Entretien de M. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes, avec France 2 le 26 août 2008, sur l'évolution de la situation en Géorgie avec la reconnaissance par la Russie de l'indépendance de l'Abkhazie et de l'Ossétie du Sud et les relations entre la Russie et l'Union européenne.

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Média : France 2

Texte intégral

Q - Bernard Kouchner, est-ce une nouvelle guerre froide qui commence ?
R - Non, l'expression n'est pas bonne parce que guerre froide signifie deux régimes qui s'affrontent : un régime communiste et un régime dit " occidental ". Il s'agit cependant d'une preuve supplémentaire que la Russie n'accepte pas les frontières fixées par M. Gorbatchev, puis par M. Eltsine. Dans un certain nombre de ces pays qui ont appartenu à l'ancienne Union soviétique - concernant le Caucase, cela remonte à des siècles -, les Russes se sentent chez eux, mais ce n'est pas une raison. Nous condamnons très fermement cet acte arbitraire qui ne correspond absolument pas au droit international. Néanmoins, il ne faut pas se précipiter sur l'emploi de l'expression "guerre froide", ni dans l'affrontement. Il faut parler aux Russes, il faut parler aux Géorgiens, c'est ce que nous avons fait avec le président Sarkozy. Il faut qu'il y ait une solution politique et nous nous y emploierons.
Q - Nicolas Sarkozy avait obtenu cet accord de cessez-le-feu avec un engagement plus ou moins tacite de la Russie de respecter la Géorgie. Aujourd'hui, tout semble balayé. N'est-ce pas justement un gigantesque bras d'honneur qui est fait au monde et à l'Union européenne aussi ?
R - Tout d'abord, nous avons obtenu un cessez-le-feu - ce qui n'était pas simple après seulement trois ou quatre jours de conflit -, puis le retrait des troupes qui a eu lieu. Quant au reste, il faut encore discuter des conditions dans lesquelles les quatre autres articles de notre protocole d'accord pourraient être mis en oeuvre.
On avait parlé de l'intégrité territoriale de la Géorgie. Lors de la conférence de presse avec le président Sarkozy, le président Medvedev avait dit : "démocratie oui, indépendance oui". Il avait ajouté que l'intégrité territoriale ne devait pas permettre de faire n'importe quoi.
J'ai entendu le président Saakachvili. Connaissant la situation et la rudesse de cet affrontement - pour employer un mot simple, plutôt banal et insuffisant pour décrire la réalité -, comment peut-on provoquer les Russes ? Comment s'est-on laissé entraîner ? Il y a eu de nombreuses provocations avant cette décision du président Saakachvili de bombarder la ville de Tskhinvali causant la mort de plusieurs personnes. Il faut maintenant retourner à la table des négociations.
Q - Quels moyens de pression avons-nous face à la Russie aujourd'hui ?
R - D'abord, nous avons l'Europe.
Q - Les Russes ne semblent plus écouter personne.
R - Il faut qu'ils nous écoutent, mais cela prendra du temps. C'est ainsi, la politique, c'est ainsi l'affrontement mais c'est aussi ainsi l'apaisement.
Q - "On n'a pas peur d'une nouvelle guerre froide", disait le président Medvedev cet après-midi...
R - Si elle n'est que froide, ce n'est pas grave. On a peur d'une guerre et on ne veut pas qu'elle soit chaude. On n'en veut pas.
Q - La Russie menace la stabilité dans cette région
R - Oui, la Russie n'a pas respecté les frontières actuelles, qui sont acceptées et reconnues internationalement.
Q - Elle dit que l'on avait commencé avec le Kosovo...
R - C'est une comparaison en miroir qui n'est pas juste. Il est vrai que l'on doit s'interroger sur les droits des peuples, que l'on doit s'interroger sur qui sont ces Ossètes. Ils ont certes un passeport russe, mais ils disposent de ce passeport parce que les Russes le leur ont fourni, comme une provocation mais aussi comme une porte de sortie car il existe une vraie animosité entre les Géorgiens et les Abkhazes, entre les Géorgiens et les Ossètes. Il faut régler ces questions, ce qui prendra du temps. Mais ne nous laissons pas emporter par le torrent.
Q - Un dernier point très précis, Bernard Kouchner, c'est presque autant au spécialiste qu'au ministre que je m'adresse. Pour ceux qui nous regardent, la Russie reconnaissant l'indépendance de ces deux territoires, cela signifie-t-il qu'ils sont indépendants de fait aujourd'hui ?
R - Non, certainement pas. Voyez la carte de l'Ossétie, il y a une ville qui s'appelle Akhalgori. On dit que cette nuit, les troupes russes vont pousser devant elles - nettoyage, épuration ethnique ? - les populations vers la Géorgie pour que ce bout d'Ossétie soit homogène. Cela n'est pas acceptable, il ne faut pas tout accepter. Mais il faut continuer à parler.
Q - Des paroles pour l'instant et on ne peut pas aller au-delà...
R - Il ne faut pas s'accommoder d'une situation de fait. C'est ce que l'on a voulu faire en arrêtant la guerre parce que sinon il y aurait eu la prise de Tbilissi et, évidemment, il n'y aurait pas eu de gouvernement de M. Saakachvili pour s'occuper de la Géorgie et celle-ci aurait été démantelée.
Q - Pas de rétorsions pour le moment contre la Russie ?
R - Une réunion des vingt-sept chefs d'Etat et de gouvernement européens est prévue le 1er septembre. C'est à ce moment-là que tout va se jouer, du moins en ce qui concerne l'Europe. Nous voulons absolument conserver des moyens de pression mais également des rapports convenables avec la Russie de façon à ce que cela ne dégénère pas.
Q - Bernard Kouchner, d'un mot, est-ce que la France avait suffisamment conscience qu'une guerre était menée en Afghanistan ? N'a-t-elle n'a pas pris brutalement conscience de la situation ces derniers jours ?
R - Oui, elle en a pris brutalement conscience. Vous savez la querelle sur le mot guerre est dérisoire, c'est une querelle sémantique. Je ne suis pas en désaccord avec Hervé Morin sous prétexte qu'il appelle cela une opération de maintien de la paix. Nous sommes là-bas à l'appel des Afghans pour les aider à lutter contre le terrorisme. Nous le faisons notamment grâce au courage des soldats et j'espère que nous y parviendrons. Mais il n'y aura pas de solution militaire à ce conflit. C'est évidemment avec les Afghans, en leur donnant la responsabilité, tout en étant à leurs côtés tout le temps, que nous pourrons changer les conditions de leurs vies. C'est cela qu'il faut et il ne faut pas les laisser aux mains des extrémistes qui d'ailleurs nous menacent, nous aussi.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 28 août 2008