Entretien de M. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes, avec France Info le 9 mai 2008, sur la crise politique au Liban, le coup de force du Hezbollah à Beyrouth Ouest, le risque de guerre civile, le rôle de la FINUL dans le Sud Liban, et la catastrophe humanitaire en Birmanie.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : France Info

Texte intégral

Q - Vos efforts sont-ils vains ?
R - Les efforts ne sont jamais vains, c'est la situation qui n'a pas évoluée. Cela dit, aujourd'hui, c'est plus calme, il y a moins de combats. Il n'en demeure pas moins que Beyrouth Ouest est aux mains du Hezbollah et que c'est un coup de force. Du côté de Beyrouth Est, pour l'heure, les chrétiens, qui sont d'ailleurs divisés, ne répondent pas. La situation est très dangereuse et tous les efforts - et pas seulement les miens - ont jusqu'à présent échoués.
Je viens de parler avec le Secrétaire général de la Ligue arabe, Amr Moussa, et nous nous consultons. Nous tentons de mettre, une fois de plus, nos efforts en commun. Nous verrons bien mais la situation est dangereuse, très dangereuse. Nous avons déjà vu le Liban s'embraser dans des circonstances presque identiques. Cela dure depuis des années. Il faut faire très attention et tenter de rétablir un dialogue politique par ailleurs bien compromis.
Q - François Fillon a annoncé que vous alliez avoir des entretiens avec les principaux dirigeants du pays. Vous dites que la France ne va pas rester inactive face au drame libanais. Vous parlez de la Ligue arabe. Avec quels autres interlocuteurs allez-vous discuter ? Pour leur dire quoi ? Et est-ce que vous allez vous rendre à nouveau à Beyrouth ?
R - C'est possible, si c'est utile bien sûr. Pour l'heure il faut parler avec tous les protagonistes ; avec les chrétiens, les chiites et les sunnites. Or, si je vous donne une liste de noms, vous vous apercevrez qu'ils sont tous plus ou moins antagonistes ; c'est donc très difficile. Cela prend du temps, il faut tenter de les convaincre du fait que seule l'élection qui était programmée - vous savez qu'il y a eu 19 séances inutiles du Parlement, dont la dernière juste au début de la semaine - pourrait apporter une solution.
Il faut s'obstiner, mais cela devient difficile. Rien ne se passe, même si tout le monde s'accorde à reconnaître qu'il faut essayer d'aller vers une solution politique, qui comporte au moins trois points : premièrement, l'élection du président de la République, avec un candidat de consensus ; deuxièmement, la formation d'un gouvernement qui refléterait une représentation équilibrée de toutes les communautés ; troisièmement, le changement du calcul électoral des chrétiens par rapport à leurs circonscriptions.
Q - Il y a quelques semaines, vous avez rencontré le ministre syrien des Affaires étrangères à une conférence à Barhein. Qu'en est-il sorti ? Où en est-on ? Faut-il parler avec la Syrie aujourd'hui ou non ?
R - Nous parlons avec la Syrie. Nous avons cependant beaucoup parlé avec la Syrie sans résultat et nous savons très bien que la Syrie joue un rôle dans la région. Je vous ai apporté le peu de résultat, sinon l'absence de résultat, qui était sorti de cette discussion.
Il faudrait qu'un effort commun, une démarche commune des Libanais soient perceptibles ; c'est la clé de tout. Nous en avons assez, la guerre menace à nouveau, l'aéroport est bloqué, il y a des barrages dans toutes les rues, c'est une situation horrible que toutes les générations de Libanais ont connue. S'il y avait un mouvement à la fois d'espoir et, peut-être, de lassitude, je crois qu'il serait plus facile de se parler, d'abord entre Libanais.
Il y avait un gouvernement, celui de Fouad Siniora, qui faisait bien son travail. Je viens de m'entretenir avec Fouad Siniora et nous soutenons le gouvernement, c'est la seule légalité actuelle. Il manque, depuis maintenant près de six mois, un président de la République qui aurait dû être élu et je crois que cela fait cruellement défaut.
Q - D'abord les Libanais, avec le Hezbollah sur un pied d'égalité avec le gouvernement de Fouad Siniora ?
R - Pas sur un pied d'égalité, hélas ; le Hezbollah a conquis presque l'ensemble de Beyrouth Ouest et il s'agit, je le répète, d'un coup de force qui n'a rien à voir avec la politique démocratique que les Libanais et que la communauté internationale entendaient soutenir et mener.
Q - Où en est-on avec la FINUL ? Est-ce que par exemple les Italiens qui changent de gouvernement vont rester dans la FINUL ?
R - Je le crois, je l'espère, mais nous n'avons pas eu de renseignements à ce propos. La FINUL est très utile parce que, dans la zone de la FINUL, c'est-à-dire entre la rivière Litani et la frontière israélienne, il n'y a pas eu d'incident. Au-delà de la rivière Litani, il y a le Hezbollah et des réserves d'armes considérables. La FINUL reste. Nous avons beaucoup de soldats là-bas qui font très bien leur travail. J'espère que cela contribuera à la stabilité de la situation.
Les Italiens se préparent à envisager le pire, c'est-à-dire une évacuation éventuelle de leurs ressortissants, ce que je ne souhaite pas du tout. Avec les Italiens et avec les Espagnols, comme nous l'avons déjà fait, il peut y avoir, je l'espère, si elle est positive et si elle est bien construite, une démarche commune.
Q - Les Italiens se disent donc prêts à évacuer leurs ressortissants. Les pays arabes ont déjà commencé à le faire. La France, Bernard Kouchner, envisage-t-elle une évacuation ?
R - Comment ne pas l'envisager ? Nous la préparons, nous ne la conseillons pas, nous sommes en contact, plusieurs fois par jour, avec Beyrouth, avec notre ambassadeur, André Parent. Pour l'heure, il n'y a pas d'affolement dans la communauté française. Seuls les gens qui étaient là pour quelques jours ont quitté le pays. La communauté française reste calme pour le moment. Cela ne veut pas dire qu'il ne faut pas anticiper au cas où il faudrait intervenir mais nous ne le souhaitons pas.
Q - Parlons maintenant de la situation en Birmanie. La junte militaire maintient le huis clos du pays. L'aide internationale n'arrive qu'au compte-gouttes. Faut-il aider les Birmans en contournant leurs dirigeants ?
R - Si on le peut, ce serait envisageable mais il faut y parvenir. Pour le moment, il faut convaincre les dirigeants birmans que c'est leur intérêt ; c'est en tout cas, c'est évident, l'intérêt de la population qui est dans une immense détresse. Ce sera une des pires catastrophes naturelles que le monde moderne ait affronté.
La France a décidé d'affréter un très gros bateau, le Mistral, qui sera en Birmanie la semaine prochaine avec des centaines de tonnes de riz, avec des tentes, avec de quoi purifier l'eau, etc. J'espère bien que nous pourrons nous charger de la distribution du matériel et des vivres avec des ONG françaises qui sont sur le terrain. Il faudrait repérer, à l'aide d'hélicoptères, les îlots de détresse et les gens complètement isolés afin de leur faire parvenir de la nourriture avec les barges à fond plat.
Q - Bernard Kouchner, il y a à peu près un million et demi de sinistrés. Vous êtes médecin. Le cyclone c'était il y a cinq jours et on annonce de nouvelles pluies. Les gens sont sans médicament, sans eau potable, avec des problèmes de vivre. Si vraiment la junte continue à verrouiller l'entrée de son territoire et que les Américains mettent en oeuvre une intervention militaro-humanitaire, comme ils disent qu'ils envisagent peut-être de le faire, afin de venir en aide aux sinistrés, est-ce que la France serait prête à les appuyer et d'autres pays à y participer ?
R - Nous n'en sommes pas là. La France fait tout pour que l'aide parvienne. Concernant une opération militaro-humanitaire, je voudrais vous dire, premièrement, que ces deux mots vont assez mal ensemble. Deuxièmement, ce n'est pas ce que disent les Américains. Les Américains disent qu'ils pourraient faire parvenir des vivres et du matériel par des parachutages, comme on l'a déjà fait au Kurdistan après la guerre d'Irak ; voilà ce qu'envisagent les Américains. Je ne sais pas s'ils le feront mais il faut tout faire pour éviter d'avoir à faire cela car il est essentiel, surtout dans une zone inondée, d'acheminer l'aide jusqu'aux personnes en difficulté. Il y a des centaines de milliers de personnes affamées, qui boivent de l'eau croupie.
Il faut absolument intervenir. Il faut que se manifeste ce que l'on a appelé, ce que l'ONU a appelé, ce que l'Assemblée générale des Nations unies a voté, la "responsabilité de protéger" qui a succédé à ce que la France a construit, c'est-à-dire le droit d'ingérence. Ingérence auprès de qui ? Des victimes bien sûr. Il ne s'agit pas de faire la guerre. Dans ces cas-là, je crois qu'il y a un réflexe d'humanité, de dignité humaine. Il y a une souffrance telle que la France se sent responsable, au moins autant que les autres. Nous verrons bien, pour le moment, nous consultons. Vous avez vu la position de Mme Merkel qui vient d'approuver la position française. Les Anglais et les Américains - des membres permanents du Conseil de sécurité -, je pense, le feront. Vous savez, ce n'est pas facile d'aider les gens.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 14 mai 2008