Lettre de M. Jacques Voisin, président de la CFTC, en date du 23 mai 2008, sur le pouvoir d'achat, la pauvreté, le SMIC et la croissance économique.

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Texte intégral


Monsieur le Président,
Je vous adresse ce courrier aujourd'hui, afin de dialoguer avec vous sans a priori, ni tabou, de l'état social de la France et d'en esquisser un portrait.
Notre beau Pays, vous en connaissez les contours et les problématiques, vous qui l'avez tant de fois traversé durant la campagne électorale 2007 et maintenant dans le cadre de vos fonctions présidentielles.
Je me permets donc, à mon tour, de vous exprimer simplement, avec mes mots et ma sensibilité, l'état dans lequel je l'ai trouvé, à la lumière de ma pratique syndicale en rencontrant un très grand nombre de salariés, dans le cadre d'un récent tour de France des principales capitales régionales.
La France du travail a mal, Monsieur le Président. Elle souffre parce qu'on demande toujours plus à ceux qui gagnent de moins en moins 1 Les salariés, les demandeurs d'emploi, les retraités et leur famille sont arrivés au point de rupture et sont à bout. Comment leur donner tort, puisque les faits sont têtus et ne respectent ni les sondages ni les statistiques ? Le prix des biens et services de première nécessité (denrées alimentaires, énergie, transport, habillement, logement... ) ne cessent d'augmenter depuis l'été dernier. II ne se passe pas une semaine sans que le système de protection sociale fondé sur la solidarité ne subisse une nouvelle amputation; la liste est longue: franchises médicales, déremboursement par la Sécurité sociale de certains médicaments ou de la lunetterie, sans parler de la remise en cause de la carte famille nombreuse. La réforme des retraites qui fixe un allongement de la durée de cotisation à 41 annuités est mise en place, sans que la question des financements, de la pénibilité ou celle de l'emploi des seniors ne reçoive de réponse satisfaisante et pérenne.
La France s'aigrit et se divise, Monsieur le Président, parce que, dans le même temps, on donne toujours plus à ceux qui possèdent plus (voire énormément), sans autre justification que la décision imposée sans dialogue. Sur un autre plan, l'affaire EADS et celle de la Société générale sont symptomatiques et source de ressentiment pour la plupart de nos concitoyens qui attendent toujours les retombées de la loi en faveur du travail, de l'emploi et du pouvoir d'achat de juillet 2007. Pour eux, il semble que les dirigeants de nos entreprises peuvent faire ce que bon leur semble en toute impunité.
La CFTC a toujours demandé que les bénéfices soient répartis à part égale entre investissement, rémunération des salariés et des actionnaires, ce que vous avez personnellement proposé dernièrement et qui permettrait davantage de justice sociale.
La France gronde parce que, si la lutte contre le chômage obtient enfin depuis un an de bons résultats, l'emploi se dégrade et les emplois précaires et sous payés se multiplient. Le nombre des travailleurs pauvres ne cesse d'augmenter. La France à deux vitesses, que nous prédisent de nombreux observateurs depuis des décennies, est désormais une réalité. Le fait d'avoir un travail ne suffit plus à assurer le minimum vital. Quels en seront les conséquences et le prix social à payer ?
Le Smic, que l'on accuse pourtant de tous les maux et que certains souhaitent voir supprimé, ne permet pas de vivre décemment. Ce salaire minimum opère comme une "voiture balai". II maintient en vie, en survie, au sens quasi organique mais installe durablement le bénéficiaire dans une pauvreté matérielle, voire morale et intellectuelle, inconciliable avec l'accomplissement de la personne (réalisation de soi, reconnaissance sociale). II convient donc de faire en sorte que le Smic ne soit plus un simple salaire de survie, mais assure un juste revenu qui respecte le contrat moral que toute société démocratique doit à chacun de ses citoyens. Autrement dit, un salaire complété par des prestations sociales solidaires qui permette à la personne et à l'entourage dont elle a la charge (enfants, ascendants) de vivre dignement et de lui permettre d'envisager l'Avenir avec une certaine confiance.
Vivre décemment, c'est être en mesure au-delà de la satisfaction des biens de première nécessité (un gîte, un couvert) d'accéder à la culture, aux savoirs dont la privation est synonyme d'exclusion.
Par exemple, l'accès aux nouvelles technologies de production et diffusion des savoirs, loin d'être un luxe est la condition sine qua non aujourd'hui et demain pour une véritable insertion dans l'emploi et plus largement dans la société.
Ce juste revenu doit aussi permettre de constituer une épargne, condition préalable à l'accès aux prêts financiers qui conditionnent à leur tour la constitution et la transmission d'un patrimoine aussi minime soit-il.
Un juste revenu doit aussi permettre au bénéficiaire de préserver sa santé. Audelà des remboursements par l'assurance maladie, il doit couvrir toutes dépenses restant à la charge du salarié et de ses proches.
Pour la CFTC, le revenu décent en 2008, pour une famille composée de deux adultes et de deux enfants, habitant la banlieue d'une grande ville, devrait s'élever à 3 400 euros par mois, en intégrant les prestations sociales.
Pour la CFTC, la sortie de la pauvreté passe d'abord par une politique salariale cohérente qui contraigne les entreprises à assumer leur responsabilité sociale.
C'est pourquoi, je vous demande, Monsieur le Président, de tout mettre en oeuvre pour traduire rapidement en acte votre exhortation du 8 janvier dernier demandant aux entreprises une plus juste répartition des gains de productivité en faveur des salaires et de l'investissement productif. Pourquoi toute augmentation de salaire serait-elle néfaste à la bonne santé des entreprises et susceptible d'entraîner des délocalisations, tandis que lorsqu'il s'agit d'accroître les dividendes des actionnaires et les salaires des grands patrons, les entreprises trouvent toujours les moyens ?
La dignité, Monsieur le Président, passe aussi par un travail décent. La stratégie de Lisbonne à laquelle nous souscrivons vous et moi, vise à faire de l'Europe « l'économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde, capable d'une croissance économique durable accompagnée d'une amélioration quantitative et qualitative de l'emploi et d'une plus grande cohésion sociale ». Cette approche qualitative -trop souvent négligée- est, à mes yeux, complémentaire de l'approche quantitative et non pas opposée. Reste à définir ce qu'est un emploi de qualité. Pour y parvenir, la CFTC propose de construire un baromètre européen de la qualité de l'emploi. Cette tâche ne devrait pas être insurmontable.
Développée sous la présidence française en 2000, cette notion a été portée par la présidence belge en 2001 pour aboutir lors du sommet de Laeken à la reconnaissance d'indicateurs-clés, parmi lesquels figurent les qualifications, l'éducation et la formation tout au long de la vie, l'égalité entre les hommes et les femmes, la santé et la sécurité au travail, la conciliation entre vie professionnelle et vie privée, le dialogue social et la participation des travailleurs...
Ma demande, Monsieur le Président, est de saisir l'opportunité de la présidence française de l'Union européenne, pour non seulement relancer la réflexion sur la question, mais faire avancer concrètement et fermement ce dossier. II y va de la crédibilité de l'Europe à se construire par et pour les citoyens et non pas contre eux, mais aussi de l'impérieux devoir de la France de marquer durablement de son empreinte la construction européenne au service du monde du travail.
La France se désespère finalement parce qu'aucune perspective réaliste, aucune vision globale ne lui est proposée !
Les lois du marché et de la concurrence autorégulatrice ne sauraient constituer l'unique socle fondateur, pour répondre aux multiples défis du XXIe siècle.
Motiver les travailleurs c'est reconnaître et valoriser leur travail, c'est vouloir impérativement les rassembler sans les diviser, dans un projet fédérateur qui leur garantisse un revenu de dignité et un travail décent.
Telles sont les mesures concrètes auxquelles je crois et que je vous propose de réaliser d'urgence.
Elles sont susceptibles, en les plaçant au coeur des prochaines réformes, de répondre aux attentes de nos concitoyens et de leur redonner une espérance dont ils manquent si cruellement.
Avec mon plus profond respect, et bien sincèrement.Source http://www.cftc.fr, le 27 mai 2008