Déclaration de Mme Catherine Trautmann, ministre de la culture et de la communication, sur l'évolution de la place des femmes dans la société et sur la parité, Paris le 7 mars 1999.

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Circonstance : Ouverture du colloque " Les femmes dans les grandes métropoles européennes ", à Paris, le 7 mars 1999

Texte intégral

Alors qu'un siècle - un millénaire ! - s'achève, c'est une page qui se tourne, et non des moindres : le vingtième siècle aura été, entre autres choses, celui de l'émancipation progressive de la femme, de son accès, certes encore limité, mais non moins évident, aux fonctions de responsabilité, et de sa pleine participation à tous les processus décisionnels. Surtout, il aura été, pour celles-ci, le siècle de l'avènement citoyen, levant, à l'heure où l'introduction de la parité dans notre Constitution alimente tous les débats, la parenthèse de leur mise à l'écart politique.
Car ce siècle d'âpres luttes féministes, quelquefois violents, a été marqué à la fois de progrès ténus et d'avancées flamboyantes : il a permis à un ordre, que je prétendrais volontiers naturel, de reprendre son cours logique. Il a mis un terme à la confiscation des responsabilités politiques orchestrée par les élites masculines du dix-neuvième siècle.
Aujourdhui l'avancée des femmes est constante. Elle est heureusement inexorable.
Sans refaire l'Histoire, je voudrais seulement rappeler l'une des dimensions les plus significatives du Siècle des Lumières : la période fut un âge d'or, en ce qui concerne l'épanouissement politique et intellectuel de la femme - naturellement limité, compte tenu de l'époque, aux milieux éclairés et urbains. La conséquence directe de cette émancipation fut que la femme allait prendre une part plus qu'importante dans la préparation des mentalités à la Révolution Française, voire dans son avènement et dans la réalisation de ses objectifs.
Cet élan allait hélas être brisé par la reprise en main du siècle suivant, et imposer un retard dont nous mesurons encore les effets aujourd'hui.
Ainsi, passant de la société des philosophes à l'ère de la production industrielle, la femme française fut assujettie à son époux par un ordre régi par les Codes Napoléoniens d'inspiration fortement machiste. En ville, un capitalisme dominateur conçu par et pour les hommes, et, dans les campagnes, un conservatisme rétrograde, aliénèrent ou entravèrent sa liberté.
La femme, en général, n'eut plus, ici, qu'à occuper un strapontin décoratif dans les salons bourgeois, et là, à prendre toute sa part de la misère que sécrétait la révolution industrielle. Il semblait alors qu'il n'y eut pour elle qu'une seule raison d'être, enfanter, et un seul mot d'ordre, produire à bas coûts, tandis que le politicien et le gouvernant pourvoyaient à tout, repensaient la société et redessinaient la carte du monde, sans ménager la sueur et le sang de leurs fils...
Les hommes furent sans pitié pour ces rebelles qui osèrent relever la tête et contester une étrange conception de la société, où une moitié du corps social était vouée à la curatelle qu'on réserve ordinairement aux immatures et autres pauvres d'esprit. Et ce d'autant que la voix des femmes - je pense à Louise Michel - n'émanait plus seulement des salons feutrés, où l'on tolérait gentiment qu'elles expriment quelques idées ou commettent quelques écrits, mais du peuple lui-même, lentement arraché à son apathie.
J'ignore si le monde eût été meilleur, dirigé par la volonté des femmes. Néanmoins, à l'évidence, ce furent les excès de ce siècle de guerres et de larmes, de révolutions et de soubresauts, fruits d'une pensée - et ce n'est pas faire du sexisme que l'affirmer - exclusivement masculine, puisque les femmes n'y prirent aucune part, qui amenèrent celles-ci à vouloir - quoi de plus normal ? - co-gérer la société.
Si le mouvement revendicatif était lancé bien avant la Première Guerre mondiale, l'épouvantable hécatombe allait l'enraciner durablement.
Dès lors, la parenthèse de la mise en tutelle était close : le vingtième siècle serait celui de la reconquête, ponctuée de noms devenus mythiques, comme ceux d'Emmeline Pankhurst, de Rosa Luxembourg, ou, plus près de nous, de Simone de Beauvoir...
Et il l'a bel et bien été, car chacune de nous peut aujourd'hui mesurer le chemin parcouru par les femmes, dans des domaines aussi différents que les arts, la littérature, les sciences, les idées ou la politique.
Aujourd'hui, la place de la femme dans nos villes est devenue une évidence. Actrice du lien social, qui trop souvent disparaît, la femme, la mère, est au coeur du remède de la crise urbaine que nous connaissons.
Les acteurs politiques, ministres et élus locaux, savent tous que, confrontés à la rupture du lien social, il nous faut nous tourner vers les femmes.
A la mairie de Strasbourg nous avons multiplié les actions à destination des femmes, des mères de famille.
Elles sont très souvent la clef de l'éducation et bien souvent d'une intégration réussie. Cela implique pour les élus de concevoir la ville en fonction des besoins de ces dernières.
Les structures d'accueil pour la petite enfance, les transports, les lieux d'éducation populaires, la formation et l'insertion professionnelle sont autant de clefs pour la réussite et l'émancipation des femmes, garantie le plus souvent d'une intégration personnelle et familiale efficace.
Au cours de la journée vous aborderez les questions de
l'articulation entre la vie professionnelle et la vie familiale,
des violences urbaines et du cadre de vie
Sur chacune de ces questions, j'en suis convaincue, l'émancipation de la femme apparaîtra comme une réponse évidente à des questions déjà anciennes.
Soit nous saurons comprendre cet enjeu et nous prendrons nos responsabilités, soit nous passerons à côté.
Pour ma part je préférerais tester auprès de vous une hypothèse optimiste.
Le vingt-et-unième siècle devrait être celui d'une prodigieuse et définitive avancée vers une société de l'égalité entre les femmes et les hommes, à l'image de sa dualité biologique, où la participation des unes et des autres à la réflexion sociale, prélude à la mise en oeuvre, par toutes et tous, des décisions communes pour le moins mauvais des mondes possibles : la vigilance et le concours de chacun ne seront pas de trop pour assurer la pérennité d'un univers fragilisé...
Certains voudront voir dans ce schéma idéal une utopie. Ce pourrait l'être, sans l'introduction de correctifs destinés à pallier efficacement de mauvaises habitudes, voire de mauvaises volontés, résultats d'une certaine histoire, de certains atavismes.
Contrairement aux polémiques qui opposent à l'idée de parité l'indivisibilité de la souveraineté populaire, il ne s'agit pas d'assurer la représentation d'un groupe particulier d'individus. A l'évidence, les femmes ne se différencient pas, dans le corps social, par l'appartenance à une ethnie ou par l'adhésion à une minorité idéologique ou culturelle ; elles ne revendiquent pas une identité marginale et ne constituent pas davantage un groupe ou une minorité. Elles sont tout simplement l'une des deux composantes, longtemps méprisée et maltraitée, de l'Humanité, qu'il convient de restaurer dans la plénitude de ses droits et obligations.
La parité c'est l'égale reconnaissance de la place des femmes dans la société.
En effet, nous sommes rapidement passés - quelques décennies ? - d'une époque toute imprégnée de tradition religieuse, où la femme occidentale et judéo-chrétienne avait pour devoir principal d'enfanter - si possible dans la douleur, afin de lui remémorer la faute originelle ! - à un présent, où ce devoir absolument passif s'efface devant une notion plus complexe et plus lourde de sens. Ainsi, compte tenu de l'évolution des moeurs et de la génétique, enfanter est devenu, à la fois, un droit revendiqué et un choix, quant au moment, aux conditions et au partenaire - voire à l'absence de celui-ci...
C'est une situation entièrement nouvelle qui, mettant un terme à une logique de société duale, subie par les femmes et organisée par les hommes, ouvre à celles-ci une perspective, ô combien plus satisfaisante, mais aussi plus impliquante : ce libre choix leur permet d'exercer le droit, jusqu'alors dévolu aux hommes, de concevoir et de bâtir la société qu'elles désirent léguer aux enfants qu'elles mettront au monde. Un autre droit en découle : celui de prendre le temps de la construction de soi, de la réflexion, de l'action...
Ce bouleversement des traditions et des mentalités est fondamental, mais toutes les femmes n'en ont pas encore conscience dans notre monde occidental, a fortiori dans les pays en voie de développement.
En ce qui nous concerne, cette évolution devrait avoir pour corollaire une implication politique accrue, seul moyen d'infléchir dans le sens souhaité la construction d'une société plus équilibrée, c'est à dire mieux ouverte à l'intégration de ses différences et à la résorption de ses disparités.
C'est ce que veut favoriser la constitutionalisation de la parité.
La constitution est faite pour garantir que les principes que nous affirmons sont actifs. Aujourd'hui l'inégalité domine, nous ne sommes pas en conformité avec le pacte républicain.
Nous ne devons pas nous leurrer : rien ne change jamais, sans qu'une forte volonté imprime un mouvement aux choses. Laisser-faire et laisser-aller, en se contentant de vagues mesures incitatives pour l'avenir, qui se dissoudraient dans le poids des traditions et la sédimentation des mentalités, ce serait donner la part belle à l'inertie. A court terme, ce serait figer la société dans ses travers les plus criants, en accordant, à l'occasion, aux femmes les plus pugnaces, les plus volontaires, les plus conscientes, ces strapontins de consolation dont les hommes ne veulent plus. Or, voilà exactement ce qu'on constate aujourd'hui, à travers la féminisation accélérée de certains métiers ou de certaines fonctions.
Quels qu'aient été les progrès accomplis durant ce siècle, nous avons encore beaucoup de chemin à parcourir, pour instituer pleinement une véritable égalité citoyenne entre hommes et femmes, qui ne soit pas un trompe-l'oeil : j'entends par là, mêmes droits et mêmes devoirs, même travail et même salaire, mêmes facilités de formation et d'accès aux responsabilités.
Or, ce chemin ne peut être parcouru, compte tenu de l'immense retard accumulé, si les obstacles ne sont pas démantelés par ceux-là mêmes qui les ont patiemment élevés, durant des siècles de domination masculine. Il faut bien le reconnaître : les femmes ne participeront pleinement à la vie politique, que dans la mesure où elles n'auront pas à se battre davantage qu'un homme, pour exercer leur responsabilité citoyenne, ce qui est encore aujourd'hui le cas.
Pour une femme qui obtient une tribune politique ou médiatique, combien demeurent dans l'ombre, écrasées à l'avance par ces montagnes de préjugés qu'il faudrait renverser, afin de seulement exister ? De toutes les chasses gardées masculines, le terrain du pouvoir demeure le plus difficilement accessible.
En fait, ce débat existe depuis l'antiquité.
J'entends pour ma part, apporter mon témoignage de femme publique engagée de longue date dans le combat militant et politique.
Mon itinéraire, comme celui de toutes les femmes ministres du Gouvernement de Lionel Jospin, tendrait à prouver qu'il ne serait nul besoin de règles particulières, et de quotas pour exister comme femme en politique.
C'est sans doute oublier un peu vite les obstacles, considérables, qu'il a fallu franchir et qu'il faut aujourd'hui encore affronter.
Etre femme en politique, faire de la politique comme une femme, n'est pas simple. Ce constat n'est pas seulement lié aux contraintes particulières que peut engendrer pour une femme, sans doute davantage que pour un homme, la vie familiale.
Les hommes ne partagent pas spontanément le pouvoir. Et ils ont davantage tendance à reconnaître les femmes qui, en politique, sont à leur image.
Mais, je ne crois pas, d'expérience, que seules les femmes politiques se heurtent à cet état de fait qui est que notre société française ne reconnaît pas la place des femmes, à l'égal des hommes.
Alors faut-il modifier la constitution pour faciliter, par la loi, l'accès des femmes aux mandats politiques ?
J'ai longtemps pensé le contraire. Je le crois aujourd'hui nécessaire.
Il me paraît abusif de pointer dans ce débat un risque de communautarisme et une remise en cause du suffrage universel. Que je sache, la modification de la constitution ne porte que sur la parité entre hommes et femmes. Et la procédure de révision nous met à l'abri de toute dérive communautariste.
Surtout, n'oublions pas que les femmes élues ont vocation à représenter l'ensemble des électeurs.
Sachons sortir de la référence au féminisme. Sans oublier que ce sont les combats féministes qui ont rendu possible cette prise de conscience : oui, on peut porter un regard féminin sur la société.
C'est au demeurant cela qui trop souvent fonde l'argumentaire des uns et des autres : les uns dénoncent la faiblesse persistante de la place des femmes dans la vie publique, les autres s'inquiètent d'un risque de dérive communautariste de notre démocratie.
Or, cet argument clé de la campagne de ceux qui s'opposent à la parité n'est pas recevable.
Il me paraît surtout témoigner d'une mauvaise appréciation de la réalité française. Par contre, il est évident que les lois à venir entraîneront un large débat. Et il serait contraire à notre combat que ces dispositions particulières, aujourd'hui nécessaires pour permettre à davantage de femmes d'accéder aux responsabilités, ignorent les capacités et talents de chacune. Mais il n'est pas non plus nécessaire de demander davantage aux femmes qu'aux hommes.
Gardons à l'esprit que le combat pour la promotion des femmes ne s'arrête pas là. Les femmes doivent exister en politique en s'imposant comme des femmes, et en apportant à la démocratie française leur propre sensibilité.
Il ne reste plus qu'à trouver les chemins de l'action. La parité institutionnelle est l'un des éléments qui peuvent permettre l'accès d'un plus grand nombre de femmes aux responsabilités.
Attention, il ne faut pas croire qu'il nous faudrait pour cela perdre l'usage de notre singularité. L'égalité a besoin des deux termes. La différence est importante.
A grand enjeu, grande controverse. Le débat sur la parité fait partie de ces sujets qui, légitimement, entraînent opposition et passions. C'est, en effet, fondamentalement un enjeu de citoyenneté et de démocratie.
Cependant, femmes nanties de la société occidentale, capables, demain, de prendre notre destin en main, nous ne devons pas perdre de vue qu'ailleurs, la situation est autrement plus dramatique. Je pense naturellement aux zones d'extrême exclusion qui ont poussé chez nous, sur le terreau de notre indifférence ou de nos impuissances. Je pense aussi au Tiers-Monde, à certains de ces pays où la femme, victime de tous les ostracismes et de toutes les avanies, n'existe qu'en marge des hommes.
Notre combat passe aussi par là, car personne ne saurait se satisfaire d'une situation inique, où une moitié de l'humanité est tenue en lisière, voire dans des chaînes virtuelles, par l'autre moitié.
Là où est la souffrance, là est notre obligation d'agir.
Je sais que ce combat sera long et difficile : il occupera sans doute le siècle qui vient, et peut-être davantage. Cependant, c'est un combat à la pointe duquel doivent se retrouver, unies et attentives, les femmes d'Occident.
La Révolution française avait fait du sujet un citoyen. Le temps est venu, chez nous, d'une autre révolution, plus pacifique, plus harmonieuse, mais tout aussi décisive : donner aux femmes, non un droit qu'elles possèdent déjà, mais l'opportunité véritable d'exercer pleinement leur citoyenneté et de co-gérer l'avenir, appréhendé non plus dans le cadre étroit de nos frontières, mais sur le plan planétaire.
(Source http://www.culture.gouv.fr)