Entretien de M. Jean-Pierre Jouyet, secrétaire d'Etat aux affaires européennes, avec France Bleu le 9 mai 2008, notamment sur la Journée de l'Europe, le Traité de Lisbonne et les priorités de la présidence française de l'Union européenne.

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Circonstance : Journée de l'Europe, le 9 mai 2008

Média : France Bleu

Texte intégral

Q - C'est aujourd'hui la journée de l'Europe. On n'a pas l'impression que les Français et l'Europe, cela va beaucoup mieux ?
R - Si cela va mieux. Je me réfère aux enquêtes d'opinion, c'est la première fois depuis Maastricht, depuis quinze ans, que les eurobaromètres montrent que les Français considèrent l'Europe comme un échelon incontournable dans le monde dans lequel nous vivons et comme une protection plutôt qu'une menace. C'est la première fois qu'il y a une majorité d'opinions positives sur l'Europe par rapport à la décennie passée. Je note que dans tous les commentaires qui ont été faits sur le bilan de la première année de Nicolas Sarkozy, s'il y a un point qui n'est pas contesté, c'est son action européenne et la signature du Traité de Lisbonne.

Q - Si l'Europe entre dans les esprits, qu'en est-t-il de cette date du 9 mai ? Il ne s'agit pas d'un sondage, selon la formule consacrée mais d'une simple prise de température
(Micro trottoir avec comme question : Que célèbre-t-on le 9 mai ?)
La seule personne à qui cette date dit quelque chose, c'est un Serbe, qui lui, n'est pas dans l'Union.
R - C'est déjà symbolique. Cela montre que l'Europe va au-delà de l'Union européenne. Cela montre qu'il y a des aspirations et que l'Europe est très fortement attractive. Cela étant, vous avez parfaitement raison, ce n'est pas une date qui parle à suffisamment de personnes. Mon rêve, pour que cela soit symbolique et que l'on renforce l'action européenne, serait qu'il y ait un jour férié commun à tous les Européens et que cette journée soit le 9 mai.

Q - Donc vous souscrivez à cette proposition de M. Juncker qui a demandé hier que l'on rende fériée cette journée. Il dit : "il faut plus de symboles". Nous avons abandonné les symboles avec ce Traité de Lisbonne.
R - Je suis d'accord avec Jean-Claude Juncker. J'avais voté pour le projet de constitution. Je trouve que le Traité de Lisbonne est un bon compromis entre ceux qui avaient des craintes, qui ont voté non et ceux qui ont voté oui. Je n'ai jamais compris pourquoi le fait d'avoir des symboles européens menaçait la souveraineté des Etats et en quoi cela conduisait à avoir une conception supranationale de l'Europe. Lorsque vous voulez faire adhérer des populations à une cause, vous avez toujours besoin de symboles. Si l'Europe n'a pas un jour férié commun à tous les Européens, quitte à ce qu'on réfléchisse à la suppression d'un autre jour, si vous n'avez pas un drapeau - je l'ai hissé pour la première fois sur les toits du Quai d'Orsay - si l'on n'autorise pas le pavoisement d'établissements publics avec le drapeau européen, si vous n'avez pas d'hymne, de manifestations, vous ne pouvez pas demander aux gens de partager des valeurs et un idéal européen.

Q - On est loin de cette idée d'un jour férié le 9 mai ? Arrivera-t-on à se mettre d'accord à vingt-sept ? En 2053 ?
R - J'espère que l'on y arrivera avant. C'est un combat de tous les Européens. Je suis très content d'être à côté de M. Juncker. Cela n'est pas pour demain, malheureusement, mais je continuerai à me battre pour que le 9 mai soit férié. Sinon nous resterons dans la même situation et avec la même distance par rapport à l'histoire européenne. J'espère que l'on pourra prendre des initiatives dans les dix prochaines années.

Q - Nous sommes à deux mois de l'échéance du 1er juillet. Comment prépare-t-on une présidence de l'Union européenne ?
R - On la prépare tout d'abord en rencontrant tous nos partenaires. J'ai rencontré les vingt-six autres Etats de l'Union, ce qui a été très enrichissant. On voit la diversité de l'Europe et l'attachement aux valeurs. On la prépare également en rencontrant régulièrement et très fréquemment la Commission européenne qui, comme vous le savez, a un rôle très important. C'est elle qui propose les textes. C'est sur la base des propositions de la Commission que se bâtit une présidence. C'est pour cela que j'ai rencontré les vingt-sept commissaires européens. On la prépare en étant très proche du Parlement européen. Vous savez qu'il a de plus en plus de pouvoir. L'un des aspects du nouveau traité est d'être plus démocratique car le parlement européen et les parlements nationaux auront plus de pouvoirs. On la prépare aussi à travers de ce que nous faisons ce matin, ce que j'ai fait à Lille il y a deux jours, en faisant de la pédagogie et en informant nos concitoyens sur cette présidence.

Q - Quelles initiatives peut-on attendre de cette présidence française ?
R - Il y a quatre priorités importantes. La première est d'avoir une Europe qui soit plus verte. C'est à dire que l'Europe adopte un autre modèle de développement, un développement durable. Pour cela il faut qu'il y ait un accord entre les Européens pour réduire les émissions de CO² de 20% par rapport à ce qu'elles étaient en 1990. Il faut également augmenter les énergies renouvelables dans le bilan énergétique pour que nous soyons moins dépendants du pétrole et du gaz. On voit bien que le pétrole a encore battu des records ce matin à 124 dollars le baril. Ce sont des questions préoccupantes économiquement mais aussi importantes pour notre indépendance.
Deuxième priorité, faire en sorte que l'Europe reste une terre ouverte, pluraliste, tout en assurant sécurité et liberté dans l'espace européen. Pour cela, nous souhaitons qu'il y ait une convergence sur les approches migratoires.
Troisièmement, tout ce qui touche à l'agriculture, à la crise alimentaire. Vous savez qu'il y a un déficit entre l'offre et la demande mondiale de produits agricoles. Vous savez qu'il y a des famines et des crises alimentaires dans les pays les plus pauvres. On s'aperçoit que la politique agricole, qui a été un des fondements de la politique européenne, tout en étant modernisée, doit rester centrale.
Enfin, quatrième priorité, nous souhaitons aller vers plus de défense européenne. L'Europe est un espace de 500 millions d'habitants. Si elle veut être un acteur global sur la scène mondiale, si on veut protéger nos concitoyens, il faut aussi aller vers une défense européenne.

Q - On dit souvent que la situation financière, budgétaire de la France ne lui permettrait pas d'assurer cette présidence dans la sérénité et toute l'efficacité attendue. Le Commissaire européen aux questions économiques a jugé fin avril que la France s'exposait à un avertissement de la Commission. Le déficit français dépassera sans doute en 2009 la limite de 3 % fixée par le pacte de stabilité. Cette situation budgétaire, financière, risque d'entamer cette présidence française ?
R - On verra ce que sera la situation en 2009. Le président de la République a pris l'engagement d'assurer l'équilibre des comptes publics d'ici 2012. Nous ne dépassons pas aujourd'hui les 3%. La Commission est dans son rôle. Dès lors que nous maîtrisons nos finances publiques, que nous restons vigilants et que nous prenons les mesures, notamment avec la revue des politiques publiques et une meilleure gestion publique, je ne vois pas en quoi cela affecterait la crédibilité française. Il n'en irait autrement que si nous étions en marge du contrat européen. Parce qu'il faut rappeler que ces engagements budgétaires ne sont pas une lubie, c'est le résultat d'un accord entre les Européens. D'ailleurs, ce n'est pas pour faire plaisir à l'Europe que c'est important, c'est pour assurer la pérennité de notre pays et l'avenir de nos enfants, qu'il faut réduire les déficits et la dette.

Q - Certains en Europe ont été déconcertés par la politique jugée un peu brutale de Nicolas Sarkozy ?
R - Vous savez, il y a toujours une ambivalence, que ce soit en France ou en Europe, à l'égard de Nicolas Sarkozy. En Europe, il y a une forte attente à l'égard de la présidence française. J'ai pu le noter dans les différents déplacements que j'ai effectués. Il y a une certaine fascination pour son énergie et son dynamisme. On attend donc beaucoup du président de la République. Il y a parfois une certaine surprise par rapport à des initiatives qui sont prises de manière très forte, parce que Nicolas Sarkozy ne souhaite pas en rester à la "liturgie européenne". Il souhaite que l'Europe soit une matière vivante et que l'on fasse davantage de politique en Europe. Cela stimule et, à la fois, cela dérange, mais parfois pour avancer, il faut déranger.

Q - Vous êtes confiant dans le résultat du référendum du 12 juin en Irlande ? C'est le seul pays à se prononcer par ce biais sur le Traité de Lisbonne que les Vingt-sept devront avoir ratifié avant la fin de l'année. C'est l'ensemble du processus de ratification pour tous les pays de l'Union qui pourrait être remis en cause si les Irlandais se prononçaient par un non ?
R - Je suis optimiste, parce que tous les partis irlandais, à la différence du précédent référendum, sont en faveur de la ratification du traité. Ce n'était pas le cas pour le traité de Nice. Le Traité de Lisbonne garantit ce à quoi les Irlandais sont attachés, c'est à dire la neutralité et le maintien de la fiscalité. Ils sont, comme la France, attachés à ce qu'il y ait une politique agricole commune active. Au vu de ces éléments, je suis confiant.

Q - Mais la situation en Irlande est aujourd'hui difficile. On sait que l'économie est un peu moins...
R - Comme dans tous les pays européens, nous sommes à la fin d'un cycle.

Q - Mais cela peut-être un non de protestation ?
R - Vous n'êtes jamais à l'abri de cela dans le cadre d'un référendum. Vous avez toujours des éléments intérieurs qui interfèrent. Au vu des contacts que j'ai avec les autorités irlandaises et Michel Barnier est aujourd'hui en Irlande pour parler des politiques agricoles, puisque les différents membres du gouvernement sont mobilisés pour préparer la présidence française de l'Union européenne, nous pouvons être optimistes. Simplement, ce qu'il faut savoir, c'est que s'il devait y avoir par malheur un non au référendum irlandais, c'est l'ensemble du processus qui serait bloqué. Nous reviendrions au statu quo ante et nous n'aurions pas les progrès en terme de démocratisation, d'efficacité de décisions, de politiques concrètes que le Traité de Lisbonne permet.

Q - Mercredi vous étiez à Lille, Michel Rocard a jeté un pavé dans la mare. Il a dit : "L'Europe politique à vingt-sept est morte".
R - J'ai beaucoup d'admiration pour Michel Rocard, c'est un ami. J'ai commencé ma carrière dans les cabinets ministériels avec Michel Rocard. Mais là j'ai un désaccord avec lui. Il y a toujours une tendance, dans la classe politique française, à considérer qu'il y a eu un "âge d'or" de l'Europe et que l'Europe à six était très politique, qu'à douze elle l'était déjà un peu moins, qu'à quinze elle commence à ne plus l'être et qu'à vingt-sept elle ne le serait plus du tout. Ce n'est pas vrai. C'est une question de volonté. L'Europe à vingt-sept produit autant de décisions, dans des délais aussi rapides et de qualité équivalente à ce qui existait avant.
Je vais vous donner un exemple : la directive Bolkenstein, qui a été si critiquée et a été une des causes du non au référendum en France. Elle n'a pas été faite à vingt-sept, elle a été faite à quinze. En quoi nous avons fait plus de politique à ce moment-là que l'on en fait aujourd'hui à vingt-sept ?

Q - C'est peut-être plus facile pour les Français de s'identifier à un espace plus réduit avec culturellement une communion, une histoire, un passé commun ?
R - Vous avez tout à fait raison, je vois bien ce que vous voulez dire. C'est l'identité. Il faut préserver les identités nationales et l'identité qui est la nôtre dans l'espace européen. Mais l'identité nationale est complémentaire de l'identité européenne, que vous soyez quinze ou vingt-sept. Nous sommes dans un monde qui évolue, le fait que vous ayez 500 millions d'habitants rassemblés autour de valeurs communes, de valeurs de démocraties, sur les mêmes projets, qui sont différents des Américains et des Asiatiques, dans un monde qui bouge de plus en plus fort, le fait d'être à vingt sept est une force et non un handicap. En France, il n'y a pas eu suffisamment de pédagogie sur les avantages de l'élargissement. Nous en avons payé les conséquences en 2005.

Q - Un an après, vous ne regrettez pas votre choix de participer à ce gouvernement ? Je rappelle que vous êtes un ministre d'ouverture.
R - Je garde mes convictions sociales-démocrates. Je suis dans ce gouvernement pour accomplir une mission au service de l'Europe. Je le fais avec un grand enthousiasme. On m'a fait l'honneur d'être au gouvernement de mon pays, je sers cette cause. Je ne demande rien d'autre. J'essaye de le faire le mieux possible, avec mes convictions et on ne m'a pas demandé de les renier. Quand il y a des choses qui ne vont pas, je le dis.

Q - Donc pas de regrets ?
R - Pas de regrets de servir l'Europe, absolument pas.

Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 19 mai 2008