Entretien de M. Hervé Morin, ministre de la défense, à France 24 le 4 avril 2008, sur l'envoi de militaires français supplémentaires en Afghanistan.

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Média : France 24

Texte intégral

Ulysse GOSSET - Monsieur le ministre, une question qui a soulevé beaucoup de passions en France : celle de l'Afghanistan. Pourquoi avoir envoyé des renforts ? Que vont faire nos soldats là-bas ? Le président SARKOZY a parlé de 700 hommes ; est-ce que vous nous confirmez ce chiffre ? Où vont-ils aller, et vont-ils aller au combat en première ligne ?
Hervé MORIN - Il s'agit, en effet, de 700 hommes. Ces hommes seront à l'est - ce qui, pour nous, est complémentaire à notre implantation principale, qui se situe à Kaboul -, ce qui permettra aux Américains de pouvoir renforcer les Canadiens sur le sud. Ce que nous voulons faire, à travers cet apport complémentaire de soldats, c'est faire en sorte que nous puissions trouver, dans le cadre d'une stratégie globale - qui n'est pas seulement militaire -, les moyens d'assurer, à court ou moyen terme, la capacité de l'Afghanistan de prendre en mains son destin. Bien entendu, se retirer, c'était l'échec : ça veut dire qu'on redonnait aux Talibans la main sur un pays ; Talibans dont on a oublié que c'était l'absence de scolarisation des jeunes filles, la situation absolument scandaleuse des femmes, le fait par exemple que la culture, le théâtre, le cinéma y étaient interdits - même les cerfs-volants y étaient interdits ! C'était un régime d'oppression sur le peuple afghan. Des progrès importants ont été effectués, qu'on oublie aujourd'hui : 85 % des Afghans ont accès à la santé - même dans le nord de l'Afghanistan, on a mis des hôpitaux mobiles, ce qui ne s'était jamais fait jusqu'alors - ; six millions de jeunes sont aujourd'hui scolarisés, dont 900.000 jeunes femmes ; 14 universités, 14 facs ont été créées. Donc, il y a des progrès importants. 4.000 kilomètres de routes ont été effectués. Mais, il faut...
Ulysse GOSSET - Mais, on voit bien que la situation ne s'arrange pas ; est-ce que nos soldats vont aller au combat ?
Hervé MORIN - La situation ne s'arrange pas, dans la mesure où c'est vrai qu'on a connu un progrès très rapide pendant les premières années, et qu'aujourd'hui on est sur un plateau, avec notamment des actions terroristes, avec des engins explosifs improvisés, et que cela rend les choses compliquées, notamment pour le sud, parce que c'est dans le sud que se concentrent l'essentiel des attaques. Mais la situation n'est pas aussi dramatique qu'on veut bien la présenter - et les choses progressent. Depuis 15 jours, par exemple, avec le soutien de soldats français, l'armée nationale afghane a repris le contrôle de deux vallées dans lesquelles elle n'avait jamais mis les pieds ; on y réinstaure la police, la justice. Alors, tout n'est pas parfait ! Mais si vous voulez, un jour, en partir, nous, nous pensons qu'il vaut mieux faire un effort considérable aujourd'hui, pour que cet effort nous permette, à court ou moyen terme, de pouvoir partir d'Afghanistan, et laisser aux Afghans le soin de gérer leur propre pays, plutôt que d'être dans cette situation intermédiaire où, alors, nous pourrions y rester 10, 15, 20, 25 ans ! Ce que nous souhaitons, c'est qu'à travers la décision française, il y ait un entraînement - et cet entraînement, nous l'avons vu durant le sommet de l'OTAN à Bucarest, où de nombreux pays ont annoncé des renforts supplémentaires, où nous avons posé un certain nombre de conditions pour avoir une stratégie globale : développement économique, lutte contre l'opium, nouvelle gouvernance, garantie de l'ensemble des pays qui participent, des 49 pays qui participent, de ne pas partir dans les années qui viennent. Bref, tout s'est fait autour de la France ! Vous parliez tout à l'heure, dans le journal télévisé, de l'influence de la France ; eh bien, moi je peux vous dire : j'ai constaté que les débats s'étaient faits autour de la France. Alors, qu'est-ce qu'on va y faire ?...
Ulysse GOSSET - Alors, vous savez tout de même que... oui ?
Hervé MORIN - ...on va y faire ce qu'on fait déjà à Kaboul, notamment : c'est-à-dire qu'on va assurer le contrôle de la zone, la sécurité de la zone, le déminage de la zone, et que nous allons lutter, comme nous le faisons déjà, contre les Talibans.
Ulysse GOSSET - Alors, vous savez qu'il y a un vrai risque d'enlisement, et que beaucoup, en France, pensent que c'est une erreur...
Hervé MORIN - Oui...
Ulysse GOSSET - ...et je vous propose d'écouter, juste un instant, le leader de l'opposition socialiste à l'Assemblée, Jean-Marc AYRAULT, qui a dénoncé cette décision. Ecoutons-le, et puis on va revenir ensemble sur ce point.
Jean-Marc AYRAULT, président du Groupe Socialiste, Radical et Citoyen à l'Assemblée nationale, le 01/04/2008 - Qui peut croire vraiment qu'ajouter la guerre à la guerre va la faire cesser, quand aucune leçon de l'échec actuel n'a été tirée ? Nous refusons, nous refusons, nous, les députés socialistes, radicaux et citoyens, cet enlisement dans un conflit sans but et sans fin ! Nous nous opposons à cette décision, parce qu'elle transformera les unités françaises en forces combattantes de première ligne, alors même que la France l'a toujours refusé, et l'a fait acter - je le rappelle - dans l'accord de 2003, avec ses alliés. Nous nous opposons à cette décision, parce que, au fond... parce que, au fond, elle a peu à voir avec l'Afghanistan, et beaucoup à voir avec l'obsession atlantiste du président SARKOZY !
Ulysse GOSSET - Alors, votre réponse, sur le fond : est-ce qu'il y a alignement sur les Etats-Unis, comme beaucoup de gens le disent, à droite comme à gauche ?
Hervé MORIN - Il n'y a pas d'alignement sur la position américaine. Il y a une volonté de 49 pays présents dans cette Alliance de faire en sorte que l'Afghanistan ne retombe pas dans les mains d'un des régimes les plus terribles, qui a été celui de l'Afghanistan quand les Talibans avaient le pouvoir. C'est autre chose ! Et en plus, on a demandé une stratégie globale, je l'indiquais à l'instant, qui ne soit pas simplement militaire, parce que, en effet, la victoire ne peut pas être que militaire, qu'il faut y mettre les conditions du développement, de la gouvernance, de l'organisation, de ce qu'on appelle « l'afghanisation » - c'est nous qui avons réclamé l'afghanisation ! L'afghanisation, c'est quoi ? C'est de dire : progressivement, au fur et à mesure que l'armée nationale afghane monte en puissance, au fur et à mesure que la police afghane monte en puissance, laissons des districts à ces nouvelles institutions, pour que l'Afghanistan prenne en mains son destin.
Ulysse GOSSET - Pas de risque d'enlisement - ou même, certains disent, sans doute de façon exagérée, « nouveau Vietnam » ?
Hervé MORIN - ...je réponds à Jean-Marc AYRAULT : quelle est l'autre solution ? Quelle est l'autre solution ? Est-ce que la solution, c'est de se retirer ? C'est de faire de l'Afghanistan la base arrière du terrorisme international ? Ce matin - je vais vous donner un exemple concret, de choses exactes, précises -, je recevais le ministre de la Défense de Singapour ; eh bien, en 2000 - c'était avant le 11 septembre 2001 -, en 2000, ils ont récupéré des cassettes montrant des films faits par des terroristes venant d'Afghanistan, qui filmaient les métros de Singapour, dans la perspective d'y commettre un attentat. On ne peut pas dire que Singapour, ce soit une puissance hégémonique sur la surface de la planète...
Ulysse GOSSET - Mais, alors, ce qui fait peur, quand même, c'est le fait que les soldats français vont être exposés en première ligne.
Hervé MORIN - ...attendez, laissez-moi finir. Et donc, être présent en Afghanistan, assurer la stabilité de l'Afghanistan, faire en sorte que les droits de l'Homme en Afghanistan puissent retrouver leur place, c'est notre devoir - et c'est notre sécurité, aussi. Parce que si on fait de l'Afghanistan la base arrière du terrorisme international, c'est notre propre sécurité, sur notre propre Hexagone, qui est en cause...
Ulysse GOSSET - Les Français sont réservés, à plus de 60 %, hein.
Hervé MORIN - ...parce qu'on ne leur a jamais expliqué. Parce qu'on ne leur a jamais dit les choses ! Parce qu'ils découvrent même, d'ailleurs, presque, que nous avons déjà 2.000 hommes en Afghanistan - 2.200 hommes, si on y met l'ensemble des moyens qui sont affectés à l'Afghanistan. Et ce que nous voulons, ce n'est pas y rester, ce n'est pas faire le Vietnam ! On ne se bat pas contre un régime ! C'est le régime qui nous demande d'être là. Et d'ailleurs, il y avait un symbole extrêmement fort, hier, à Bucarest : c'est qu'il y avait le secrétaire général des Nations Unies, Monsieur BAN KI MOON, qu'il y avait le président de la Commission Européenne, qu'il y avait la Banque Mondiale, qui nous disaient tous... et il y avait KARZAÏ, le président afghan, qui nous disaient tous : « Si vous n'êtes plus là, tout s'effondre ; et les Nations Unies, c'est-à-dire la communauté internationale, est derrière vous, pour que des projets de développement permettent à l'Afghanistan de retrouver le chemin de la liberté et de la stabilité. »
Ulysse GOSSET - Alors, combien de temps vont-ils rester là-bas ?
Hervé MORIN - Le temps nécessaire pour que les choses puissent continuer à progresser...
Ulysse GOSSET - Jusqu'à quand ? 5 ans ? 10 ans ?
Hervé MORIN - ...je n'en sais rien - c'est toujours long ! Je me permets de vous faire observer qu'au Liban, nous y sommes depuis 1978. Donc...
Ulysse GOSSET - Alors...
Hervé MORIN - En ex-Yougoslavie, nous y sommes déjà depuis, si on prend le début de l'opération, on y est depuis 17 ou 18 ans. Donc, ce sont des opérations longues. Et on voit bien que quand on y met les efforts nécessaires, on finit par assurer les conditions de la stabilité et de la sécurité. J'observe qu'en ex-Yougoslavie, Dieu sait que les choses étaient difficiles, eh bien, progressivement, les choses s'apaisent.
Ulysse GOSSET - Alors, quand même, nos soldats vont devenir de véritables combattants ; ils ont déjà mené des opérations au combat, en première ligne, mais là, ça va être encore plus accentué, compte tenu de leurs positions. Est-ce que vous pensez qu'il y a un vrai risque, et est-ce qu'on risque de perdre des hommes, maintenant qu'il y a ces nouveaux renforts qui arrivent ? Et qu'est-ce que vous dites à ceux qui redoutent ces pertes en vies humaines ?
Hervé MORIN - Mais, est-ce que vous croyez un seul instant que quand le président de la République et le gouvernement décident d'envoyer des forces, on ne pense pas à ces éléments-là ? Est-ce que vous croyez que ce sont des choses qui nous sont indifférentes ? Absolument pas ! On développe des programmes pour lutter contre les engins explosifs improvisés, on protège nos VAB, etc. - mais, au-delà, bien entendu qu'on a ça en tête. Mais il y a aussi une autre chose, que vous diront tous les militaires : c'est que s'ils ont décidé d'embrasser ce métier - mais souvent, aussi, cette vocation -, c'est qu'ils savent aussi que cela peut se faire au prix du sang, pour la défense des valeurs auxquelles ils croient, et pour la défense de ce que représente la France à travers le monde. Ça, c'est des choses qui existent, pour les militaires. Bien sûr qu'ils prennent des risques ! Mais aujourd'hui, chaque jour, quand une patrouille part de Kaboul pour aller faire du déminage, pour aller faire du contrôle de zone, quand, à chaque fois que nos OMLT - c'est-à-dire, nos militaires qui sont pour la formation de l'armée nationale afghane, qui sont dans les compagnies de l'armée nationale afghane -, ils participent aux opérations militaires de l'armée nationale afghane, vous croyez qu'ils ne prennent pas de risques ? Ils en prennent déjà beaucoup !
Ulysse GOSSET - Donc, vous nous dites : l'Afghanistan, c'est aussi une guerre pour la France ? C'est une guerre de la France ?
Hervé MORIN - Ce n'est pas une guerre, c'est une opération de maintien de la paix, de sécurité, de retour à la démocratie, à la liberté - qui, bien entendu, impose des actions militaires, face à Al-Qaida, face au terrorisme.
Ulysse GOSSET - Alors, pas d'enlisement ?
Hervé MORIN - L'enlisement, ce serait de rester là où on en est. Parce que là, on est certain que ça n'est pas encore suffisant. Et ce que la France a décidé... la France n'a pas décidé seule ! Les socialistes... Monsieur Jean-Marc AYRAULT, là, il est membre du Parti Socialiste ; pourquoi il ne dit pas à Monsieur ZAPATERO la même chose ? Monsieur ZAPATERO, il est bien socialiste ? Il a décidé, aussi, d'envoyer des forces supplémentaires. Le ministre des Affaires étrangères d'Angela MERKEL, il est bien socialiste ? Eh bien, il nous a approuvés ! Et les Allemands sont en train de réfléchir à une augmentation de leur participation. Les Britanniques, ils sont bien socialistes ? Eh bien, ils continuent à faire des efforts ! Les pays d'Europe Centrale et Orientale ont annoncé des moyens complémentaires !

source http://www.defense.gouv.fr, le 16 avril 2008