Texte intégral
Challenges. Selon vous, comment se porte notre pays ?
François Chérèque. Nous sommes de nouveau dans une forte désillusion avec un risque de rejet de la classe politique. Comme après l'élection de Jacques Chirac, quand le discours sur la fracture sociale ne fonctionnait plus. Comme deux ans après l'arrivée de François Mitterrand, en 1983. C'est la même rupture de confiance. La raison ? Les politiques ne parviennent pas à se défaire de leurs habitudes de démagogie. Ils font des promesses de campagne qui ne sont pas tenables, donc pas tenues. C'est le cas aujourd'hui sur le pouvoir d'achat. Cela provoque une profonde déception dans le pays. Il faut que les partis, à droite comme à gauche, sortent de l'éternel discours « avec nous, tout est possible ! ».
Challenges. Après l'élection de Nicolas Sarkozy, beaucoup craignaient un recul du dialogue social. En fait, le président dit vouloir mettre les syndicats sur le devant de la scène. Est-ce sincère ?
François Chérèque. Le principal pour nous n'est pas de savoir s'il est sincère ou non, mais de saisir l'opportunité qu'il nous offre de faire nos preuves. Avant l'élection du président, il y a eu le combat contre le contrat première embauche (CPE), en février-mars 2006, qui avait révélé l'absence affligeante de dialogue dans notre pays et l'arrogance d'un Premier ministre [Dominique de Villepin. NDLR] décidant tout seul. La loi du 31 janvier 2007 a imposé au gouvernement de proposer une négociation aux organisations syndicales et patronales avant de vouloir changer toute loi sociale. Nicolas Sarkozy s'est donc retrouvé face à un exemple à ne pas reproduire et à une obligation à respecter.
Challenges. Mais tout de même, il y a une forte impulsion de l'Elysée.
François Chérèque. Oui, Nicolas Sarkozy aurait pu contourner cette loi. Il a préféré contredire ce que l'on pouvait attendre de lui en matière de dialogue social.
Challenges. Est-ce une chance historique pour les syndicats ?
François Chérèque. C'est un progrès. Mais ne nous emballons pas. Dans notre pays, faire vivre le dialogue social sera toujours un combat. Par culture et tradition, les politiques donnent toujours primauté à la loi. Un exemple récent : Christine Lagarde vient de proposer de supprimer le plafond du nombre d'heures supplémentaires dans les entreprises, pour compenser l'échec des premières mesures gouvernementales dans ce domaine. Qui a-t-elle consulté ? Personne. C'est une maladie congénitale des politiques français : quand quelque chose ne va pas, ils veulent changer la loi. Y compris les plus libéraux. Dans ce contexte, il sera très intéressant de voir si les députés laisseront ou non en l'état l'accord sur la modernisation du marché du travail signé le 11 janvier 2008. Jusqu'à présent, c'est la loi qui avait fait évoluer le contrat de travail. Là, nous avons repris la main.
Challenges. Les syndicats ne sont-ils pas trop gourmands en voulant tout négocier ?
François Chérèque. C'est un sujet central pour la CFDT. Il faut clairement séparer ce qui est du domaine de la négociation, qui engage notre signature, et ce qui est de celui de la simple concertation. Tout ce qui relève de l'entreprise et du Code du travail doit être négocié, comme les salaires, la formation, l'assurance-chômage, la représentativité des syndicats...
Tout ce qui relève de la solidarité nationale ou de l'impôt doit être soumis à concertation, comme les retraites, le système de santé, les allocations familiales. Ces sujets relèvent de l'intérêt général. Nous pouvons être consultés, mais c'est aux députés de décider.
Challenges. Ce n'est pas l'avis de tous les syndicats.
François Chérèque. Non, certains entretiennent le flou et demandent que la réforme des retraites soit soumise à la négociation, alors qu'ils savent pertinemment qu'ils ne signeront jamais un accord. Il faut sortir de cette hypocrisie. Moi, je préfère dire qu'on ne peut pas négocier sur les retraites, car nous n'avons pas la légitimité. C'est un engagement de toute la nation, un pacte entre la population, les élus et les partenaires sociaux. On peut simplement en discuter, comme en 2003. Cette année-là, contrairement à ce que beaucoup ont dit, je n'ai jamais pris ma plume pour signer. J'ai juste dit que j'appuyais la réforme. J'étais dans mon rôle, à ma place.
Challenges. Les sondages montrent que les Français ont une mauvaise image des syndicats tout en restant attachés à leur présence dans l'entreprise. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?
François Chérèque. C'est un résultat de bon sens. Le syndicaliste est présent dans l'entreprise, le salarié le connaît. Les organisations syndicales, elles, sont vues comme des institutions appartenant à l'élite décisionnelle.
Je pense, moi aussi, que les syndicats sont trop institutionnalisés. C'est pour cela que la représentativité des syndicats doit être définie au sein des entreprises.
Challenges. Quel est l'enjeu de la négociation sur la représentativité qui doit s'achever fin mars ?
François Chérèque. C'est fondamental pour l'avenir du syndicalisme. C'est maintenant que cela se joue. Hors les anciennes dictatures, nous avons été le dernier pays d'Europe à avoir légalisé la section syndicale en entreprise. C'était en 1968, contre l'avis de la CGT. Quarante ans plus tard, ce serait très symbolique d'arriver à définir la représentativité syndicale sur une base électorale démocratique : celle des résultats aux élections professionnelles dans les entreprises. Le premier tour serait ouvert à tous les syndicats légalement constitués dans l'entreprise. Seraient déclarés représentatifs ceux qui totalisent plus de 10 %.
Challenges. Que deviendront les autres ?
François Chérèque. Ils seront toujours présents dans l'entreprise, mais seuls les syndicats représentatifs seront habilités à négocier des accords, qui ne seront valables que s'ils sont majoritaires.
Challenges. Tout cela suffira-t-il à réconcilier l'opinion et les syndicats ?
François Chérèque. J'en suis convaincu. Ce qui se joue, c'est notre légitimité. L'entreprise doit devenir le lieu où celle-ci se construit.
Challenges. Mais ne faut-il pas surtout dépoussiérer des organisations au fonctionnement parfois très lourd ?
François Chérèque. C'est toute ma réflexion du moment. Il faut alléger la participation des syndicats à de multiples organismes, à l'évidence trop nombreux. Avons-nous besoin de deux caisses de retraite complémentaires, l'Arrco et l'Agirc ? Cela représente une centaine de mandatés CFDT occupés à gérer les doublons. Devons-nous être aussi présents dans toutes les instances de formation professionnelle ? Cela occupe entre 800 et 1000 de nos militants. Avec un risque majeur, celui d'accréditer l'idée que les syndicats se servent de ces organismes pour financer leurs frais de structure. Il faut en sortir.
Challenges. Comment ?
François Chérèque. Les organismes de formation professionnelle doivent être fusionnés et simplifiés. Les syndicats ne peuvent pas tout faire.
Challenges. Cela représentera des revenus en moins pour la CFDT.
François Chérèque. Oui, mais nous pouvons débattre avec le gouvernement du passage d'un système à l'autre, envisager des subventions momentanées... Et puis nous ne sommes pas dépendants. Le financement public ne représente qu'un tiers de notre budget.
Challenges. La même démarche pourrait-elle être envisagée côté patronal ?
François Chérèque. Bien sûr. Pourquoi y a-t-il deux collecteurs interprofessionnels de formation continue, l'Agefos PME et l'Opca Reg ? Pour financer deux organisations patronales ! La CGPME vient d'ailleurs de reconnaître que son budget était en majorité financé par des subventions d'organismes paritaires au titre de la formation. Il faut aller jusqu'au bout de la transparence. Tout l'argent public que reçoivent les organisations patronales et syndicales doit être dédié à l'action publique et contrôlé par la Cour des comptes.
Challenges. Comment voyez-vous le syndicalisme dans les années à venir ?
François Chérèque. Si nous réussissons la négociation sur la représentativité, cela permettra de lutter contre l'émiettement syndical et le syndicalisme institutionnalisé, et d'amener les organisations syndicales à travailler en commun. Si, en revanche, nous aboutissions à reconnaître huit syndicats pour 8% de syndiqués, ce serait un échec.
Challenges. Avec vos propositions, aboutira-on, à terme, à un regroupement des syndicats ?
François Chérèque. Ce n'est pas à moi d'en décider. Ma démarche n'est pas de supprimer des syndicats, mon objectif est qu'il y ait des représentants syndicaux dans chaque entreprise. Pour cela, il faut aussi que le patronat sorte de son hypocrisie, que chacun arrête de dire : «Je veux des syndicats forts mais si possible pas dans mon entreprise.»
Challenges. Qu'est-ce que les salariés attendent des syndicalistes, d'après vous ?
François Chérèque. Qu'ils s'occupent de leur salaire, de leur carrière, de leur formation, qu'ils leur apportent des résultats sur leur parcours professionnel. Il faut développer le syndicalisme de service.
Challenges. Comment le financez-vous ?
François Chérèque. Nous disposons d'une caisse d'entraide pour compenser les pertes de salaire des grévistes. Sa réserve est de 130 millions d'euros. Est-ce utile de garder une cagnotte aussi importante, alors que la conflictualité ne cesse de diminuer ? Cette somme serait mieux employée au développement de nouveaux services, comme le conseil à la formation, à la recherche d'emploi. Je proposerai cette réflexion pour notre prochain congrès.
Challenges. La CFDT pourrait tenir le rôle d'une ANPE ?
François Chérèque. Non. Mais elle pourrait développer pour chaque adhérent un accompagnement dans son parcours professionnel. L'imagination doit être au pouvoir.
Challenges. Sentez-vous la CGT disposée à accompagner le mouvement de modernisation du syndicalisme ?
François Chérèque. Le fait que Bernard Thibault ait engagé la CGT dans une démarche proche de la nôtre sur la représentativité n'est pas un petit symbole. C'est reconnaître que tout se joue à l'avenir un peu plus dans l'entreprise, et un peu moins dans la rue.
Challenges. On a longtemps parlé d'un rapprochement entre la CFDT et la CGT. Est-ce un pur fantasme ?
François Chérèque. Oui. Et il y a un point commun à tous les fantasmes : on est toujours frustré quand ils se réalisent !
Challenges. Avez-vous des rapports de confiance avec la CGT ?
François Chérèque. On n'en est pas là. Il y a encore une grande méfiance entre nos deux organisations. Prenez l'accord majoritaire du 11 janvier 2008 sur la modernisation du marché du travail. La CGT a été la seule à ne pas signer, elle est minoritaire. Dans ce cas, il faut s'incliner. Or les dirigeants de la CGT répètent qu'ils feront tout pour que des amendements modifient le texte. Ils ne jouent pas le jeu.
Challenges. Soutenez-vous Laurence Parisot dans l'affaire de l'UIMM ?
François Chérèque. Oui, il est sain qu'elle fasse le ménage. Mais je ne supporte pas que, dans cette affaire, on jette l'opprobre sur la CFDT, qui n'a pas touché 1 centime d'euro. Je veux que les personnes qui ont retiré l'argent disent à qui elles ont donné l'argent. Peu importe les dégâts que cela peut faire. Je suis outré de voir que d'anciens responsables de l'UIMM disent qu'ils connaissaient le système, que c'était une pratique qui existait depuis un siècle. Ils sont complices d'abus de bien social. Pourquoi ne sont-ils pas poursuivis ?
Challenges. Quel est votre pire souvenir à la CFDT ?
François Chérèque. Mai 2003. Lors de la réforme des retraites. J'ai reçu des insultes, des menaces physiques... Et encore, on ne m'a pas tout dit.
Challenges. Votre meilleur souvenir ?
François Chérèque. Le congrès de la CFDT à Grenoble en juin 2006, où j'ai été réélu à 92%. J'ai vraiment pris ça comme une reconnaissance personnelle, qui fait du bien.
Challenges. Quel est votre rapport à la notoriété ?
François Chérèque. Je l'assume très bien, je ne regarde pas dans la rue si on me reconnaît ou pas. Pour ma compagne et mes enfants, c'est plus difficile.
Challenges. Envisagez-vous un jour une carrière politique ?
François Chérèque. Non. Pour une raison privée tout d'abord : mes proches ont assez donné. Et puis j'ai encore du travail à la CFDT. Et un jour je serai ancien secrétaire général de la CFDT, et toujours soucieux de son indépendance politique.
Propos recueillis par Daniel Fortin, Dominique Perrin et Sabine Syfuss-Arnaud source http://www.cfdt.fr, le 31 mars 2008