Déclaration de M. Xavier Darcos, ministre de l'éducation nationale, sur les rapports entre la science et la culture contemporaine et la gestion éthique des progrès scientifiques et techniques, Paris le 12 avril 2008.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Colloque annuel de la grande Loge de France à Paris le 12 avril 2008

Texte intégral


Mesdames, Messieurs,
Faut-il avoir peur de la science ?
Cette question qui m'a été proposée pour servir d'introduction aux débats de cet après-midi, consacrés aux relations de la science et de l'éthique, pose une double série de problèmes.
Tout d'abord, elle nous invite à réfléchir à la place que la science occupe dans notre culture contemporaine. Pour la traiter, il est utile de replacer cette question dans une perspective historique et de relever quelques moments clefs de cette histoire. En même temps, cette question nous conduira à réfléchir aux relations qui existent entre la logique de la découverte scientifique, pour reprendre le titre d'un ouvrage de Karl Popper, et le développement de la conscience éthique.
C'est aux Grecs que nous devons la première réflexion organisée sur la nature et les limites de la connaissance humaine, réflexion qui a pris alors et conservé jusqu'à nos jours le nom de philosophie. Aristote, dans sa Métaphysique, propose une répartition de la science en trois espèces :
- les sciences théoriques, qui ont pour objet la contemplation des réalités nécessaires et éternelles. Elles comprennent la théologie, la mathématique et la physique ;
- les sciences pratiques, qui s'appliquent aux choses contingentes et changeantes. Elles correspondent au domaine des actions qu'on accomplit en tant que citoyen et individu libre, c'est-à-dire essentiellement à la politique et à l'éthique ;
- enfin, les sciences « poïétiques » qui correspondent aux règles de fabrication et à la production d'objets artistiques et techniques.
Cette classification aristotélicienne qui subira naturellement des évolutions et des précisions, restera cependant dominante à peu près jusqu'au 17ème siècle et à l'essor de la science sous sa forme moderne. Sans pour autant prétendre, dans les limites de cet exposé, en extraire toute la substantifique moelle, j'en soulignerai quelques traits essentiels :
Tout d'abord, on notera que la science, au sens aristotélicien du terme, a une extension beaucoup plus grande que dans notre conception actuelle puisqu'elle s'étend depuis les hauteurs de la théologie jusqu'à la technique artistique ou artisanale et qu'elle comprend aussi bien la contemplation théorique désintéressée de Dieu ou des astres, que la délibération morale et l'application des règles techniques ou artistiques.
Ensuite la conception grecque de la science fait dépendre la valeur de chaque espèce de science de la dignité métaphysique de son objet. C'est pourquoi la dignité la plus haute revient d'abord à la théologie en tant que science du principe premier de tout ce qui existe, puis aux mathématiques dans la mesure où les réalités mathématiques, nombres et figures, sont considérées comme des êtres éternels et nécessaires, puis dans la physique à l'astronomie, dans la mesure où les mouvements des astres ont une régularité et une perfection et ainsi de suite, en passant par la politique et l'éthique jusqu'au domaine tout à fait subalterne en dignité métaphysique des oeuvres d'art et des objets artisanaux.
Enfin cette hiérarchisation des sciences donne, on l'aura compris, à la contemplation théorique et à la maîtrise de soi la priorité absolue par rapport à la transformation technique de la nature et la production d'objets par la main de l'homme. C'est là que se laisse apercevoir l'idéal antique du sage, totalement étranger à la volonté de puissance de la science moderne, figure qui échappe au primat faustien de l'action et du pouvoir sur la nature. Puis vient la montée en puissance irrésistible et la victoire sans appel d'une science nouvelle dans ses principes et ses ambitions, idéal constitutif du projet européen moderne. Nous autres Français, nous aimons bien prendre Descartes comme le modèle de ce bouleversement culturel, même si chaque pays européen pourrait fournir d'autres héros à cette épopée. Descartes donc qui annonce pour nous l'ère nouvelle à partir d'une double inversion, à savoir le passage de l'objet au sujet entraînant le primat de la méthode sur le contenu d'une part, et d'autre part le triomphe de la volonté sur l'entendement qui entraîne l'apparition de la volonté de dominer la nature. Sans entrer dans le détail de cette révolution métaphysique dont est issue la science moderne, je reviens un bref instant sur ses deux conséquences les plus importantes pour mon propos :
La science moderne se caractérise d'abord par sa méthode (il suffit de penser au discours de la méthode de Descartes), peu nous importe ici qu'elle soit hypothético-déductive, de nature géométrique et mathématique ou au contraire expérimentale et inductive.
Ce qu'il faut souligner c'est que cette primauté accordée à la méthode scientifique va de pair avec une certaine indifférence à son objet. Au fur et à mesure que la science impose sa méthode aux choses, celles-ci lui échappent dans leur réalité sensible et ancrée dans notre vie quotidienne. Ce que la science saisit et maîtrise n'a plus l'épaisseur vivante et chatoyante de la réalité dans laquelle nous sommes immergés en tant qu'êtres humains. Ce que la science connaît est de plus en plus étranger à notre vie réelle. Kant légitimera cette évolution inévitable de la science moderne avec sa célèbre distinction entre le « phénomène » que construit la connaissance scientifique et « la chose en soi » qui est inconnaissable. Mais cette évolution de la science moderne (qui culmine dans les principes d'incertitude de la physique quantique) est aussi à l'origine de la méfiance de plus en forte que la littérature exprimera au 19ème siècle à l'encontre d'une science responsable de « déréaliser » le monde. Nous sommes ici à l'origine d'une certaine « schizophrénie » constitutive de la modernité qui va aboutir à la constitution de ces deux cultures, fondamentalement étrangères l'une à l'autre, que sont devenues la culture humaniste et littéraire d'une part et la culture scientifique de l'autre.
La deuxième conséquence de la nouvelle conception de la science qui commence à s'imposer au 17ème siècle est ce triomphe progressif de la volonté de puissance comme volonté pour l'homme de devenir, selon les termes mêmes de Descartes, « maîtres et possesseurs de la nature ». La science moderne n'a plus rien à voir avec l'idéal classique de la contemplation, mais elle se conçoit tout entière comme entreprise de domination et de transformation de la nature, y compris de la nature humaine.
Lorsque Marx écrit qu'il ne s'agit plus d' « interpréter » la réalité mais qu'il s'agit maintenant de la « transformer », il ne fait que reprendre à son compte la volonté de puissance de la science cartésienne. Lorsque Marx appelle de ses voeux l'apparition d'une société nouvelle, la société communiste, et celle d'un homme nouveau qui surgira de l'aliénation du prolétariat, il ne fait qu'adapter à son analyse de l'histoire le mythe moderne de la puissance sans limite de l'entreprise scientifique.
Rappelons à cet égard qu'il se situe dans un héritage bien connu, celui des Lumières, en particulier dans leur version française optimiste, dont un Condorcet est un exemple illustre : la vision scientifique du monde supplante dans tous les sens de ce terme la religion chrétienne rejetée dans les ténèbres de l'obscurantisme tout en reprenant à son compte la compréhension de l'histoire humaine comme une histoire du salut de l'humanité dorénavant assumée en connaissance de cause par les savants capables de réussir à cause de leur dévouement à la science là où les prêtres avaient été condamnés à échouer à cause de leur ignorance et de leurs superstitions contraires à la raison.
C'est encore cette même vision civilisatrice dévolue à la science moderne qu'illustrera un Auguste Comte interprétant l'histoire de l'humanité à partir de sa loi des trois états : l'âge théologique laissant la place à l'âge métaphysique, lui-même remplacé par l'âge positif où les savants seront les guides bienveillants et par définition éclairés d'une humanité enfin sortie de l'ignorance et de l'enfance. Cette foi en la science moderne se terminant curieusement chez Auguste Comte lui-même par une réhabilitation du rôle de la religion sous la forme d'une nouvelle « religion de l'humanité ». Comme si la science, chez le fondateur du positivisme, avait finalement du mal à se passer de la religion...
Mais en même temps qu'une partie importante de la philosophie moderne se muait à la suite de Kant en servante de l'idéal scientifique après avoir été longtemps la servante de la théologie, un autre pan de la philosophie, relayé par la poésie et la littérature, va engager le fer contre la foi dans la science et son rôle civilisateur. Il suffit de penser à la tradition philosophique qui part de Schopenhauer pour aboutir à Nietzsche et à sa reprise au 20ème siècle par Heidegger, l'existentialisme d'un Sartre ou la déconstruction à la manière de Derrida. Toutes ces philosophies ne s'accordent d'ailleurs sans doute sur rien d'autre qu'une commune méfiance sinon un mépris partagé de la science dont se trouvent dénoncés, pêlemêle, le caractère superficiel, la soumission au fait, l'incapacité à « penser » c'est-à-dire à s'ouvrir à l'être, ou encore l'aveuglement sur les fins dernière de l'homme ou sa capacité à s'engager réellement au service des plus faibles ou des plus démunis.
Mais les attaques les plus fortes dont la science est actuellement la victime viennent aujourd'hui de deux sources bien distinctes :
Pour une part, elles sont issues de l'histoire même de la science et de la technique au 20ème siècle qui a porté un rude coup à l'idéal d'une science porteuse des valeurs du progrès et de l'humanisme : les deux guerres mondiales et l'extermination des juifs qui ont supposé une organisation scientifique de la société, la bombe atomique rendue possible par les avancées de la physique contemporaine, les méfaits écologiques du développement industriel, ou les manipulations génétiques montrent bien le caractère moralement ambigu sinon franchement négatif du progrès scientifique et technique. Tombe ainsi le premier dogme sur lequel repose la conception moderne de la science, à savoir le caractère a priori bénéfique de la volonté de transformer le monde et la nature.
Tout se passe comme si la science n'avait pas en elle-même la garantie de sa valeur morale et que, comme la langue d'Esope, elle pouvait être la meilleure ou la pire des choses. Mais ce constat, somme toute banal, porte un coup sévère à la prétention d'un quelconque magistère éthique de la science en tant que telle.
D'autre part, le climat intellectuel de notre époque qui se caractérise par ce que certains, comme Jean-François Lyotard par exemple, ont appelé la « post-modernité » n'est guère propice aux valeurs d'une raison universelle ou à la croyance en un quelconque progrès de l'humanité. Même dans le domaine de la philosophie des sciences, le renouvellement de la conception de la science qu'avait voulu apporter un Popper en insistant sur le rôle des conjectures scientifiques et de leur réfutabilité s'est trouvé dépassé par le relativisme d'un Kuhn insistant sur le caractère incommensurable des théories scientifiques ou l'extrémisme d'un Feyerabend n'hésitant pas affirmer dans un ouvrage significativement intitulé Contre la méthode qu'en matière scientifique « tout est bon » pour faire avancer la connaissance. Il semble bien que l'épistémologie la plus contemporaine aboutisse à relativiser ou à nier l'importance même de la méthode scientifique, dogme cartésien sur lequel reposait l'édifice de la science moderne.
On le comprend bien, à l'issue de ce trop bref parcours historique, la science n'est plus aujourd'hui culturellement en position d'imposer son expertise ou ses solutions. La science n'est plus en soi attractive, et c'est peut-être là une des raisons profondes de cette crise des vocations scientifiques dont on constate les effets et contre laquelle, en tant que ministre de l'Education nationale, il m'appartient de lutter.
L'idéal de la science a été ébranlé, mais il nous appartient de faire en sorte que cette crise de la science n'aboutisse pas à une faillite de la raison et de la civilisation. « La politique de civilisation », dont a parlé le Président de la République, comporte aussi cet aspect : mettre en place une politique éducative qui redonne à la science toute sa place, mais rien que sa place. Sans doute la science doit-elle redevenir modeste et abandonner toute prétention à vouloir guider l'humanité dans la voie du salut, reprise laïque de la conception chrétienne de l'histoire. Sans doute la science doit-elle éviter de généraliser des découvertes sectorielles en lois générales. Sans doute la science doit-elle reconnaître que son développement interne n'est pas en lui-même une marque d'acceptabilité éthique. En un mot, la science ne sera crédible que si elle abandonne toute prétention scientiste. C'est à cette condition qu'il redeviendra possible de s'appuyer sur elle pour lutter contre tous les fondamentalismes. Plus profondément, je crois plus utile que jamais de promouvoir aujourd'hui un nouvel humanisme dans lequel la science retrouvera sa juste place et qui sera le fondement d'une nouvelle sagesse des modernes.
Je vous remercie.
Source http://www.asmp.fr, le 20 août 2008