Texte intégral
Quelques mots sur les inégalités de santé et sur les liens entre la prévention et la pauvreté. En France, on a à la fois un record d'espérance de vie, une des plus élevées au monde, et un des records dans les écarts d'espérance de vie entre catégories sociales. Nous sommes l'un des pays où l'écart entre l'espérance de vie des plus pauvres et l'espérance de vie des classes sociales les plus élevées est le plus fort. La réponse à cela dépend notamment de vous, et aussi un peu du RSA. Beaucoup d'études, y compris dans différents pays, ont montré que plus le niveau de vie augmente, plus on augmente les ressources des pauvres, plus les écarts d'espérance de vie se réduisent. Mais elle dépend aussi de toutes les actions de prévention et de la manière dont on peut toucher les publics les plus pauvres, puisque dans les différentes causes de ces écarts d'espérance de vie, on va trouver des dimensions comportementales extrêmement importantes, en matière d'alimentation, d'alcool, de tabagisme, de comportement, qui sont fondamentales pour expliquer une partie de ces écarts d'espérance de vie.
Il y a une grande différence entre les pauvres et les riches : les pauvres ont moins d'argent. Il n'y a pas tellement d'autres différences. C'est la principale différence. Lié à cela, il y a le fait que pour les pauvres, tout coûte plus cher que pour les riches. Quand vous regardez le prix des loyers, les pauvres paient plus cher au mètre carré que les riches. Quand vous regardez le prix du crédit, les pauvres empruntent plus cher que les riches. Quand vous regardez les conditions de transport, les pauvres ont plus de frais de transport que les riches. Quand vous regardez les dépenses de santé, les pauvres sont confrontés à plus de dépenses que les riches. J'enfonce des portes ouvertes, ce sont des truismes, mais ça ne va pas toujours de soi.
Il faut en tirer deux choses. La première, quand tout coûte plus cher, il ne reste plus beaucoup d'argent. Je sais que j'enfonce des portes ouvertes, mais il faut prendre la dimension du problème. Quand un couple a mille euros de revenus pour deux personnes, quand il y a mille deux cents ou mille trois cents euros pour un couple avec un enfant, si vous enlevez les dépenses de logement et que vous faites la balance de ce qu'il y a comme dépenses possibles, vous vous retrouvez avec quoi ? 500-550 euros de dépenses logement ; 100-130 euros de dépenses de chauffage, d'électricité ; 110-120 euros de différentes dépenses comme la taxe d'habitation, les impôts locaux... ; 120+130 euros de dépenses de transport... Bref, quand vous enlevez tout cela - c'est ce que les gens nous écrivent, nous décrivent et nous disent - qu'est-ce qu'il reste pour toutes les autres dépenses, c'est-à-dire se nourrir, se vêtir, se soigner ? Il reste 150-200 euros libres par mois. Vous divisez par jour et vous tombez sur moins de 10 euros par personne et par mois. Et là, vous comprenez où sont les problèmes.
Et vous comprenez pourquoi il y a beaucoup de gens surendettés. Beaucoup de gens vont dans le crédit à la consommation à cause de cela. L'un des cas de surendettement qui m'avait le plus frappé, c'était une personne, caissière de supermarché, dont l'enfant était atteint d'une affection grave au cerveau. Le seul endroit où elle pouvait le faire soigner : un hôpital prestigieux parisien public où le professeur - prestigieux, parisien, public - prenait dans son secteur privé juste 400 euros par séance ! Notre dame a dû arrêter de travailler quelques mois pour pouvoir s'occuper de son enfant, le conduire à Paris deux fois par semaine (elle habitait dans la Marne). Elle s'est retrouvée surendettée de 70 000 euros. Les inégalités de santé passent également par là.
Il faut avoir conscience de ce que sont ces budgets et de ce qu'y représente le moindre accident de vie - quand on a moins de 10 euros par jour, quand il faut acheter un jeans à 30 ou 40 euros, c'est quatre jours plein de budget qui y passe. Ce sont ces ordres de grandeur qu'il faut avoir en tête.
Une fois qu'on a dit ça - que les pauvres sont ceux qui ont le moins d'argent -, il ne faut pas les traiter particulièrement différemment. Si vous voulez faire des politiques de prévention qui sont bien axées, qui répondent bien aux besoins des personnes les plus en difficulté, il faut prendre en compte ces contraintes budgétaires considérables, qui n'empêchent pas qu'on peut s'acheter son paquet de cigarettes, etc. (vous le savez). Et deuxième chose, il faut savoir les écouter et les considérer comme des acteurs à part entière. Paradoxalement, on vient d'un pays dans lequel on a fait des politiques publiques, des politiques formidables en associant très peu les personnes concernées.
La santé a un peu donné l'exemple il y a une quinzaine d'années, à la suite d'un certain nombre de drames sanitaires. Un certain nombre d'associations de patients et de victimes ont, à cause de ces drames sanitaires, trouvé leur place dans le système et on a commencé à entendre leur voix. Du côté des politiques sociales, malgré quelques textes, on a très peu l'habitude de concevoir les politiques sociales avec les personnes concernées. C'est fondamental. Toute politique, toute campagne, toute action qui n'est pas conduite, conçue, élaborée avec les personnes et les publics concernés a neuf chances sur dix de conduire à l'échec. Si elle ne va pas à l'échec, c'est un coup de chance. En plus, on a plein de surprises. Il y a plein d'obstacles pour pouvoir le faire. Je l'ai vécu. Pour mettre en place le RSA et toutes ces politiques, on avait dit aux départements : on ne travaille pas avec vous si vous ne mettez pas en place des groupes de bénéficiaires. Qu'est-ce qu'on entend alors ? Oh ! ce sont des personnes fragiles ; il ne faut pas leur donner de faux espoirs ; qui sera représentatif parce qu'ils ne sont pas organisés ? ; ils ne sauront pas exprimer autre chose que des revendications violentes ; etc. On entend tout cela, y compris de la part des travailleurs sociaux, et très fréquemment des élus. Pourtant on s'aperçoit, quand on commence à constituer des groupes, à les réunir et discuter avec eux qu'il se passe des choses "normales", comme avec vous. On pose des questions, on réfléchit aux contradictions, on élabore, on dit ce qui peut marcher ou ce qui ne peut pas marcher. Et c'est bien ce travail fait avec les bénéficiaires, qui permettra que le RSA marche.
Peut-être que vous le faites déjà parfaitement, mais si vous voulez conduire des actions de prévention ou de promotion de la santé, vous êtes obligés de donner une place importante aux bénéficiaires. Et si vous remplissez la Mutualité par des personnes en situation de précarité pour discuter avec elles des politiques de prévention vis-à-vis des personnes en précarité, je peux vous assurer que vous n'aurez perdu ni votre temps ni votre argent, ni l'argent du contribuable pour les campagnes à venir, parce que ça veut dire que ce seront des campagnes construites dans des conditions permettant peut-être d'impacter leur cible.
Quand nous travaillions avec Etienne Grass au rapport sur les familles pauvres, nous allions leur dire que les aspects nutritionnels étaient extrêmement importants. On parlait de conseils : « il vaut mieux manger des fruits et des légumes que des cochonneries grasses », et elles nous répondaient : « on est parfaitement au courant, mais où trouve-t-on les 3,50 euros supplémentaires pour les acheter ? » Les personnes en difficulté n'ont pas besoin qu'on leur tienne la main plus que les autres pour leur expliquer ce qui est bon ou mauvais pour elles. Elles le savent la plupart du temps. Le problème, c'est que cela ne leur est pas accessible.
Quand on reprend les différentes politiques dans ce domaine, beaucoup ont été conçues sur de mauvais a priori. Le RSA est mis en place par expérimentation. Il y a des gens qui aiment tellement l'expérimentation qu'ils voudraient qu'elle se prolonge des années et des années ! Ça me fait rire parce qu'au début, tout le monde était très sceptique : l'expérimentation, il ne faut pas faire ça, ce n'est pas une démarche française, etc.
Parallèlement, on a lancé un appel à projets à la fin de l'année dernière pour pouvoir faire des expérimentations, dans d'autres domaines liés à la pauvreté : pauvreté et éducation, pauvreté et travail, pauvreté et santé. On a retenu un certain nombre de projets qui nous permettent d'aller regarder en quoi une intervention est effectivement efficace. Notre rêve est de pouvoir faire dans le domaine social des vrais tests dans lesquels il y a une population-témoin, une population qui rentre dans le programme et des comparaisons entre les uns et les autres, sur le modèle de ce qu'on fait pour tester un médicament avec les essais cliniques. Cela permet ensuite de savoir s'il y a une différence d'effet entre le placebo et le médicament testé. De la même façon, nous avons besoin de connaître l'effet d'une incitation financière, d'un accompagnement, d'un plan de prévention, etc. Nous avons lancé cela pour les centres de santé, qui sont dans une phase de recherche de leur propre identité depuis environ trente ans. Ils se demandent s'ils sont ou non au service des populations les plus défavorisées ; s'ils arrivent ou non à obtenir de meilleurs résultats en prévention ... Nous avons commencé ce type de programmes expérimentaux ; nous en avons cinq ou six qui vont se déployer sur l'ensemble de l'année, de la même façon qu'on fait des programmes expérimentaux pour voir si en rendant plus accessibles les fruits et légumes, on arrive à augmenter la consommation de fruits et légumes et avoir de meilleurs résultats. Si l'INPES a envie de financer d'autres programmes expérimentaux selon la même méthodologie, nous sommes à sa disposition pour reprendre un nouvel appel d'offres dans cette optique. En effet, dans un système où les dépenses sociales sont très élevées, alors que la pauvreté ne diminue pas, on peut penser que les performances ne sont pas aussi bonnes qu'elles devraient l'être au regard des dépenses engagées. Impossible donc de lancer de nouvelles actions sans avoir au préalable commencé des phases tests, des phases pilotes pour savoir si ces actions sont plus efficaces que les précédentes, et si l'investissement a un résultat sur ce qu'on cherche à mesurer en matière de santé, d'économie, etc. Ces démarches seront, à mon avis, les démarches qui fonderont les programmes des décennies à venir.
Je vous remercie.
Source http://www.inpes.sante.fr, le 1er août 2008