Entretien de M. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes, avec "France Inter" le 11 mai 2008, sur la situation au Liban après le coup de force du Hezbollah à Beyrouth, la recherche d'une issue politique à la crise, le rejet à l'ONU de la proposition française visant à permettre l'entrée des secours étrangers en Birmanie.

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Média : France Inter

Texte intégral

Q - C'est un calme précaire qui est revenu au Liban après le coup de force du Hezbollah qui a fait plus d'une quarantaine de morts en tout. Comment qualifiez-vous cette initiative du Hezbollah et de Amal cette semaine ?
R - Vous l'avez dit : coup de force.

Q - Coup d'Etat ?
R - J'aurais dit coup de force.

Q - Fouad Siniora parlait de viol.
R - Oui. Il m'en a parlé. Je l'ai eu plusieurs fois au téléphone. Il était indigné. Vous dites que les combats ont cessé, je crains que cela ne soit pas tout à fait exact et je crains qu'il y ait des assauts préparés dans les montagnes du Chouf où sont les druzes depuis des générations. Je crois qu'il y a des combats en ce moment et je crains qu'il y ait encore une attaque contre Walid Jumblat. Je crains par ailleurs qu'il y ait encore des attaques dans Beyrouth même ; ce ne sont que des rumeurs mais il faudra vérifier sans attendre.

Q - L'armée est finalement intervenue en annulant deux décisions du gouvernement Siniora qui avait mis le feu aux poudres. Le renvoi d'un officier chargé de la sécurité à l'aéroport de Beyrouth et la mise hors la loi d'un réseau de télécommunication du Hezbollah. Avant cela l'armée était restée spectaculairement passive face à ce coup de force du Hezbollah. Est-ce que tout cela n'est pas le signe que le gouvernement de Fouad Siniora est en train de perdre sa légitimité ?
R - Non, il ne perd pas sa légitimité, il ne l'a perdra pas tant qu'il n'y aura pas d'élections. Il perd cependant de la force, il perd de l'influence. Rester passif, ce n'est pas exactement ce qu'on demande à une armée lorsqu'il y a des combats fratricides, lorsqu'il y a des combats civils de nationaux qui se déchirent entre eux. Et puis, ils n'ont pas supprimé ce réseau qui a fait beaucoup de bruit ; ce réseau de communication unissait toutes les communautés chiites à travers tout le pays. Le gouvernement de Fouad Siniora a considéré que c'était un acte contraire à l'unité nationale et le Hezbollah, lui, considère qu'il s'agit d'un acte de résistance. Résistance contre qui ? Si c'est Israël, on veut bien le comprendre, mais, pour le moment, les combats opposent les miliciens de Amal et le Hezbollah contre des musulmans sunnites qui sont tous Libanais.

Q - On voit qu'en ce moment une nouvelle réalité politique, un nouveau rapport de force est en train de s'instaurer à Beyrouth. Est-ce que la France pourrait aller jusqu'à soutenir un gouvernement provisoire qui serait dirigé par le chef de l'armée, Michel Sleimane, ou une autre personnalité si la situation s'aggravait ?
R - Je n'ai pas considéré cela aussi clairement parce que Michel Sleimane est théoriquement le candidat de consensus ; ce qui constitue un bon point pour lui. S'il devait prendre la tête du pays de façon un peu brutale, cela voudrait dire que le gouvernement légitime se serait, soit retiré - c'est une première hypothèse, après tout ce serait son droit, ce n'est pas tout à fait le genre de M. Siniora mais enfin il peut le faire - ou alors qu'il aurait été vaincu et obligé de quitter la place, ce qui ne serait pas une situation acceptable. Si vous me demandez ce que représente le général Michel Sleimane, je vous dirais que c'est un homme de grande qualité et l'une des rares personnes capables de maintenir l'unité du Liban.

Q - Les ministres des Affaires étrangères de la Ligue arabe sont réunis en ce moment même au Caire - sauf celui de la Syrie qui n'a pas voulu venir à cette réunion. C'est effectivement le plan que propose la Ligue arabe, l'élection de Michel Sleimane et ensuite la mise en place d'une nouvelle loi électorale. Le Hezbollah n'est pas d'accord sur la chronologie des choses ?
R - Cela fait six mois que cela dure et rien n'a avancé à l'égard de ce que vous dites. L'élection du président de la République est légitime, cela devrait être fait depuis de nombreux mois. Il y a eu dix-neuf séances du Parlement pour rien ; il n'y a même pas eu de vote. Le candidat, celui soutenu par l'opposition, Michel Sleimane, a été présenté par l'ensemble de la majorité et de l'opposition comme un candidat de consensus ; qu'est-ce qu'on attend ? Tout cela n'est pas nouveau et j'espère beaucoup de la réunion de la Ligue arabe que je suis attentivement. J'espère beaucoup des gestes du Secrétaire général, Amr Moussa. Je ne sais pas s'il retournera à Beyrouth ce soir - avec quelques ministres arabes murmure-t-on -, je ne sais pas non plus à quel moment l'Europe pourrait intervenir, mais nous n'allons pas rester inactifs.

Q - M. Kouchner, on sait que vous avez été très impliqué sur le dossier libanais, on se souvient de la réunion à la Celle Saint-Cloud. Est-ce que vous allez prendre des initiatives ? Allez-vous vous rendre à Beyrouth ? Que va faire la France ?
R - Oui, pourquoi pas. Je ne voudrais en rien altérer les espoirs qui résulteraient de la réunion d'aujourd'hui car elle n'est pas encore terminée. Je pense qu'elle durera une heure ou deux ; nous verrons bien ce qu'ils ont décidé. Si un appel à l'unité nationale est lancé, nous le partagerons, bien sûr, et si c'est un plan, nous attendrons de pouvoir l'examiner. De toute façon, nous avons toujours marché la main dans la main puisqu'en réalité nous étions d'accord sur l'ensemble, surtout sur le plan en trois points que vous connaissez très bien. D'ailleurs, les Libanais aussi sont d'accord.

Q - Venons-en à la Birmanie M. Kouchner, le navire Mistral est en route...
R - D'accord, mais un dernier point sur nos amis libanais - et je dis nos amis libanais en pesant mes mots -, de toutes les communautés, pour souligner que la situation est extrêmement dangereuse et vous savez très bien que cela peut dégénérer plus gravement encore. Les chrétiens, pour l'heure ne se sont pas manifestés, c'est peut être sage mais n'oublions pas que ces chrétiens sont divisés. Il faut intervenir pour rétablir le dialogue national, la solution ne peut être que politique.

Q - Sur la Birmanie, le navire Mistral est en route avec à son bord 1 500 tonnes de vivres et de matériels. Il arrivera sur place dans quelques jours. Aurez-vous d'ici là les autorisations nécessaires pour acheminer ces secours aux populations sinistrées ou aux ONG ?
R - Je l'espère beaucoup. Ce serait vraiment scandaleux de ne pas les avoir, mais tant que je ne les ai pas, je doute un peu. Tout d'abord, ce navire n'a pas terminé son chargement, mais j'espère qu'il arrivera comme prévu aux alentours de jeudi, même si c'est déjà tellement tard par rapport au cyclone ; les gens sont tellement désespérés. En tout cas il y aura beaucoup de nourriture et de kits de survie à bord. Nous espérons pourvoir les faire distribuer, peut-être avec les personnels de la Défense, avec les Britanniques ou avec d'autres moyens, tels que les hélicoptères, en particulier des armées nationales thaïlandaises, de Singapour ou d'autres pays de la région. Nous essayons de combiner tout cela.

Q - Nous avons vu la junte birmane saisir les cargaisons de deux avions du Programme alimentaire mondial. Laisseriez-vous les autorités birmanes saisir la cargaison du Mistral ?
R - Ce n'est pas notre intention. Il faudrait que la distribution soit surveillée par quelques volontaires et j'ai le sentiment extrêmement ténu que les Birmans sont en train de se diriger vers une solution de cette nature. Ils laisseraient contrôler la distribution ou ils laisseraient quelques volontaires accompagner les dons. Un avion de Médecins du monde, un avion de Médecins sans frontières et un avion de la cellule d'urgence du Quai d'Orsay sont attendus dans les heures qui viennent.

Q - Vous avez vous-même des contacts avec les autorités birmanes ?
R - Nous avons, en France, des contacts avec les autorités birmanes à travers l'ambassadeur de Birmanie et, en Birmanie, par l'intermédiaire de notre ambassadeur avec lequel nous nous entretenons très régulièrement.

Q - La France a tenté cette semaine de faire adopter une résolution du Conseil de sécurité de l'ONU pour imposer aux autorités birmanes de laisser entrer l'aide humanitaire. En vain, puisque la Chine, la Russie, la Libye et le Vietnam qui font partie du Conseil de sécurité ont mis leur veto, c'est un coup dur pour le droit d'ingérence humanitaire ?
R - C'est un coup dur pour les gens qui souffrent, pour les gens qui dorment dans l'eau croupie et pour la conscience humaine. Mais c'est l'honneur de la France que de l'avoir proposé et que ceux qui refusent assument leur petite honte. Quoiqu'il en soit, il n'y a pas eu de vote, il n'y a pas encore eu de propositions complète. Nous n'avons pas perdu, nous nous efforçons de trouver des alliés, c'est toujours comme cela au Conseil de sécurité. Cela dit, vous avez raison d'évoquer la responsabilité de protéger, ce droit d'ingérence que les Français avaient créé pour faire face aux catastrophes naturelles, et qui a été voté à la quasi-unanimité de l'Assemblée générale des Nations unies. Nous voilà devant une catastrophe naturelle encore plus exceptionnelle, avec beaucoup plus de dégâts que d'habitude, et les mêmes qui ont voté pour le droit d'ingérence se prononcent contre à présent. Je préfère être à ma place plutôt qu'à la leur.

Q - Vous allez continuer à pousser cette proposition au Conseil de sécurité ?
R - Oui, je pense que nous allons continuer par les moyens les plus pacifiques, les plus diplomatiques et les plus persuasifs. Il y a aussi des pays qui se sont prononcés en faveur de cette proposition. Je ne sais pas de quoi les responsables des autres pays ont peur. Je n'arrive pas à comprendre comment ils supporteraient la honte qui pourrait les assaillir si les chiffres annoncés sont exacts, si nous ne pouvons pas arriver à côté des victimes ; ce serait là une régression absolue.

Q - Bernard Kouchner, les Birmans votaient malgré tout ce week-end pour le référendum sur la nouvelle constitution. La junte dit vouloir poursuivre cette feuille de route qui irait vers les élections en 2010. Est-ce qu'il peut y avoir l'amorce d'un dialogue démocratique dans ce pays ?
R - Comment dialoguer avec des gens qui, dans leur propre pays, ne tiennent pas compte des circonstances du malheur massif et de la souffrance exceptionnelle de millions de personnes. Les autorités birmanes ont maintenu cette farce de référendum dont Mme Aung San Suu Kyi demandait le report, sans que nous n'ayons pu en discuter et sans que l'opposition et la Ligue démocratique n'aient pu en discuter. Tout cela sera inscrit en lettres vraiment noires dans l'histoire d'une l'élection et d'une démocratie bloquée.

Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 14 mai 2008