Entretien de M. Jean-Pierre Jouyet, secrétaire d'Etat aux affaires européennes, dans "la Tribune" du 30 juin 2008, sur les priorités de la présidence française de l'Union européenne.

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Média : La Tribune

Texte intégral

Q - Comment analysez-vous, avec le recul, le "non" irlandais au Traité de Lisbonne ?
R - Le "non" irlandais traduit la crise qui existe entre les opinions publiques et la manière dont l'Europe se construit, la coupure entre les élites et la vie ordinaire de nos concitoyens européens. Rien ne serait plus grave que de sous-estimer la portée de ce "non", même s'il est très mélangé : méconnaissance du texte, fort ralentissement économique en Irlande, campagne populiste très habilement menée, sur des thèmes porteurs comme l'enfant unique, l'avortement, la souveraineté, la neutralité... C'est un accident et nous sommes interpellés pour rassurer et relancer la dynamique de l'Europe.
Q - Comment la Présidence française compte-t-elle surmonter cette crise ouverte en Europe ?
R - La première chose à faire est de se concentrer sur les enjeux concrets. Les priorités de la Présidence française seront donc proches des préoccupations des citoyens : la lutte contre le réchauffement climatique, l'énergie, l'immigration, le bilan de santé de la politique agricole ou la sécurité et la défense. Il faut également donner une dimension sociale à la Présidence française de l'Union européenne. Avec Bernard Kouchner, Xavier Bertrand et Martin Hirsch, nous voulons faire progresser plusieurs thèmes, notamment le retour à l'emploi, la lutte contre la pauvreté et l'inclusion active, la lutte contre les discriminations, faire en sorte que les droits sociaux soient adaptés à une plus grande mobilité européenne des salariés ou des jeunes ou encore renforcer les droits des salariés dans le cadre des comités d'entreprise européens.
Il faut aussi répondre aux turbulences économiques et financières actuelles. Nous allons travailler sur une meilleure régulation des activités financières au niveau européen, qu'il s'agisse des activités bancaires, de marché ou d'assurances.
Q - La Présidence française pourrait commencer par une hausse des taux de la BCE. Cela ne risque-t-il pas de gâcher la fête ?
R - Ce n'est pas à écarter, mais c'est de la responsabilité de la Banque centrale. Incontestablement, il y a des pressions inflationnistes en Europe. Il est assez normal que la Banque centrale européenne hausse le ton de façon à amener la Réserve fédérale américaine à une attitude plus responsable, moins laxiste en ce qui concerne la gestion des taux d'intérêt et des taux de change. Si ce positionnement tactique peut ramener un équilibre entre les politiques monétaire américaine et européenne, la stratégie de la Banque centrale européenne est la bonne. Si, au contraire, cela doit amener à une divergence accrue, ce qui serait une première dans l'histoire monétaire de ces dernières années, il y aurait effectivement un risque pour la croissance, que nous devrions prendre en considération. Mais, pour l'instant, la stratégie de la BCE me paraît adaptée, compte tenu du comportement des autorités américaines.
Q - Compte tenu du "non" irlandais, la France peut-elle faire avancer la défense européenne, sujet sensible en Irlande ?
R - Ce n'est pas parce qu'il y a un "non" irlandais que toute l'Europe doit s'arrêter. Il faut respecter ce qu'ont exprimé les Irlandais, mais dans toutes les réflexions sur la défense, il n'a jamais été question de remettre en cause le statut de neutralité de l'Irlande ou de tout autre Etat neutre. Nous pouvons leur donner des assurances supplémentaires. En même temps, la France ne peut pas rester inactive, pour deux raisons. D'abord parce que les initiatives dans ce domaine dépendent des capacités de deux ou trois pays seulement, dont la France. Seconde raison, il est indispensable que l'Europe ait redéfini sa stratégie, sache ce qu'elle veut faire ou ne pas faire en termes de défense, avant que se tienne le sommet de l'OTAN au printemps 2009. Pour l'Européen que je suis, il est difficile de reprendre des responsabilités importantes dans l'OTAN, s'il n'y a pas à côté une affirmation d'une politique européenne de défense claire, complémentaire à l'OTAN. Sinon, il n'y aura pas de consensus en France. Que proposons-nous ? Une réactualisation de la stratégie de sécurité, un renforcement des capacités opérationnelles, une redynamisation de l'Agence européenne d'armement et des progrès sur le marché intérieur des produits de défense. Rien de révolutionnaire, susceptible de heurter certaines sensibilités. Nous souhaitons relancer les structures de la Politique européenne de sécurité et de défense.
Q - Pensez-vous parvenir à un consensus sur le pacte européen sur l'immigration et l'asile ?
R - Oui, je crois que nous devrions y arriver. Le projet de pacte sera amendé, c'est évident, puisque les traditions sont très différentes. Mais chacun se rend compte que l'Europe a deux défis à relever. Le premier défi est que nous avons besoin d'immigration sur le plan économique et social entre 2010 et 2030, on comptera 25 millions d'actifs en moins. Après, des questions se posent. Souhaite-t-on une "immigration choisie", en faisant en sorte de recueillir uniquement les excellences et les talents, ou a-t-on besoin d'une immigration à tous les niveaux des postes de travail ? Il faut trouver un consensus, car la situation des Etats membres n'est pas la même. En France, comme aux Pays-Bas, nous avons des besoins assez généraux, sur tous les postes de travail. En Allemagne, au Royaume-Uni ou en Suède, la conception diffère. C'est toute la question de l'intégration, de l'adaptation des besoins, de l'extension plus ou moins grande qu'on donnera au projet de "blue card" de la Commission européenne. Le deuxième défi concerne la lutte contre l'immigration illégale. Là aussi, il y a un consensus. A partir du moment où l'espace Schengen s'est élargi, il faut une sécurité aux frontières extérieures, terrestres et maritimes. Il faut donc avoir des dispositifs de coordination, de surveillance, et il nous faut négocier ensemble des accords de réadmission. Pour ma part, je suis très réservé sur les quotas d'expulsion. Le pacte ne sera jamais une machine à expulser, pour une simple raison : vous ne pouvez pas faire de retour sans accord de réadmission avec les pays d'origine de l'immigration. Sur la régularisation, nous souhaitons des échanges d'informations et qu'on prenne conscience que des régularisations massives et globales ont des impacts sur tel ou tel autre pays.
Q - En matière agricole, la préférence communautaire est-elle encore d'actualité ?
R - Je préfère parler de "nouvelle préférence européenne". "Préférence communautaire" renvoie trop, chez nos partenaires, à l'idée qu'on revient à la réforme de la Politique agricole commune avant 1992. Là aussi, nous pouvons progresser, à partir du moment où nous acceptons un meilleur équilibre entre les mécanismes d'intervention et les mécanismes de marché. De manière générale, nous sommes favorables à un rééquilibrage des aides vers le développement rural, les productions sensibles, la sécurité alimentaire, l'efficacité énergétiques des exploitations agricoles et la protection de l'environnement.
Q - Où en est le projet de "small business act" européen en faveur des PME ?
R - C'est un dossier important qui va avancer sous Présidence française. Avec plusieurs dimensions : donner un accès aux marchés publics aux PME innovantes, faciliter le financement des start-up, alléger les charges sociales, développer l'esprit d'entreprise, plus globalement faciliter le développement des PME sur le marché intérieur. C'est un dossier qui montre que la ténacité paye. Au début, la France était très minoritaire sur ce sujet alors qu'aujourd'hui on progresse vers une sorte de "small business act" spécifique européen.
Q - Comment jauger la réussite de la Présidence française de l'Union européenne ?
R - On ne réussira peut-être pas tout, mais on aura tout essayé. Donner une nouvelle perspective à une Europe ouverte, au mode de gouvernance changé et avancer sur des projets concrets. Le climat, l'immigration, le droit d'asile, la stabilité financière, les PME. C'est le voeu d'une Europe plus réactive, plus attentive aux préoccupations des populations, qui donne un sentiment de succès.
Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 1er juillet 2008