Déclarations de MM. Alain Juppé, Premier ministre, et Charles Millon, ministre de la défense, sur le débat sur l'avenir du service national, au Sénat le 18 avril 1996.

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Circonstance : Audition de MM. Juppé et Millon sur l'avenir du service national au Sénat le 18 avril 1996

Texte intégral

M. de VILLEPIN, président - Monsieur le Premier ministre, vous me permettrez tout d'abord d'évoquer votre très grande disponibilité pour notre commission, entre 1993 et 1995, quand vous étiez ministre des affaires étrangères. C'est pour nous tous un très grand souvenir...
Aujourd'hui, nous sommes réunis pour conclure les auditions sur l'avenir du service national. Notre commission et l'ensemble des sénateurs ont devant eux une très grande responsabilité, non seulement pour juger les événements français et internationaux, mais également pour essayer d'anticiper l'avenir à 30 ou 40 ans, car c'est véritablement de cela dont il s'agit.
Le premier devoir de notre commission est d'essayer d'obtenir pour notre pays une défense crédible, qui nous permette de répondre aux événements nombreux qui ne manqueront pas de se produire au cours du XXIe siècle.
Monsieur le Premier ministre, merci encore une fois d'être venu devant le Sénat. Je souhaiterais qu'après votre intervention, le maximum de sénateurs puissent vous poser des questions sur l'ensemble de la réforme. Je salue et remercie également Charles Millon, ministre de la défense.
Monsieur le Premier ministre, vous avez la parole...
M. JUPPÉ, Premier ministre - Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les sénateurs, je me réjouis de me retrouver en compagnie de Charles Millon devant votre commission, d'abord parce que cela me permet de renouer avec une pratique qui avait été pour moi source de grande satisfaction, lors des échanges que nous avions eus à de nombreuses reprises lorsque j'étais ministre des affaires étrangères, et ensuite parce que cela me donne l'occasion de m'exprimer sur un sujet dont vous avez eu raison de dire qu'il engage l'avenir sur une longue période, et qu'il traite de problèmes d'une importance vitale pour la Nation.
C'est la raison pour laquelle, conformément aux orientations données par le Président de la République, le Gouvernement a souhaité engager le débat sur l'avenir du service national à deux niveaux, et tout d'abord auprès de nos concitoyens. Nous avons pensé que le meilleur moyen de le faire était d'organiser un débat au sein de ce qui constitue la cellule de base de notre démocratie et, qui plus est, est traditionnellement le lieu de recensement de nos jeunes gens : je veux parler de nos communes.
Dans cet esprit, j'ai récemment écrit à tous les maires de France pour leur suggérer d'organiser un débat qui s'adresse à l'ensemble de la population. Ceci est en cours et, déjà, de nombreuses réunions ont été organisées sur le terrain.
Bien entendu -et c'est le second niveau-, il importait que la représentation nationale fut saisie et que les parlementaires puissent y réfléchir. C'est ce que vous avez fait dans le cadre des travaux de votre commission, comme le fait dans le même temps la mission d'information de l'Assemblée nationale. Le Gouvernement attend beaucoup de cette réflexion et des propositions qui en découleront.
Nous avons choisi cette double démarche parce que, dans une matière comme celle dont nous traitons aujourd'hui, il faut dépasser les conflits d'intérêt ou les égoïsmes catégoriels, pour appeler l'ensemble de la Nation à faire preuve de réflexion et d'imagination. C'est une réflexion collective qui concerne tous les Français, toutes les familles, et, bien sûr, au premier chef, tous les jeunes de notre pays.
Le débat est donc ouvert, et je tiens à préciser d'emblée que rien n'est encore arrêté quant à l'issue de ce débat. Pour établir le projet de loi qu'il aura, le moment venu, la responsabilité d'élaborer, le Gouvernement s'appuiera sur vos conclusions et sur celles du débat local, dont les résultats seront transmis au ministère de la défense par l'intermédiaire des préfets, dans la deuxième quinzaine du mois de mai.
Je voudrais rappeler le champ de ce débat : il ne s'agit pas de le restreindre, mais je ne m'engagerai pas aujourd'hui dans la question de savoir s'il faut ou non constituer pour l'avenir une armée professionnelle, puisque, dans le cadre des responsabilités que lui confèrent nos institutions, le Président de la République a, au terme de plusieurs réunions du Conseil de défense, pris l'option que vous savez. C'est donc vers l'armée professionnelle que nous souhaitons engager notre défense nationale au cours des cinq à six prochaines années.
Les Assemblées débattront de ce problème dans le cadre de l'examen du projet de loi de programmation militaire, qui sera transmis le 13 mai aux Assemblées et discuté au cours du mois de juin. L'exercice d'aujourd'hui est centré sur l'avenir du service national.
En effet, la professionnalisation de nos armées entraînera la disparition progressive du service militaire tel que nous le connaissons depuis quelques décennies. Ce qui est en jeu aujourd'hui, c'est donc de savoir ce que nous voulons faire du service national dans ses formes civiles comme militaires, de quels principes il devra s'inspirer, quelles formes nous souhaitons lui voir prendre.
Chacun de nous en est bien conscient : la question du service national doit d'abord s'envisager en termes d'intérêt national, de besoins à satisfaire pour notre défense. Ces nouveaux besoins sont à mon sens de trois ordres : d'abord -cela va de soi- le besoin de sécurité. Dans un monde où l'instabilité et l'insécurité sont aussi fortes, peut-être même plus que dans le monde bipolaire de l'après-guerre, la protection des personnes et des biens constitue une exigence fondamentale.
J'ajoute que d'autres menaces sont présentes à notre esprit : le terrorisme, la délinquance internationale, le développement des trafics, tel le trafic de drogue. Jamais la sûreté n'a été un souci aussi fort et aussi indispensable qu'aujourd'hui.
Seconde préoccupation : le souci de renforcer la cohésion nationale. C'est aussi un des enjeux du débat qui s'ouvre aujourd'hui. Nous ne pouvons accepter l'émergence d'une société à deux vitesses, où les inégalités se cumulent pour rendre l'exclusion de plus en plus profonde. Nous devons imaginer des formes nouvelles de solidarité et de nouvelles voies vers l'égalité des chances.
Enfin, le troisième enjeu est de restaurer une véritable éducation citoyenne, dans une société trop souvent tentée par l'individualisme, le désintérêt pour les affaires publiques ou le repli sur soi. Il faut avoir en tête de favoriser le sentiment d'appartenance à une communauté nationale, qui implique des droits, bien entendu, mais aussi des devoirs. Nous devons développer à nouveau un sens de la responsabilité, qui est la condition même du pacte républicain et de la solidarité nationale.
De quelle façon un service national rénové peut-il répondre à ces besoins fondamentaux à la fois nationaux, sociaux et civiques ? Le Gouvernement a proposé pour ce service rénové trois domaines essentiels. Le premier est celui de la sécurité et de la défense, correspondant à une protection renforcée du territoire, des personnes et des biens. Il s'exercerait par définition au sein des armées, mais aussi de la gendarmerie, de la police nationale, des douanes. Il assumerait également des missions en matière de sécurité civile et d'environnement.
Second champ d'action : un service de cohésion sociale et de solidarité, qui pourrait comprendre deux volets. Le premier concernerait l'aide aux organismes d'accueil et d'insertion, ainsi que l'urgence sociale -c'est tout le tissu associatif, dont on connaît l'action essentielle dans notre société. Le second volet s'inscrirait dans un effort important pour permettre aux jeunes en difficulté de trouver leur voie dans la société et le monde du travail.
Enfin, troisième champ d'application de ce service rénové : la coopération internationale, qui permettrait de renforcer la présence de la France et son action en faveur du développement économique et culturel ; un service d'action humanitaire également, qui pourrait répondre aux besoins croissants qui existent dans le monde, mais aussi dans notre pays.
Voilà ce que pourraient être les finalités du service national, dans le contexte nouveau que crée le choix opéré en faveur de la professionnalisation de nos armées. La question fondamentale est celle de savoir où va notre choix -obligation ou volontariat- et c'est tout l'enjeu de la discussion engagée depuis quelques semaines maintenant. Le sens que prendra le nouveau service national dépendra largement de ce choix.
L'obligation est une façon de maintenir dans une société en mutation un repère fort qui, comme je l'ai dit, est constitutif du pacte républicain. Ce choix s'inscrirait dans une perspective de restauration des principes d'universalité et d'égalité, qui se sont progressivement affaiblis au cours des dernières décennies. L'accent serait mis alors sur la nécessité du brassage social et d'un équilibre des droits et des devoirs de chaque Français.
Seconde option : le volontariat. Il permettrait, quant à lui, de convertir l'individualisme qui progresse dans notre société en un véritable engagement républicain. Il consacrerait la responsabilité de chacun, en faisant appel à une capacité de générosité, à un idéal qui risqueraient sans cela de rester à l'état de virtualité. Consacrer quelques mois de sa vie aux autres, à la Nation, constituerait indéniablement une forme d'adhésion à la communauté que nous constituons.
Le champ du débat sur l'avenir du service national étant ainsi défini, je voudrais ajouter quelques mots sur la manière dont va s'articuler le projet de loi de programmation militaire et le débat sur le service national.
Le projet de loi de programmation a pour objet essentiel le passage de l'armée de conscription qui existe aujourd'hui à l'armée professionnelle, que nous voulons constituer à échéance de cinq ou six ans. Les orientations qui seront retenues pour le service national -obligation ou volontariat- ne devraient pas remettre en cause cette perspective fondamentale. La part que pourrait prendre le ministère de la défense au financement du nouveau service national sera en toute hypothèse identifié avant le vote de la loi dans le projet de loi de programmation, et son contenu pourra ensuite être précisé, avant le vote de la loi, en fonction des conclusions du débat qui est lancé.
L'avenir du service national, quant à lui, fera l'objet d'un projet de loi particulier, tenant compte des orientations du Président de la République. Ce projet sera préparé pendant l'été et présenté au Parlement à l'automne. Il devra définir les objectifs et les grands principes d'organisation du nouveau service national, après avoir pris en compte les différentes consultations que j'ai évoquées.
C'est donc à l'occasion du vote de cette loi sur le service national que le Parlement pourra se prononcer de manière définitive, après avoir exprimé son avis et ses propositions sur le projet gouvernemental, prendre position et exercer sa responsabilité de vote.
Cette réforme est l'une des plus importantes qu'ait engagé le Gouvernement, et finalement l'une des plus importantes engagées depuis plusieurs années. Elle dépasse le seul domaine de la défense, elle représente un véritable choix de société, elle pourra avoir, demain, un impact comparable à celui qu'ont eu les réformes sur la peine de mort ou l'abaissement de la majorité légale à 18 ans.
Elle constitue également pour la société française une occasion exceptionnelle de porter sur elle-même un regard libéré du poids des considérations partisanes ou des intérêts particuliers. Elle permet de sortir le débat politique des débats d'experts et du cloisonnement idéologique. Le témoignage et l'avis de chacun prennent ici une légitimité et un intérêt évidents.
Au-delà du lien qui s'établira entre les citoyens et la Nation, imaginer un service national rénové, c'est aussi répondre à l'attente des jeunes de notre pays. Hier, faire ses premiers pas dans la vie sociale et professionnelle était une démarche naturelle et presque spontanée ; aujourd'hui, c'est devenu pour beaucoup une épreuve redoutable. Or, en perdant confiance en l'avenir, c'est en eux-mêmes que de plus en plus de jeunes Français pourraient perdre confiance.
Ce phénomène est grave : une société qui se révélerait incapable de faire une place à sa jeunesse serait menacée de péril. Le nouveau service national doit donc être un élément essentiel de notre démarche, pour donner aux jeunes générations les moyens de trouver leur autonomie, et d'affirmer un lien renouvelé avec la Nation. C'est dire que l'enjeu des discussions que nous avons aujourd'hui est décisif pour l'avenir de la collectivité nationale.
Voilà les réflexions préalables que je voulais faire, mais nous sommes maintenant évidemment, le ministre de la défense et moi-même, à votre disposition pour vous entendre et répondre aux questions que soulève le débat que je viens de résumer.
M. de VILLEPIN, président- Merci beaucoup, Monsieur le Premier ministre, de cet exposé très clair.
La parole est à M. Serge Vinçon, rapporteur, puis aux commissaires...
M. VINÇON, rapporteur - Monsieur le Premier ministre, l'esprit de défense que les Français ont cultivé depuis des générations s'exprimait plutôt face à une menace extérieure, et le service militaire, tel que nous le connaissons aujourd'hui, a favorisé la culture de l'esprit de défense.
Aujourd'hui, les menaces sont peut-être davantage intérieures ou lointaines. Les forces de projection répondent aux menaces lointaines. S'agissant des menaces intérieures, pouvons-nous cultiver un esprit de défense, et l'école peut-elle en constituer le cadre ?
Mme LUC - Monsieur le Premier ministre, Monsieur le Ministre, le Président de la République a exprimé sa volonté de remettre totalement en cause la politique de défense de la France. Après sa décision unilatérale de réintégrer complètement notre pays dans l'OTAN, il veut maintenant couper tout lien entre l'armée et la Nation en abandonnant la conscription. Celle-ci serait remplacée par une armée de métier, composée d'un corps expéditionnaire de 60.000 hommes pouvant se projeter en tout point du globe, pour jouer les gendarmes d'un nouvel ordre mondial, au service des puissants.
Dans ces conditions, le débat initié dans le pays apparaît piégé et réglé d'avance, bien que vous disiez que tout peut encore se discuter, car il ne porte tout au plus que sur des modalités de mise en oeuvre du plan de liquidation annoncé par le Président de la République !
Or, ce plan ne constitue pas la bonne réponse à la véritable question de l'adaptation et de la modernisation du service militaire, qui, en l'état, ne contente personne, ennuie et décourage les jeunes, en ne leur apportant pas un contenu leur permettant de se sentir utile à la défense de la souveraineté et des intérêts de notre pays, en un mot de s'enrichir assez pendant cette période.
En fait, il est absolument indispensable de revitaliser, de maintenir le lien entre la défense et la Nation -vous savez que nous y tenons beaucoup, nous, les parlementaires communistes. Les nombreux contacts que nous avons dans nos départements, l'abondant courrier de jeunes, de parents, d'anciens combattants, de salariés des industries d'armement, mais aussi de militaires de tous grades, ainsi que ce que nous entendons dans les débats en cours, montrent que cette opinion est partagée par un très grand nombre de nos concitoyens.
Dans ces conditions, le Gouvernement va-t-il satisfaire cette exigence capitale pour le devenir de notre pays, en concevant avec les jeunes eux-mêmes -et j'insiste, car ils ont leur mot à dire- un nouveau type de service court, qualifiant, répondant aux enjeux de citoyenneté -dont vous parlez beaucoup, mais qu'il faut mettre en pratique-, qui serve à la fois la France et les jeunes ?
M. CLOUET- Monsieur le Président, il se trouve que j'appartiens au même département que Mme Luc. Or, le courrier que je reçois est totalement en contradiction avec celui qui lui parvient...
Mme LUC- Nous n'avons pas les mêmes électeurs !
M. CLOUET - ... Par conséquent, je pense que nous n'avons pas les mêmes correspondants !
Mme LUC - C'est la démocratie !
M. BLIN - Monsieur le Premier ministre, Monsieur le ministre, je m'exprime ici en mon nom personnel, mais aussi en écho aux soucis dont m'ont fait part certains membres de mon groupe.
Je voudrais dire ma satisfaction que ce soit engagé ce débat au Parlement, concernant le service national. Ce débat est également ouvert devant tous les maires de France, et c'est une bonne chose.
Mais cette satisfaction est tempérée par une certaine perplexité, car il me paraît que des données essentielles du problème, financières, pratiques, ainsi que de mise en place de ce service, restent terriblement imprécises.
Les contraintes financières étant ce qu'elles sont, elles finiront par l'emporter. Tant que nous n'en savons pas plus, il nous est vraiment difficile de formuler une opinion ferme sur ce sujet délicat, sauf peut-être, comme à l'Assemblée nationale, à souhaiter le parallélisme -et non la succession- entre l'examen de la loi de programmation militaire, qui devrait avoir lieu en mai-juin, et la loi sur le service national.
Mais la première étant dominée par des contraintes budgétaires fortes, il va de soi que le service national sera ce que nous pourrons en faire, en fonction des moyens que nous lui consacrerons. Il faut donc que l'on sache en même temps ce qui lui sera réservé dans la loi de programmation militaire, et ce que nous mettrions dans ce service s'il voit le jour. Je regrette ce décalage dans le temps : j'aurais préféré, à l'image de mon collègue de Robien, à l'Assemblée nationale, que les débats viennent ensemble, car, à mon avis, ils ne font vraiment qu'un, au moins au plan budgétaire !
Seconde constatation : nous considérons, comme vous-même, comme le Président de la République et comme une grande majorité des sénateurs, que le passage à l'armée professionnelle est inéluctable. Tout a été dit là-dessus, et je n'y reviendrai pas. Tout cela conduit à la naissance, pour la première fois dans l'histoire de France, d'une armée professionnelle.
Néanmoins, le changement culturel est énorme -mais je sais que vous le mesurez. Dans le cas d'une armée de conscription, l'armée est le creuset où se forgent, s'entretiennent et se reflètent l'identité et l'âme de la Nation. Dans le cas d'une armée professionnelle, l'armée devient l'instrument de défense de la Nation. Ce n'est pas la même chose... Dans le premier cas, il y a une sorte de parité entre la Nation et son armée ; dans le second cas, l'armée n'est plus qu'un instrument parmi d'autres, qui permettra d'assurer la défense des intérêts de la Nation.
On ne peut mésestimer la gravité et l'importance du changement culturel qui va en découler, et je crois que c'est parce que nous mesurons tous l'ampleur de cette mue que nous sommes si soucieux quant à ce qui pourrait la rendre tolérable.
A quelle tâche se vouerait un service national généralisé ? ... Le rapporteur, M. Vinçon, a remarqué que ce n'est pas la même chose que de défendre sa terre aux frontières et de contribuer à la conversion du corps social, qui souffre de graves maux. Ce sont des vocations différentes, et l'on ne peut dire que l'armée ait vocation à préparer à ces tâches. Je sais que Lyautey a parlé du rôle social de l'officier, mais il y a là un changement de culture profond à opérer, et ce n'est pas facile...
A quel prix pourra-t-on assurer ce service ? J'ai lu les propos que le ministre de la défense a tenus sur ce point, tant au Sénat qu'à l'Assemblée nationale. Ils ne me rassurent pas pleinement. C'est vous dire l'intérêt de la loi de programmation militaire que nous aurons bientôt à examiner...
Enfin, par qui ce service sera-t-il encadré ? Il n'apparaît pas que les militaires, dont les mérites sont grands, ont vocation à s'occuper de choses qui n'étaient pas jusqu'alors de leurs compétences...
Peut-on se replier sur la notion de volontariat ? Là encore, quelques questions surgissent : vous aurez des volontaires, mais lesquels ? L'expérience allemande mérite réflexion...
Selon moi, le volontariat doit constituer un honneur et être considéré comme un plus dans la carrière d'un homme -ou éventuellement d'une femme- un signe fort de sa qualité, de sa compétence et de son efficacité. Il faut une sorte de code d'honneur du volontariat qui puisse attirer à lui le plus grand nombre de jeunes possible.
Cependant, qui aura la charge de la couverture de ce service social rénové ? Ce ne serait plus l'armée dans l'hypothèse que j'évoquais tout à l'heure. Si ce sont d'autres ministères, leurs budgets pourront-ils supporter cette charge nouvelle ?
Enfin, s'il n'y a plus ce lien physique, vital, culturel entre tout jeune et la Nation, sera-ce à l'éducation nationale de l'assurer ? Cela paraît très peu probable, mais au moins, qu'on rétablisse l'enseignement de l'histoire de la France dans sa vérité, dans sa pureté, dans sa rigueur ! L'histoire est une chronologie. Nous nous sommes faits par étapes, et il faut qu'on sache quelles ont été ces étapes, qui ont toutes leurs mérites. Je parie qu'aujourd'hui, huit Français sur dix ne sont plus capables de dater les moments les plus importants de notre histoire !
Monsieur le Premier ministre, je ne voterai pas un service national le plus généreux du monde s'il n'y avait pas aussi la certitude qu'il va y avoir le rétablissement de l'histoire dans sa dignité. Quand on oublie l'histoire, elle se répète à nos dépens, et il faut qu'on fasse de ce point de vue un très gros effort...
On me dira que la conscription n'a pas toujours existé, et qu'il fut un temps où les Français n'étaient pas soldats de droit. Pire : on les choisissait au sort ! Cette France n'était pas la France d'aujourd'hui. C'était une France où les valeurs de cohésion, les valeurs religieuses, étaient fortes, une France où la famille restait un instrument de culture et de formation très puissant, une France attachée à une terre qu'on défendait. Il existait une appartenance physique à son sol.
Aujourd'hui, les valeurs religieuses sont en déclin profond, la famille connaît les tourments que l'on sait. Quant à l'attachement à la terre, que peut-il signifier dans une jeunesse qui n'a comme horizon que le béton des banlieues ?
Il faut donc rétablir des racines, mais cela me paraît extrêmement difficile, et il faudra fortement charpenter ce service -fut-il volontaire- pour qu'il soit digne de succéder au service militaire de toujours.
M. Vinçon a parlé d'un problème de menaces intérieures. Je crois qu'à un horizon raisonnable, nos craintes d' une agression venue d'ailleurs ne sont plus ce qu'elles étaient, mais nos craintes d'agressions venues du dedans sont plus nombreuses et plus fortes qu'autrefois, et c'est sans doute à celles-ci qu'il faudra répondre demain plutôt qu'à celles-là !
J'aimerais que d'ici mai -et encore plus d'ici septembre- vous puissiez nous apporter en cette matière si délicate toutes les informations et toutes les précisions qui nous manquent pour nous permettre de nous forger un jugement valable.
M. DELANOË - Ce débat a commencé par l'intervention du Président de la République, voici deux mois. Beaucoup de débats ont eu lieu en commission, aussi bien au Sénat qu'à l'Assemblée nationale. En séance même, nous avons eu l'occasion de participer à de nombreux échanges, et toutes les auditions qui ont eu lieu ont déjà amené des éléments de réponse.
Néanmoins, la question du service national ne peut se poser que par rapport à l'analyse que l'on fait du monde et des besoins de défense de notre pays, et éventuellement de l'Europe.
De ce point de vue, le Président de la République -même s'il est bien normal qu'il indique le cadre de sa préférence, même si l'on peut en avoir un autre- ne nous a pas fourni d'éléments sur le cadre dans lequel il pense voir se développer la défense de notre pays dans les décennies qui viennent.
Il a même opéré une rupture assez profonde avec la politique de ses prédécesseurs de la Ve République, rupture peut-être justifiée : le monde a changé, les technologies aussi. Cependant, nous attendons du plus haut responsable du pays une analyse géostratégique et des conséquences en matière de défense.
Ainsi, pour rester dans le cadre de nos auditions, le représentant de l'Allemagne fédérale expliquait à notre commission que, pour leur part, les Allemands considéraient qu'il fallait conserver des troupes terrestres assez importantes, le continent européen connaissant encore trop d'incertitudes en termes de politique de défense.
Cela m'amène, Monsieur le Premier ministre, à vous dire que je vous ai entendu exprimer une profession de foi extrêmement forte en matière de politique étrangère européenne et de défense. Toutefois, de ce point de vue, nous n'avons pas encore entendu les plus hauts responsables de l'Etat nous dire comment la réforme se posait par rapport à des choix politiques de défense, notamment européens.
De la même manière, les rapports avec l'Alliance atlantique et ce que le Président de la République appelle "le pilier européen" donnent l'impression qu'il s'agit de la France en tant qu'élément de l'Alliance atlantique, et non de l'Europe, avec une autonomie des décisions au sein de l'Alliance atlantique, ce qui, là aussi, pourrait conduire à une rupture assez profonde avec la politique des prédécesseurs du Président de la République actuel. C'est sur toutes ces questions que nous devons avoir des réponses, avant de nous prononcer sur le service national.
Vous avez fait tout à l'heure une analyse que je partage à propos du développement de l'individualisme dans nos sociétés modernes et des défis que cela pose à tous les responsables dans une démocratie, mais qu'aurons-nous pour que les citoyens de ce pays aient un rapport avec le besoin de défense nationale ? Ce que vous proposez dans le cadre du service national rénové obligatoire répond à la nécessité de cohésion sociale, mais absolument pas, dans l'état actuel des choses, à la question d'appartenance à la communauté nationale.
La défense suppose parfois des sacrifices, y compris peut-être en termes d'impôt... J'accepte a priori la difficulté budgétaire, car elle s'impose à n'importe quel Gouvernement. Mais on ne peut pour autant évacuer un certain nombre de choix politiques, découlant des réponses aux questions que je viens de poser !
De ce point de vue, dans toutes les auditions qui ont eu lieu, ici comme à l'Assemblée nationale, il a été fait état de beaucoup d'éléments chiffrés relatifs au coût assez important d'un service militaire court pour tous les jeunes Français. C'est une des réponses possibles, mais, en revanche, nous ne voyons pas d'arguments précis concernant le coût des réformes que vous proposez.
Or, nous avons besoin, dans le débat en cours, que le Gouvernement nous donne une estimation de cette transformation considérable. Le représentant de la Grande-Bretagne nous a dit combien le passage à une armée purement professionnelle avait nécessité de sacrifices financiers sur les matériels au profit de crédits supplémentaires destinés à gérer les carrières. Comment allons-nous gérer tout cela en même temps, en tenant compte de la restructuration de l'armement et des questions d'aménagement du territoire ?
M. CALDAGUÈS - Monsieur le Premier ministre, les auditions auxquelles nous avons procédé me paraissent confirmer la lucidité des orientations définies par le Président de la République, et j'ai tendance à penser que ce sentiment est largement partagé par tous ceux qui ont assisté à la plupart ou à la totalité des auditions qui viennent d'avoir lieu.
Cela dit, il paraît évident qu'un service national rénové ne pourra inscrire son financement dans la loi de programmation militaire, si ce n'est en ce qui concerne l'auxiliariat...
Dans ces conditions, devons-nous nous attendre à ce que l'institution d'un éventuel service national rénové comporte non seulement une loi normative, mais également une loi de programmation ?
M. ESTIER - Monsieur le Premier ministre, vous avez dit que le choix restait ouvert entre l'obligation et le volontariat.
Selon les auditions auxquelles nous avons procédé, de nombreux militaires penchent plus pour un volontariat que pour le maintien d'un service obligatoire. Ils ont même, pour la plupart, exprimé l'idée qu'à partir du moment où l'on aurait une armée professionnelle, il ne faudrait pas avoir davantage de 20 à 25.000 volontaires pour compléter cette armée -c'est ce qui pourrait entrer dans le domaine de la sécurité-défense.
Cependant, comment pourra-t-on maintenir plusieurs dizaines de milliers d'appelés dans le cadre d'un service obligatoire ? Le budget de la défense financera-t-il encore le coût de fonctionnement de celui-ci ?
Par ailleurs, concernant le calendrier, vous dites que le projet de loi de programmation devra identifier le coût du nouveau service national. Comment pourrons-nous l'identifier, alors que les conclusions financières du débat engagé dans les communes et au niveau de la représentation nationale ne seront pas connues au moment où nous aborderons la loi de programmation militaire ? Cela risque de poser, le moment venu, un certain nombre de questions difficiles à résoudre...
M. LOMBARD - Monsieur le Premier ministre, pendant deux siècles, la défense de notre pays a été assurée par la mobilisation d'une partie de notre jeunesse, qui acquittait ainsi l'"impôt du sang". Aujourd'hui, pour des raisons à la fois techniques et psychologiques, cela paraît parfaitement dépassé, non seulement pour des opérations de projection à l'extérieur, mais également pour assurer la défense du sol français.
Doit-on considérer que l'armée, en tant que creuset assurant le sentiment de solidarité nationale, disparaît et qu'il faut trouver autre chose ? Je suis sceptique, car cela signifierait que les femmes, qui n'étaient pas appelées à faire leur service militaire, auraient été moins sensibles à la solidarité nationale et à la défense de la communauté que les hommes. Or, le souvenir de certaines résistantes me porte à penser que ce n'est pas vrai ! On peut donc s'élever avec vigueur contre cette interprétation...
Le service national civil peut-il être un creuset qui remplace le service militaire d'autrefois ? Là encore, je suis sceptique... Que va être ce service civil national, obligatoire ou volontaire, sinon la fourniture de main d'oeuvre gratuite -ou du moins à très faible coût- à des administrations publiques, des administrations d'Etat, des collectivités locales, des associations ou même des entreprises ?
Il y a là un risque de concurrence avec la main d'oeuvre salariée. Par ailleurs, n'est-ce pas là non plus courir le risque d'innombrables injustices, plus graves que celles qu'on dénonce aujourd'hui ?
M. PASQUA - Monsieur le Premier ministre, comme beaucoup ici, je crois à la justesse de l'analyse du chef de l'Etat et à ses propositions. Je crois qu'effectivement le rôle du Parlement est d'analyser, de supputer, de débattre et, le moment venu, de voter, et de faire en sorte que la loi arrête la nouvelle organisation de nos armées.
En ce qui me concerne, au terme des quelques auditions auxquelles j'ai participé et des documents que j'ai lus, qui retracent les auditions auxquelles je n'ai pas pu assister, je vois mal comment on pourrait concilier la réforme tendant à la création d'une armée professionnelle et le maintien d'un service civil national ! Cela me paraît incompatible.
J'ajouterai que ces auditions ont mis l'accent sur les inégalités du système actuel. Naturellement, nous sommes, les uns et les autres, restés très sensibles à la nécessité du maintien de la cohésion nationale, et à la part que les armées ont pris, autrefois, au développement de cet esprit. Je ne suis pas sûr que tel puisse être encore le cas aujourd'hui, compte tenu des inégalités qui ont été signalées.
Je crois qu'il sera très difficile de concilier deux systèmes qui me paraissent inconciliables, car je ne vois pas pourquoi on se lancerait dans l'armée professionnelle si, dans le même temps, on devrait aboutir à la création d'un service civil national qui concernerait tout le monde ! Cela me paraît illusoire...
Par contre, les historiens ont évoqué les conséquences désastreuses pour notre pays de l'absence de réserves. C'est donc sur ce point précis que je voudrais interroger le Premier ministre ou le ministre de la défense, car les renseignements qui nous ont été apportés sur la façon de constituer les réserves de l'armée professionnelle ne me paraissent pas suffisamment clairs.
Tout d'abord, comment vont-elles être constituées ? A-t-on une idée de leur importance et de leur volume ? Comment seront-elles encadrées ? Quels sont les moyens pour faire face aux dangers intérieurs qui peuvent se présenter ?
Par ailleurs, le ministère de l'intérieur a prévu la constitution de réserves constituées par le maintien ou le rappel en activité des contingents de policiers auxiliaires des cinq années précédentes. Qu'en est-il ? Quelles sont les études conduites actuellement ? Envisagez-vous le maintien des policiers et des gendarmes auxiliaires, ce qui me paraît être inscrit dans votre réflexion ?
Enfin, d'une manière générale, à combien se monteraient éventuellement les forces de réserves affectées aux tâches intérieures ?
M. Philippe de GAULLE - Monsieur le Premier ministre, me permettez-vous de vous poser la question que posait le colonel de Gaulle, en réponse à une lettre, en 1938 ?
"Il faut maintenir le recensement pour le rappel éventuel des classes en temps de guerre, mais croyez-vous qu'en temps de paix, aucun Etat n'aura désormais jamais plus assez d'argent et de moyens, à la fois pour un corps de bataille forcément professionnel et pour la masse de la conscription ?"...
M. de VILLEPIN, président - Monsieur le Premier ministre, Monsieur le Ministre, vous avez la parole...
M. JUPPÉ, Premier ministre - Tout change et rien ne change ! ... Je vais essayer d'apporter quelques éléments de réponse à ces nombreuses questions, puis je demanderai à Charles Millon de compléter mon propos...
Dans mon intervention liminaire, je souhaitais que ce débat puisse s'élever au-dessus des polémiques partisanes et des partis-pris idéologiques. Je vois que je n'ai pas été entièrement entendu par Mme Luc ! De grâce, faisons l'économie de procès d'intention et évitons de parler de "plan de liquidation", d'"interruption du lien entre la défense et la Nation", etc. !
Il est un point sur lequel je ne puis vous laisser dire ce que vous dites, quelle que soit par ailleurs la part du débat politicien. Vous prétendez en effet que le Président de la République a choisi de réintégrer l'OTAN complètement et sans condition : c'est une contre-vérité !
Il faut prendre en considération la marche du temps : nous ne sommes plus en guerre froide et nous avons bien l'intention d'obtenir que l'Alliance atlantique ne soit plus ce qu'elle était il y a dix, vingt ou trente ans. Il faut la moderniser, la rénover profondément. Cela signifie qu'il faut permettre au sein de l'Alliance l'expression d'une identité européenne de défense. On a appelé cela un "pilier". Je préfère l'expression "d'identité" ou "d'entité". C'est ce vers quoi nous allons, et ce dont la France a commencé à convaincre ses partenaires.
Le sommet de l'Alliance atlantique, à Bruxelles, en janvier 1994 -auquel je participais en tant que ministre des affaires étrangères- en avait posé les bases. Depuis, sous l'impulsion de Jacques Chirac, de nouveaux progrès ont été réalisés. Les prochaines réunions de l'Alliance avec nos partenaires européens, britanniques et allemands, ainsi qu'avec nos alliés américains, permettront d'aller de l'avant.
C'est uniquement dans ce contexte que la France est prête à faire mouvement, non pour réintégrer les choses telles qu'elles existaient il y a vingt ans, mais pour participer plus activement et plus pleinement à une Alliance rénovée et redéfinie. Votre présentation relève de la polémique et non d'une analyse objective de la situation !
Par ailleurs, le débat qui nous occupe n'est qu'un débat second : la question préjudicielle est en effet de savoir quelle défense nous voulons pour la France. Je me souviens d'avoir entendu l'amiral de Gaulle dire un jour que l'armée était faite pour défendre le pays, et non pour assumer des responsabilités de caractère social. La question est bien celle là : le service national est-il fait pour la défense, ou la défense est-elle faite pour le service national ? Notre préoccupation essentielle est la défense de la France. C'est de là que tout part, et de cela que tout dépend !
Je comprends la préoccupation de M. Delanoë, mais je trouve qu'il a été inattentif aux propos du Président de la République, car l'analyse géostratégique qu'il souhaite, le Président l'a faite très clairement, au terme d'un processus de réflexion approfondi, alimenté par le comité stratégique qu'avait constitué M. Millon, et qui s'est déroulé à l'occasion de six conseils de défense qui se sont succédé depuis que le Président de la République a pris ses fonctions !
Cette analyse, compte tenu de ce que le monde est devenu depuis 1989, consiste à identifier quatre préoccupations fondamentales, quatre priorités, quatre objectifs pour notre défense. Le premier est bien entendu la défense des intérêts vitaux de la France, et c'est pourquoi nous continuons à affirmer que la dissuasion nucléaire reste le socle, le fondement de notre défense.
C'est ce qui fait une différence sensible avec la problématique allemande, sous bénéfice de ce que la dissuasion française peut d'ailleurs faire pour l'ensemble de la défense européenne. Nous avons là une originalité absolue sur le continent européen -en mettant les Britanniques dans une situation proche de la nôtre- qui reste le coeur de notre défense.
Je ne vais pas reprendre ici ce qui a été fait -et bien fait- depuis dix mois, à savoir l'achèvement de nos essais nucléaires, qui nous permet d'envisager les quarante ou cinquante prochaines années avec un maximum d'éléments de certitude, tout en prenant une attitude extrêmement positive dans tout ce qui est limitation de la prolifération nucléaire, ou option zéro en matière d'interdiction des essais...
Second objectif : la prévention. Sans entrer dans le détail, je puis vous dire que la loi de programmation militaire prendra pleinement en compte cette préoccupation essentielle en matière de renseignement, d'observation, de satellites, etc., sans oublier le pré-positionnement de nos forces dans un certain nombre de zones où nous avons des intérêts directs. Les crédits nécessaires à cette politique de prévention seront bien entendu maintenus dans la loi de programmation militaire.
Troisième objectif : la projection. Un certain nombre de menaces pour la sécurité de notre pays, ou pour son rôle et sa place dans le monde, proviennent de crises régionales ou sectorielles, qui peuvent nous amener à projeter un certain nombre de forces sur le terrain.
Or -sans que ce soit une critique de la manière dont les chefs militaires ont géré les choses par le passé- nous devons bien constater que nous ne disposons pas aujourd'hui de cette capacité de projection à un niveau suffisant. Souvenons-nous de la guerre du Golfe, ou même des difficultés que nous connaissons en Bosnie pour dépasser un certain effectif de forces projetables. En effet, nous sommes beaucoup moins opérationnels et efficaces que d'autres pays européens, qui dépensent pour la défense la même quantité d'argent que nous en proportion de leur PIB !
Le choix du Président de la République est celui de la professionnalisation, dans la ligne qu'évoquait l'amiral de Gaulle, en faisant une citation particulièrement bienvenue ! Les conséquences de ce choix seront traduites dans la loi de programmation militaire.
Enfin, la quatrième dimension de l'analyse géostratégique du Président de la République est la protection du territoire contre un certain nombre de menaces. Cette protection va reposer sur la gendarmerie, dont les effectifs vont augmenter, pour être portés jusqu'à 96.000 hommes. Elle a pour base la défense militaire du territoire. L'armée de terre viendra renforcer ce dispositif en cas de troubles graves.
Par ailleurs, en ce qui concerne les réserves, notre objectif est de 100.000 hommes, dont 50.000 dans les armées et 50.000 dans la gendarmerie, ceci donnant d'ailleurs lieu à formalisation dans une loi de programme sur les réserves, que le ministre de la défense est en train de préparer et qui sera présentée à l'automne.
C'est de tout cela que découle la question dont nous débattons aujourd'hui : à quoi sert le service national dans ce contexte ? Comme l'a dit M. Pasqua, et comme le disait implicitement l'amiral de Gaulle dans sa citation, dès lors que ces choix géostratégiques -dont nous considérons qu'ils sont bons pour la défense du pays- sont faits, il est évident que le service national tel qu'il existe n'a plus de signification ni de raison d'être et que nous devons en tirer les conséquences.
Cela soulève un certain nombre de questions, dont le problème du coût. Il est vrai que cela aura un coût de transition. Nier cette réalité ne serait pas sincère. L'exemple britannique démontre bien qu'il existe un coût de transition : nous l'assumerons, parce que les choix que nous faisons vont par ailleurs générer des économies.
La loi de programmation repose sur une hypothèse d'une enveloppe globale annuelle de 185 milliards de francs valeur 1995 pour notre effort de défense, ce qui représente une contraction importante de l'ordre de 20 % par rapport à 1995. Il y a là une marge de manoeuvre qui nous permettra de financer à la fois les coûts de restructuration de défense et le coût de transition, non sur le budget de la défense, mais sur l'ensemble des dotations budgétaires dont nous disposons.
Permettez-moi d'ajouter que, si la préoccupation budgétaire est importante, elle ne doit pas tout commander pour autant ! Il faut d'abord faire des choix de défense et déterminer ce qui est bon pour la France et pour sa sécurité, avant d'essayer de faire en sorte que ce soit compatible avec les contraintes budgétaires qui sont les nôtres.
Une telle orientation ne met-elle pas en cause l'esprit de défense ? Plusieurs d'entre vous ont exprimé leurs soucis à ce sujet. M. Vinçon, le premier, m'a demandé comment serait assuré le lien entre la Nation et les armées ainsi rénovées. J'ai dit ce que nous envisagions pour les réserves : voilà un lien très étroit entre la Nation et les armées, y compris la gendarmerie ! Par ailleurs, il restera dans cette armée professionnelle, telle que nous l'envisageons, 27.000 à 30.000 appelés ou volontaires, qui continueront à maintenir ce lien.
M. Blin dénonce par ailleurs la perte des repères, l'affaiblissement du lien national et des valeurs. Je ne voudrais pas laisser percer ma préférence personnelle, le débat étant ouvert, mais le service national, tel qu'il existe depuis 1905, nous a-t-il permis d'éviter cette évolution ? Si c'était un aussi puissant ferment d'unité nationale, pourquoi aurions-nous aujourd'hui ces problèmes de cohésion ! A t-il bien joué ce rôle depuis quelques années ? N'est-on pas encore dans une philosophie qui ne correspond plus tellement à la réalité ?
Aujourd'hui, un jeune sur trois n'effectue pas de service national et n'a donc pas ce lien physique et vital avec la Nation. Tout le monde connaît les faiblesses actuelles du service. L'école n'est-elle pas plus importante, d'un certain point de vue, que certaines formes classiques du service national ? Le choix reste néanmoins ouvert, et M. Lombard a d'ailleurs apporté l'argument supplémentaire selon lequel les femmes ont l'esprit de défense sans toujours passer par le service national.
Il nous reste à peser les avantages et les inconvénients des deux systèmes, celui du volontariat pur et simple et de l'obligation. La question qui se pose, s'agissant des formes civiles du service obligatoire, est celle de la faisabilité. C'est une idée sympathique, qui permettrait de substituer à la notion d'impôt du sang celle d'impôt du temps, mais sait-on mettre 350.000 à 400.000 jeunes gens dans des structures de service civil ? Comment les encadrer ? ... Je souhaite que cet élément soit pris en considération par votre commission, dans la formulation de son avis.
Trouvera-t-on des volontaires ? La question mérite d'être posée, mais on peut imaginer toute une série d'incitations pour conférer dignité et attrait à un service volontaire dans l'armée, la gendarmerie, la police ou la sécurité civile. Il y a encore suffisamment de capacités de mobilisation et de générosité dans notre jeunesse pour trouver des jeunes gens -voire des jeunes filles- qui s'engagent volontairement dans des formes rénovées du service national !
Je laisse maintenant le ministre de la défense compléter mon propos...
M. MILLON, ministre de la défense - Un certain nombre de parlementaires ont souhaité que la question du service national soit abordée avant même que la loi de programmation militaire ne soit discutée et votée.
Si l'on entre dans une logique de défense, il faut d'abord choisir le type d'armée que l'on souhaite. Le Président de la République l'a choisi en tant que chef des armées, en vertu de l'article 15 de la Constitution. Il propose le passage de l'armée de conscription à l'armée professionnelle. Ceci va avoir des conséquences sur le format de nos armées, ses équipements et son organisation. Ce sera l'objet de la loi de programmation militaire, et la question du service civil obligatoire ou du volontariat se posera ensuite.
Je ne réfute pas la logique du brassage social, mais est-ce à la défense nationale et à la loi de programmation militaire de répondre à ce problème d'ordre général, qu'on abordera d'ailleurs sans doute à l'occasion du débat sur le service national ?
D'autre part, M. le Premier ministre a rappelé que, parallèlement à la discussion de la loi sur le service national, aurait lieu la discussion d'une loi-cadre sur les réserves ainsi que d'une loi sur les mesures d'accompagnement économique et social nécessaires pour ce qui est de l'évolution des carrières des officiers, sous-officiers ou militaires du rang amenés à quitter volontairement les armées du fait de la modification du format.
Par ailleurs, il sera inscrit un coût de 2,7 milliards de francs pour 30.000 appelés, plus les frais de la direction du service national. A ce sujet, conscription et appel sous les drapeaux sont-ils similaires ? Non ! On peut maintenir une conscription ou un recensement qui pourra avoir une dimension démographique, sanitaire, professionnelle et civique, et renoncer à l'appel sous les drapeaux.
Le coût des réserves a été de 280 millions de francs en 1996. Il sera de 350 en 1997. Un accroissement progressif est prévu durant la loi de programmation. C'est une question qui va au-delà même de la défense. Le ministre d'Etat Charles Pasqua l'a souligné...
La défense, quant à elle, fera appel à trois types de réservistes : anciens militaires, volontaires ou appelés dans le cadre du service obligatoire, et femmes ou hommes qui, comme les médecins, n'effectueront pas obligatoirement de service national.
M. CLOUET - Ce qui vient de nous être indiqué à propos de la structure des réserves constitue-t-il une décision du Gouvernement ou une hypothèse de travail ?
M. MILLON, ministre de la défense - C'est une orientation tout à fait logique...
M. CLOUET - Donc, le débat est clos ?
M. MILLON, ministre de la défense - Non, il s'agit d'orientations dont discuteront les parlementaires !
M. JUPPÉ, Premier ministre - Par définition, les projets de loi ne sont pas votés. Le débat n'est donc pas clos.
M. RICHARD - Aujourd'hui, environ 35.000 jeunes effectuent leur service national dans des missions d'intérêt public. Certes, il serait simpliste de penser que chacun occupe un emploi public qui doit nécessairement être maintenu, mais, dans l'ensemble, cette utilisation a son utilité.
Il conviendrait donc de préciser le coût de ces emplois. Quelques précisions sur ce sujet apparaissent nécessaires, car il s'agit d'éléments concrets, dont très peu d'interlocuteurs peuvent se passer...
M. JUPPÉ, Premier ministre - Notre objectif est de maintenir ce volontariat, qui a une utilité sociale et collective extrêmement importante. Il nous faut donc déterminer les incitations qui permettront de maintenir ce flux.
On constate que l'une des motivations des jeunes appelés, lorsqu'ils se portent volontaires dans la gendarmerie, est d'y demeurer. On peut donc imaginer des systèmes qui leur donnent un avantage pour poursuivre leur carrière. Tout ceci est à peaufiner et à intégrer dans l'appréciation générale du coût de transition.
M. de VILLEPIN, président - Merci beaucoup, Monsieur le Premier ministre.