir une politique européenne de formation pour les officiers des 27 Etats membres.
Jeunes élèves officiers, vous avez moins de trente ans, vous vivez l'Europe quotidiennement et vous allez la vivre encore davantage dans l'avenir. Pour votre génération plus que pour celles qui vous ont précédés, l'Europe est une réalité, une formidable source d'échanges et de connaissances. Puisque c'est à vous que reviendra un jour la définition et l'exercice de notre politique de défense, c'est important que vous ayez en vous cette conscience européenne.
1) L'intégration européenne par la volonté politique : définir des intérêts de sécurité communs
Vous le savez, la France est un acteur majeur de la Politique européenne de sécurité et de défense : les forces armées françaises sont très impliquées dans les engagements extérieurs de l'UE et les services du ministère sont impliqués dans les travaux sur les différents volets de la défense européenne.
De plus, à titre personnel, je suis convaincu que la France, les nations européennes ont le devoir de tout faire pour construire l'Europe. Pour votre génération et la mienne, c'est le seul, beau et grand projet, la seule aventure à l'horizon humain du XXIe siècle. C'est à la fois une conviction personnelle et la conclusion d'une analyse pragmatique. Le choix du coeur et de la raison tout ensemble.
Il ne s'agit pas seulement de défendre la sécurité de nos concitoyens, mais aussi de protéger notre modèle de société et notre système de valeurs. Il est grand temps de prendre en compte les intérêts de notre continent, et notamment l'enjeu de la stabilité régionale au voisinage de notre continent. L'UE, avec 20 % des échanges mondiaux, 500 millions d'habitants, un PIB supérieur à celui des Etats-Unis, possède une influence qui dépasse de très loin celle de chaque Etat membre. Pôle de stabilité et de prospérité, la logique veut qu'elle endosse un rôle plus volontaire dans les affaires mondiales.
L'Europe a également un message particulier à porter dans le monde. N'étant pas considérée comme une menace, elle possède un avantage considérable pour construire des rapports de confiance, mais aussi, si nécessaire, des rapports de force, pour contribuer à la stabilité internationale par son approche singulière.
Après la Communauté européenne du Charbon et de l'Acier, le Traité de Rome et Maastricht, la Défense est le nouvel horizon, la nouvelle étape, car l'organisation d'une défense commune, c'est l'expression d'une conscience, de quelque chose de commun à protéger. L'Europe ne peut pas être seulement une zone de libre-échange ; la défense européenne, c'est l'idéal d'une construction politique. Quand on a créé des intérêts communs, on a besoin de les défendre en commun. Et nous avons bien plus que des intérêts à défendre : une communauté de valeurs, un modèle de société, un patrimoine immatériel. De la Baltique à la Méditerranée, nous partageons la même vision du monde, de ses mêmes dangers, les mêmes enjeux, enfin et surtout le même destin.
Une grande majorité des Etats membres et de la population européenne partagent ce constat et s'accordent sur le rôle que doit jouer l'UE en matière de défense en complémentarité avec l'OTAN.
Les politiques de défense, nationales ou à l'échelle d'un continent, se construisent d'abord à partir d'une analyse de menaces et des risques, qu'il s'agisse de la sécurité des approvisionnements énergétiques, de la lutte contre la prolifération des armes de destruction massive, contre le terrorisme ou contre l'immigration illégale, tout cela allant de pair avec l'imbrication croissante des instruments de gestion de crise civils et militaires. Je vous renvoie aux conclusions que rendra dans quelques semaines le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale.
Je constate, lors de mes rencontres avec mes homologues européens, que cette analyse des risques et des menaces est largement partagée par nos partenaires européens. Or ces risques ne pèsent pas sur des Etats en particulier, mais sur l'Europe elle-même, sur son modèle de société, sa prospérité, sa stabilité.
Ce sont des défis que nous ne pouvons résoudre qu'à l'échelle européenne. Aucun Etat membre n'a les moyens de lutter à lui seul contre ces menaces diffuses. Et donc, le bon niveau de réponse, c'est l'Europe. Il faut y voir un multiplicateur de puissance des moyens des Européens.
- Bien sûr, nous ne partons pas de rien. Le bilan de la PESD, dix ans après Saint-Malo, est là : l'Europe dispose de structures et de capacités de gestion de crise qui ont permis de lancer en moins de cinq ans 17 opérations, dont les deux plus importantes en termes d'enjeux et d'effectifs sont en cours de lancement, l'EUFOR Tchad/RCA et EULEX au Kosovo.
L'UE dispose aussi, depuis 2003, d'une Stratégie européenne de sécurité. C'est d'ailleurs un travail que nous souhaitons conclure à la fin de la présidence française de l'UE : il faut en évaluer la pertinence face à la nouvelle donne internationale et forger la nouvelle doctrine stratégique commune qui sera le socle de l'action européenne, y compris militaire.
- Une autre raison nous montre la nécessité de construire l'Europe de la défense : la demande d'Europe qui s'exprime hors de nos frontières.
Depuis déjà longtemps, le rôle des forces armées n'est plus de défendre le seul territoire national : il est, bien davantage, d'être projetées à l'extérieur pour y défendre nos intérêts.
Depuis quelques années également, nos engagements militaires se font dans un cadre multinational, notamment européen. Les actions unilatérales sont aujourd'hui, de toute évidence, insuffisantes.
Pour maintenir la stabilité en Bosnie, pour sécuriser les élections en République Démocratique du Congo en 2006, pour assurer la sécurité des camps de réfugiés et déplacés au Tchad, pour soutenir l'état de droit au Kosovo, l'Europe est sollicitée.
A travers dix-sept interventions militaires et civiles dans le monde, l'Union européenne a toujours répondu à ces appels, qu'ils émanent de pays souverains ou de l'ONU. Dans les Balkans, en Afrique, au Proche-Orient et en Asie, elle a fait la preuve de son engagement sur le long terme. Qui eût pensé, il y a dix ans encore, que plus de 16 contingents européens, des Lettons aux Suédois, sous le commandement d'un général irlandais, interviendraient au Tchad, l'un des théâtres africains les plus difficiles ?
- Au-delà des textes, les Européens ont déjà conscience de partager des intérêts de sécurité communs.
Tous les Etats membres reconnaissent aujourd'hui que le Kosovo est avant tout une question européenne, voire une question intérieure européenne. C'est pour cette raison que, bien que certains Etats membres de l'UE n'aient pas encore reconnu l'indépendance du Kosovo depuis le 17 février, les 27 ont accepté de lancer une mission civile composée de policiers et de magistrats, EULEX, sous la direction d'un général français. J'y vois un beau démenti pour tous ceux qui considèrent que les élargissements de l'UE auraient paralysé le processus décisionnel européen.
- Demain, l'UE pourra faire encore mieux. Avec l'entrée en vigueur du Traité de Lisbonne, que nous espérons dès le 1er janvier 2009, la politique européenne de sécurité et de défense bénéficiera de mécanismes plus intégrateurs. Notamment, le Haut représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité permettra à l'UE de parler d'une seule voix sur la scène internationale.
2) L'intégration européenne par la prise en compte des contraintes budgétaires
L'une des priorités affichées de la Présidence française de l'Union sera de renforcer les capacités de défense des Européens. La France est décidée à saisir toutes les opportunités et les instruments du Traité de Lisbonne, pour engager avec les Etats membres la production de capacités de gestion de crise sous une forme mutualisée.
Pour y arriver, la consolidation européenne du marché de l'armement est nécessaire. Elle est déjà engagée, avec deux moteurs : la commande des Etats et l'industrie elle-même.
1/ La commande d'abord. Le Président de la République l'a souligné au dernier Salon du Bourget : les Etats européens, avec des budgets contraints, ne peuvent plus financer, je le cite, « 3 programmes d'avions de combat, 6 programmes de sous-marins d'attaque et une vingtaine de programmes de blindés ». Rechercher davantage de programmes communs est une nécessité pour les Etats, pour faire face à leurs contraintes budgétaires, mais aussi pour garantir l'interopérabilité. Nous avons des instruments pour cela : l'Organisation de coopération conjointe en matière d'armement, l'OCCAr, et l'Agence européenne de défense, l'AED ; il faut mieux les exploiter.
L'OCCAr doit être pleinement intégrée à cet effort de rationalisation. Dans le cadre de la présidence française de l'UE, je souhaite que l'OCCAr devienne le bras exécutif de l'AED. Une fois défini au sein de l'Agence, un programme pourrait être immédiatement transféré à l'OCCAr qui en assurerait la gestion et la conduite. Nous pourrons ainsi tirer le meilleur profit des instruments dont nous disposons.
2/ L'industrie elle-même : la coopération sur des programmes butte trop souvent sur des considérations industrielles. Même quand nous parvenons à réaliser un programme commun, la règle du juste retour entraîne des montages compliqués, voire des duplications de compétences. Cela va à l'encontre des intérêts bien compris de l'industrie européenne.
Bien sûr, il est normal que les Etats se préoccupent des compétences de leur base industrielle. Mais nous ne pourrons réellement progresser en appréciant ce juste retour opération par opération ; d'autre part, les Etats européens doivent à présent accepter l'interdépendance.
Il nous faudra bien, un jour, considérer que nos pertes de souveraineté individuelle ne pèsent finalement pas grand-chose quand on les compare à ce qu'un projet européen nous apporterait pour notre souveraineté collective.
Cela nous amène à une autre conséquence, qui vous concerne au premier chef : renforcer la coopération européenne pour la formation de défense. Cette initiative figure parmi les priorités de la présidence française.
3. Un programme Erasmus pour les officiers
Je voudrais à cette occasion saluer la présence au sein de l'auditoire d'élèves officiers étrangers, au titre des accords d'échanges ; ce qui montre qu'il existe un terrain favorable pour cette initiative.
Les écoles de défense européennes doivent profiter de la montée en puissance du processus de Bologne, qui va favoriser la création d'un espace européen de l'enseignement supérieur et la mobilité des étudiants. Cela va permettre de multiplier les échanges bilatéraux ou multilatéraux entre les écoles de défense, en matière de formation initiale et de formation de spécialité. L'étape suivante sera l'harmonisation de ces cycles de formation à l'échelle européenne, sur le modèle d'ERASMUS, en liaison avec le Collège européen de sécurité et de défense. La dernière étape pourrait déboucher sur des diplômes communs.
L'objectif est double : il s'agit à la fois de favoriser la diffusion de la culture européenne de défense et de sécurité, en particulier au sein du corps des officiers ; et d'améliorer l'interopérabilité des forces européennes, et donc leur capacité à agir ensemble et leur efficacité pour défendre nos intérêts communs. J'y vois une approche très concrète de la coopération européenne en matière de défense.
Chacun de vous, par votre implication individuelle, vous allez avoir une grande responsabilité dans la diffusion de cette culture européenne de sécurité et de défense.
En tant qu'élèves officiers, en tant que jeunes, vous incarnez le pont entre le passé de l'Europe, la mémoire de notre continent, et l'avenir que nous avons à construire. On dit parfois que l'histoire disparaît dans nos pays d'Europe de l'Ouest. Mais on ne peut pas construire un futur sans mémoire. Je pense que, en France peut-être plus qu'ailleurs, et aussi grâce à l'excellence de la formation que vous recevez dans vos écoles respectives, vous avez su acquérir cette connaissance du passé. On ne fait rien sans l'Histoire, et en tout cas l'Europe ne se fera pas sans la conscience de notre passé.
Et on ne se rendra jamais assez compte des gestes inouïs qu'ont accomplis des femmes et des hommes pour bâtir les bases de l'Europe à partir des ruines et des haines. C'est un geste inouï qu'a fait Robert Schuman, sur la base duquel l'Europe s'est bâtie. Hannah Arendt a parlé du « pardon » et de la « promesse », je crois que cela prend un sens tout à fait intéressant quand on regarde ce qui se passe au Kosovo. Le pardon n'est pas l'oubli ; quant à la promesse, elle vise à dire que les fils et les filles des responsables de ces tragédies seront pleinement acceptés dans la communauté humaine. C'est sur cette idée que s'est construit le couple franco-allemand, pilier de l'Europe, et c'est ce que les peuples de l'ex-Yougoslavie ont à comprendre. C'est à cette condition que nous renforcerons les fondations de la maison européenne à laquelle nous appartenons.

source http://www.defense.gouv.fr, le 21 mars 2008