Entretien de MM. Hervé Morin, ministre de la défense, et Pierre Moscovici, ancien ministre PS, dans "Le Nouvel Observateur" du 12 juin 2008, sur la place de la France au sein de l'OTAN.

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Média : Le Nouvel Observateur

Texte intégral

Le Nouvel Observateur. - La France doit-elle rejoindre le commandement intégré de l'Otan, comme le veut Nicolas Sarkozy ?
Hervé Morin. - Qu'a dit le président de la République ? Que la France souhaite participer à la rénovation de l'Alliance atlantique et que, dans le même temps, nous devons donner un nouvel élan à l'Europe de la défense. Depuis dix ans, l'Europe de la défense piétine parce que nos partenaires européens ont l'impression que les Français veulent en faire un substitut à l'Otan, à laquelle ils sont viscéralement attachés. En reprenant toute notre place au sein de l'Alliance atlantique, en expliquant qu'à nos yeux les deux instances sont complémentaires et non concurrentes, nous lèverons ces réticences et l'Europe de la défense repartira dans un nouvel élan. Voilà notre stratégie.
J'ajoute que cette réflexion s'inscrit dans un contexte. En 1996, sous la présidence de Jacques Chirac, la France avait déjà envisagé son retour au sein du commandement intégré, que le général de Gaulle avait quitté trente ans auparavant. Cette tentative a échoué. Mais depuis, nous participons à toutes les opérations de l'Alliance atlantique et des généraux français commandent régulièrement des opérations de l'Otan - comme au Kosovo, aujourd'hui. De plus, nous contribuons au budget de l'organisation à hauteur d'environ 13%. En fait, nous ne sommes absents que dans deux instances : le Comité des plans de défense et celui des plans nucléaires. Nous sommes membres de tout le reste. Il ne s'agit donc pas de la révolution que l'on prétend.
Pierre Moscovici. - Je crois cette argumentation fausse. Comme vous le savez, j'étais membre du gouvernement pendant la guerre au Kosovo et je refuse toute forme d'antiaméricanisme. Je ne suis pas hostile à l'Otan. Mais sur le point précis de la réintégration dans le commandement intégré, j'ai plusieurs réserves majeures.
D'abord, je reproche à Nicolas Sarkozy de ne pas poser au préalable les questions stratégiques fondamentales : à quoi sert l'Otan aujourd'hui, presque vingt ans après la fin de la guerre froide ? Est-ce une alliance politique des Occidentaux ? Si oui, quelle est son périmètre, quelle idéologie la cimente ? Quelles sont les menaces qu'elle aurait à combattre ? Est-ce le terrorisme ? Adhérons-nous à une vision d'une forme de "guerre des civilisations" ? Poser seulement le problème de la réintégration, c'est mettre la charrue avant les boeufs. En fait, Nicolas Sarkozy escamote le débat parce que sa décision est déjà prise.
Ensuite je ne vois pas où est l'intérêt de la France. Si, comme le dit Hervé Morin, nous sommes déjà à 90% dans tout, pourquoi être à 100% ? Est-ce que nous y gagnons des marges de manoeuvre ? Non, je pense qu'au contraire nous y perdrons une partie de notre audience au plan international. Enfin, il y a la défense européenne. Moi non plus, je ne l'oppose pas à l'Otan. Je pense qu'elle est une liberté supplémentaire que nous nous donnons d'agir ou pas dans le cadre de l'Alliance. Mais je crains qu'en réalité on ne veuille transformer l'Europe de la défense en un simple pilier européen de l'Otan et ne plus en faire une instance autonome.
H. Morin. - Vous dites : pourquoi être dans l'Otan à 100% ? Eh bien parce que l'on ne peut pas à la fois reprocher à l'Alliance atlantique d'être trop américaine et ne pas participer à ses principales instances de planification et de décision ni prendre toute notre place dans les états-majors. On ne peut pas être à la fois dedans et en dehors.
N. O. - - Y compris le comité des plans nucléaires ?
H. Morin. - Non, puisque notre doctrine nucléaire nous appartient. La force de frappe française reste et restera totalement autonome, quelle que soit notre décision sur la question du commandement intégré. Cela dit, on ignore souvent que, depuis 1974, l'Otan considère notre dissuasion comme partie intégrante de la sécurité de l'Alliance. Cette déclaration de l'Alliance a été faite en plein accord avec la France et cela n'a été démenti par personne.
P. Moscovici. - En rejoignant les états-majors, nous risquons d'affaiblir notre indépendance nationale, de l'aliéner, de nous priver de marges de manoeuvre dans des situations où nous devrions être capables de dire non aux Américains. Car en réintégrant, on se met forcément dans un mécanisme et dans une logique qui nous conduisent à ne plus savoir s'opposer si nécessaire et donc à perdre beaucoup de notre autonomie.
H. Morin. - La question de l'indépendance nationale ne se pose absolument pas, puisqu'au sein de l'Otan toute décision se prend par consensus. L'Alliance atlantique n'impose rien. Rien sur les équipements, rien sur la formation, rien sur les conditions d'emploi. Ce n'est pas parce que l'Otan décide de mener une opération que nous sommes obligés d'y participer. A chaque fois, on effectue un tour de table et chaque pays décide d'apporter des forces ou non.
Voyez ce qui se passe pour l'Afghanistan et à quel point l'Alliance a du mal à trouver plus de forces ou de nouveaux contributeurs ! On parle du risque d'un alignement sur la politique étrangère américaine. Mais regardez l'Allemagne : elle est on ne peut plus "otanienne" et, pourtant, elle s'est opposée durement à Washington à propos de l'Irak. L'Alliance de jadis face au pacte de Varsovie n'est plus du tout celle d'aujourd'hui. Nous avons changé d'époque.
Enfin, que doit devenir l'Otan ? Vous avez raison de poser cette question fondamentale. A mon sens, l'Alliance doit défendre un certain nombre de valeurs. Lesquelles ? Celles de la communauté euro-atlantique. Celle-ci repose non pas sur des contrats collectifs identiques - le pacte social américain est différent du pacte social européen - mais sur des fondements philosophiques communs : le libéralisme - politique, spirituel autant qu'économique -, la démocratie, les droits de l'homme. Il est important de défendre cette communauté de valeurs au moment où des puissances émergentes ne les partagent pas nécessairement.
P. Moscovici. - Nous avons là une grande divergence. Je ne crois pas à une communauté euro-atlantique, je n'y ai jamais cru. J'aime l'Amérique, j'y ai vécu et je pense que nous n'avons pas de meilleur allié sur la planète. Mais de là à dire qu'il y a ou qu'il doit y avoir une communauté euro-atlantique, surtout en cette période, non ! Les Constitutions française et américaine sont nées à la même période. Elles ont les mêmes racines philosophiques. L'Europe et les Etats-Unis sont les grands modèles démocratiques de la planète. Soit. De là à dire que nous partageons toujours et exactement les mêmes valeurs, je ne le crois pas. Nous sommes dans une période où les Etats-Unis ont George Bush à leur tête. Ce président est responsable de la guerre en Irak. Il a adopté une conception qui est celle d'une guerre de civilisations, une"guerre globale contre le terrorisme", dans laquelle il estime qu'il y a une coalition du Bien contre un "axe du Mal". Ce président couvre des actes de torture à Guantanamo. Voilà pourquoi je ne parle pas de communauté euro-atlantique.
H. Morin. - Avec les Etats-Unis, nous construisons une relation nouvelle et cette relation n'est pas une question d'hommes mais s'inscrit dans un échange d'Etat à Etat. D'ailleurs, rien de ce dont nous parlons n'est vraiment susceptible d'aboutir avant l'année prochaine, lorsqu'il y aura un nouveau locataire à la Maison-Blanche.
Et puis, nous avons dit ceci aux Américains : pour nous, notre participation pleine et entière à la rénovation de l'Otan n'est pas dissociable de notre volonté, de notre engagement à faire avancer l'Europe de la défense. Or qu'avons-nous déjà obtenu de George Bush ? Qu'il déclare, dans le saint des saints de l'Alliance atlantique, au sommet de l'Otan, que l'Europe de la défense est une nécessité. C'est un tournant majeur, une sorte de feu vert donné à tous les pays européens qui étaient jusqu'à présent réservés.
P. Moscovici. - Je me garderai bien de confondre les Etats-Unis avec George Bush et, c'est vrai, il ne sera plus président l'an prochain. Mais cette affaire de l'Otan n'intervient pas n'importe quand. Depuis près de huit ans, l'Amérique a adopté une politique étrangère particulièrement dangereuse. Or on assiste à un alignement de la France sur la stratégie "bushiste". Prenez l'Irak, dont les autorités françaises ne parlent pas. Je cherche en vain les déclarations qui ont été faites par le président de la République ou par son ministre des Affaires étrangères sur le retrait, un jour, des troupes américaines. Sur l'Iran, on se souvient de cette formule particulièrement malheureuse du président de la République : "Bombarder l'Iran ou la bombe iranienne", comme si l'option militaire était privilégiée. Il y a l'affaire afghane. Je ne crois pas en la sincérité des engagements plus que flous de George Bush sur la défense européenne, je ne les prends pas pour argent comptant. Je dis que vous traitez avec une administration discréditée et dangereuse. Du même coup, vous reprenez un certain nombre de ses thèses. Je trouve donc que ces discussions sur l'Otan s'engagent au mauvais moment, avec les mauvais interlocuteurs, et donc forcément sur les mauvaises bases.
N. O. - Que souhaitez-vous concrètement en matière de défense européenne ?
H. Morin. - Nous voulons des capacités propres pour être capables de mener des opérations militaires déterminantes, de façon autonome, c'est-à-dire au besoin sans l'Otan. Pour cela, il nous faut plus de capacités et des moyens adaptés de commandement. Nous avons aussi d'autres projets : la création d'un Erasmus militaire qui permettrait, comme pour les étudiants, une formation croisée des officiers européens; un réseau de surveillance maritime pour protéger l'Europe contre les trafics et l'immigration clandestine...
P. Moscovici. - Je suis favorable à ces développements-là. Mais en quoi sont-ils soumis à notre retour dans le commandement militaire intégré de l'Otan ? Nous pouvons faire tout cela sans.
Propos recueillis par Jean-Gabriel Fredet et Vincent Jauvert
source http://www.le-nouveaucentre.org, le 13 juin 2008