Conférence de presse de M. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes, sur l'avenir des relations transatlantiques, la sécurité européenne, les relations avec la Russie et la position européenne dans la crise russo-géorgienne, la politique de voisinage de l'UE avec l'Ukraine, la Géorgie et la Crimée, Avignon le 5 septembre 2008.

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Circonstance : Réunion informelle (Gymnich) des ministres des affaires étrangères de l'Union européenne à Avignon les 5 et 6 septembre 2008

Texte intégral

Monsieur le Président,
L'origine du Gymnich se fonde sur la nécessité pour les ministres des Affaires étrangères, pour la Commission européenne et pour le Haut Représentant de se parler ouvertement, franchement. Deux fois par an, nous tenons ces séances en toute liberté de parole, avec des échanges extrêmement libres et francs entre nous. C'est le cas aujourd'hui à Avignon. Je voudrais, tout d'abord, remercier tous ceux qui ont participé à l'organisation de cette rencontre, la municipalité, en particulier, ainsi que tous les services du protocole, de police, etc.
Aujourd'hui, nous avons parlé des perspectives transatlantiques. Nous avons souhaité - cela ne date pas d'hier -, entre nous, les vingt-sept pays de l'Union européenne, offrir à nos amis américains les perspectives et les étapes de ce qui nous paraît nécessaire d'entretenir, de préserver, de renforcer les relations entre les vingt-sept pays de l'Union européenne et les Etats-Unis d'Amérique. Et puis nous avons - c'est Javier qui l'a présenté ainsi que Benita - parlé des perspectives de sécurité européenne et de l'agenda dans ce domaine.
Un mot sur les relations transatlantiques : ce n'est un secret pour personne que le monde a changé. Je vais vous épargner les analyses, toujours les mêmes d'ailleurs. Nous espérions, avec la chute du communisme, l'ère de la transparence et des relations démocratiques renforcées, que le monde connaîtrait moins de conflits, moins de violence, moins de nationalisme ; eh bien, ce n'est pas complètement vrai. Dans cette période de mondialisation, de globalisation, il y a au contraire un certain nombre de dangers qui reviennent et le meilleur exemple c'est ce qui vient de se passer et qui continue de se passer en Géorgie. Il y a aussi, bien sûr, ce qui se passe en Iran, en Afghanistan, au Pakistan et au Moyen-Orient.
Nous avons examiné toutes ces questions, mais aussi des thèmes comme le climat, l'énergie, les Droits de l'Homme, l'Etat de droit, qui nous unissent et qui parfois nous divisent, nous les Européens et les Etats-Unis d'Amérique. Les analyses sur le passé peuvent être intéressantes mais nous parlons surtout d'avenir. Il ne vous échappe pas que la période est propice - même si nous avions commencé à travailler avant sur ces perspectives transatlantiques sous la présidence slovène par exemple -, qu'il y a une période d'incertitude administrative qui s'ouvre puisque la campagne électorale aux Etats-Unis bat son plein. En novembre prochain, un nouveau président des Etats-Unis sera élu et à partir de janvier la nouvelle administration sera en place. Nous sommes dans une période où nos amis américains, les deux candidats en particulier, avec lesquels nous avons longuement parlé - mais l'actuelle administration aussi - souhaitent que l'Union européenne soit politiquement plus présente dans les problèmes de ce monde, que l'Union européenne prenne sa place politique - pas seulement en tant que bailleur de fond - en participant de ces entreprises de paix.
Voilà ce que nous avons voulu faire et je crois que cet après-midi d'Avignon comptera, malgré des divergences normales, parfois nécessaires entre les vingt-sept pays. Il y a entre nous une véritable convergence, un véritable accord, un véritable élan pour travailler davantage avec nos amis américains, être à part entière des partenaires pour traiter les problèmes que j'ai cité et bien d'autres - ne pas être des supplétifs. Voila ce que nous avons évoqué.
Evidemment, un document de base a été préparé par la présidence et puis chacun s'est efforcé avec de très bonnes idées de l'améliorer. Ce document sera discuté entre les vingt-sept Etats membres. Nous avons également décidé qu'il y aurait deux "Gymnich" au cours de cette présidence. Le prochain, qui se tiendra à Paris, devra finaliser ce document avant de l'envoyer à nos amis américains : l'actuelle administration et les deux candidats. Bien sûr, nous avions déjà fait parvenir aux Américains, par courtoisie, le document que nous avons préparé ce matin.
Voilà, Mesdames et Messieurs, ce que nous avons décidé de faire et je pense que beaucoup de choses se retrouveront dans un document extrêmement simple. Nous avons des intérêts communs, des méthodes communes, des valeurs communes. Parfois, nous avons des attitudes qui diffèrent ; il faut le constater et tenter de faire de ces différences notre richesse. Le monde est dangereux. Le retour des nationalismes et même des micro-nationalismes nous impose une vision commune et des démarches communes. Les rapports entre les Etats au sein d'une globalisation qui affaiblit aussi les pays que l'on estime les plus riches et leur donne une fragilité par rapport à l'avenir sont propices à ce genre de violence. Nous devons tous faire face à cela. C'est notre tâche et notre devoir, de l'Union européenne très particulièrement.
Q - J'ai bien écouté ce qu'a dit le président Sarkozy, c'est-à-dire que le Traité de Lisbonne aurait pu renforcer la position de l'Europe notamment lorsqu'il s'agit de réagir face à la crise géorgienne. Pouvez-vous me dire comment cela aurait été possible ? Cela aurait changé la nature des institutions mais cela n'aurait nullement modifié les intérêts nationaux qui ont déterminé notre réaction face à la crise ?
R - Etes-vous sur que c'est la bonne question à poser, au bon moment, au bon endroit ? Moi franchement je ne le pense pas. Je suis désolé. Je suis naturellement très intéressé par toutes ces questions mais je suis désolé ce n'est pas le sujet à l'ordre du jour. Demain on parlera de la Géorgie et du Moyen-Orient. Mais aujourd'hui on a parlé de relation transatlantique.
Q - Je sais que cela n'a pas été au centre de vos discussions aujourd'hui mais j'ai quand même envie de vous demander quelle sont les principales différences entre les deux candidats présidentiels américains. En termes de politique étrangère qu'est ce qui risque de vous affecter ?
R - Croyez-vous une seconde que je vais répondre à cette question ? Pas un responsable politique ne pourrait répondre à cette question. Ce serait se mêler de façon grossière des affaires des autres. Nous avons reçu, en tous cas mon pays, la visite de M. Mc Cain et de M. Barak Obama. Nous avons considéré avec intérêt...
Q - Vous n'y pensez même pas en parlant de vos futures relations ?
R - Je n'arrête pas d'y penser et je vous dis que ce n'est pas une question à poser. Comment pouvez-vous supposer que je vais répondre à cela ?
Q - Vous avez dit que ce conseil informel était l'occasion de se parler franchement. Lundi, à Bruxelles, les Européens ont su afficher une unité qui était sans doute nécessaire face aux Géorgiens et aux Russes mais demain, dans la mesure où vous devez vous parler franchement, qu'avez-vous envie de vous dire ? Souhaitez-vous revenir sur les diagnostics différents que vous faites les uns et les autres sur cette crise ou alors définir que proposer à la Russie à l'avenir ? Qu'avez-vous envie de dire franchement à vos partenaires ?
R - Tout ce que vous venez de dire Madame et bien d'autres choses encore qui sont nées de l'expérience récente de nos interventions. Si vous le permettez, je répondrai abondamment - et certainement mes amis aussi - demain après la discussion. Cela ne serait pas convenable pour eux si nous en parlions maintenant. Mais à propos des relations transatlantiques, nous avons évoqué bien sûr l'exemple de la Géorgie. Il est évident que dans cette disposition actuelle du monde, nous avons constaté que les réponses européennes n'étaient pas exactement les réponses américaines et, comme vient de le dire Benita Ferrero Waldner, il faut qu'elles soient complémentaires. Il faut que les partenaires se mettent d'accord et nous allons tenter de le faire.
Cependant, la crise n'est pas finie. D'où vient cette crise ? Que sont ces nationalismes qui se manifestent ? Peut-on intervenir pour protéger ? Peut-on interpréter la responsabilité de protéger de la façon dont les Russes l'on fait ? Peut-on comparer le problème de l'Abkhazie et de l'Ossétie avec le problème du Kosovo ? Nous allons en parler demain et ce sera vraiment nécessaire puisque c'est un des problèmes qui nous pousse à collaborer de meilleure façon, à agir comme des partenaires avec nos amis américains. Voilà, nous poserons toutes ces questions. Il y aura des éclairages venus d'expériences différentes. Les pays qui ont quitté récemment l'orbite soviétique - et non pas russe - répondent différemment des pays fondateurs de l'Europe, ceux qui après la deuxième guerre mondiale ont considéré qu'il était nécessaire de s'assembler pour éviter les conflits sur notre territoire et qui constate que, de plus en plus, les conflits ne sont plus sur le territoire de l'Europe. C'est donc certainement une bonne réponse. Mais à coté, aussi bien dans les Balkans que dans le Caucase, nous avons affaire à des conflits qui sont dangereux pour tous. Nous parlerons de tout cela demain. Nous serons très heureux de réfléchir ensemble sur la manière dont nous avons répondu à cette crise ensemble, dans l'urgence, et de la manière dont l'Union européenne s'est manifestée politiquement, et ce, avec pour perspective immédiate la rencontre de Moscou le 8 septembre et de la rencontre avec les Géorgiens à la même date.
Les chefs d'Etat se sont rencontré à Bruxelles. Ils ont présenté un document qui montre une unanimité autour non pas du minimum du plus petit commun dénominateur mais de la position européenne. Cette position était, au demeurant, la position que soutenait aussi les Américains. Nous parlerons de tout cela entre ministres des Affaires étrangères et, évidemment, nous ne prenons de décision qu'en Conseil européen ou avec les chefs d'Etat.
Q - Je voudrais vous demander, et c'est vraiment au coeur des relations avec les Américains et c'est aux frontières de l'Europe, ce qu'il en est de l'Ukraine. Vous avez un sommet très proche et des rencontres avec Moscou qui porteront également sur l'Ukraine et pas uniquement sur la Géorgie. Dick Cheney en revient, il a témoigné le soutien américain à une certaine Ukraine. Qu'est ce que l'Union européenne peut faire ? Vous avez parlé de protection. Comment est-ce que l'Union européenne peut la fournir ? Est-ce que la promotion d'une adhésion de l'Ukraine à l'Union européenne vous semble une bonne idée ?
R - D'abord j'ai parlé de prévention et pas seulement de protection. Nous savons qu'il faut entamer le dialogue, discuter non seulement de la Géorgie mais aussi de l'Ukraine et de la Crimée. Ce sera fait, c'est dans le document. Le vice-président Cheney a sa vision de la protection des peuples, mais je me demande si cette acception bien précise lui a amené beaucoup de succès. Je n'en suis pas certain. Il faut donc réfléchir ensemble à la vision de l'Amérique puisque nous en sommes proches, à la politique de voisinage de l'Union européenne, et Mme Ferrero Waldner compte cette attribution dans son portefeuille.
Pour répondre à notre ami irlandais, je pense qu'il faudra nous doter d'une institution solide pour l'avenir parce que faute de Traité de Lisbonne nous en revenons au Traité de Nice avec lequel tout élargissement est impossible. C'est la réalité j'en suis désolé.
Il n'y a pas de demande particulière émanant de l'Ukraine mais on y pense aussi et on en parle. M. Cheney a été envoyé par le président Bush, mais n'oublions pas que nous étions sur la même longueur d'onde que Condoleezza Rice à propos de l'action lancée au début de la crise géorgienne. Mme Rice a ressorti le document que nous avions, le protocole d'accord. Nous l'avons offert des deux cotés et Mme Rice l'a proposé à M Saakhavili qui a marqué son accord. Il y a donc une coopération étroite. Cela n'a pas été simple d'envisager cette coopération au démarrage de la crise. C'est un processus que nous voulions améliorer pour ne pas être pris au dépourvu ni obliger de menacer qui que ce soit.
La réalité du monde qu'il faut bien percevoir, c'est qu'il faut parler des frontières de l'Europe, vos avez raison, et de celles de la Russie. N'oubliez pas que celles-ci sont récentes, elles datent de l'ère Gorbatchev-Eltsine. La réalité c'est qu'il faut prendre pour interlocuteur la Russie, ce grand pays. Constituer l'Europe à vingt-sept n'a pas été facile non plus, c'est un grand élargissement. Les nouveaux venus ont amené avec eux une expérience toute nouvelle dont nous étions très loin lors de la guerre froide.
Un sommet très important va avoir lieu. Vous savez que nous avons des relations très profondes et très étroites avec l'Ukraine. On va envisager l'élargissement. Ce sera le 9 septembre à Evian, le lendemain de notre visite à Moscou. Il faudra prendre les problèmes un par un comme ils se présentent.
Q - A propos de la redéfinition de la politique européenne de sécurité, la première fois qu'on a établi cette politique européenne de sécurité on a identifié des menaces. Pour la première fois, l'Union européenne ne se définissait pas seulement en puissance civile mais en quelque chose d'autre qui n'était pas dit. Est-ce que dans le prochain document, on va faire un pas de plus et se penser davantage comme une puissance militaire ? En d'autres termes, est-ce qu'on va avoir un gros bâton - pas seulement comme les "infirmières du monde" portant la bonne parole de paix - afin de pouvoir taper sur les méchants pour être respectés ?
R - Excusez-moi de reprendre cette expression "comme les infirmières du monde" qui comporte un côté péjoratif. Les "infirmières du monde", comme vous dites, ont fait du bien autour d'elles-mêmes. Vous savez que ces "infirmières du monde" ont arrêté la progression des chars vers Tbilissi, le troisième jour de la guerre, ce n'était pas si mal que cela.
Je peux également rappeler que la priorité de la France est aussi la défense européenne et que si on ne comprend pas cela en ce moment, c'est qu'il y a une certaine bonne volonté ou mauvaise volonté pour ne pas le comprendre. Il est évident que sans approuver votre jugement sur les "infirmières du monde" on ne peut pas se contenter de cela. On ne peut pas non plus se contenter de l'OTAN, c'est pourquoi nous avons dit qu'il s'agit d'un complément nécessaire.
Q - Monsieur le Ministre, vous venez de mentionner le Kosovo et vous êtes expert dans ce domaine, tout le monde le sait. Les Russes n'ont jamais caché que le Kosovo allait déclencher un engrenage de nationalisme, c'est ce qui s'est produit. Les Américains n'ont jamais caché qu'il soutenait l'indépendance du Kosovo. Quelle est l'attitude des Vingt-sept ? Est-ce que les divergences sont grandes ? Est-ce que vous pouvez nous indiquer quelles sont les régions qui sont plus proches de l'attitude américaine ou russe ?
R - Qui sont les sont les meilleurs experts ? Ce sont les Balkans, le Caucase. Nous avons expérimenté pendant très longtemps. L'Europe a été partie prenante de ces crises balkaniques que je ne peux pas énumérer devant vous, Madame, vous les connaissez aussi bien que moi. Je me souviens avec beaucoup de douleur des affrontements meurtriers entre la Croatie et la Serbie, ainsi que des échanges de prisonniers avant le Kosovo. Il y a eu la Bosnie, vous vous souvenez que ce n'était pas très simple, et puis il y a eu le Kosovo, ce n'était pas simple non plus et ce n'est pas fini.
Il y avait une très grande différence avec ce qui vient de se passer. Il y avait la communauté internationale et une démarche de la communauté internationale et des Nations unies ; c'est capital. Si je prends l'exemple du Kosovo, puisque vous me l'avez cité mais je pourrais prendre l'exemple de la Bosnie et de ses horreurs, il y a eu deux ans de groupes de contact avec la Russie, avec les Etats-Unis, avec l'Allemagne, avec l'Italie, avec la France et avec le Royaume-Uni. Deux ans d'efforts diplomatiques, des résolutions du conseil de sécurité des Nations unies, une conférence de Rambouillet qui a duré des semaines et des semaines et qui n'a pas été concluante parce que M. Milosevic n'a pas voulu signer.
Et puis il y a eu une intervention de l'OTAN et, ensuite, sept ans d'efforts de la communauté internationale pour trouver une solution avec des inventions extraordinaires pour mettre les gens ensemble. Ils se parlaient mais n'acceptaient pas un règlement politique. Cela a été extrêmement long. Il y a eu finalement, avec l'assentiment du Conseil de sécurité des Nations unies, un plan qui prévoyait non pas la solution idéale mais une solution qui s'imposait si on ne voulait pas que le conflit continue : une indépendance conditionnelle et surveillée alors que la résolution 1244 parlait d'autonomie. C'est toute la différence ; elle est énorme.
Je ne vais pas vous énumérer les endroits dangereux, il y a beaucoup d'endroits dangereux. L'éparpillement des nationalismes est dangereux, mais rien n'est plus dangereux que la guerre. Rien n'est plus dangereux que l'affrontement des haines. Si on peut les éviter et si l'Union européenne, avec son expérience - qui n'est pas la même que celle des Etats-Unis, qui n'est pas la même qu'un certain nombre de pays qui compte beaucoup dans l'organisation des Nations unies -, peut éviter les conflits et essayer de les prévenir, je crois que ce sera utile. Là encore, nous sommes arrivés tard mais il est vrai que la Russie nous avait dit que c'était très difficile parce que cela pouvait éveiller d'autres dangers. Ils nous l'avaient dit et nous avons pris nos responsabilités. Nous pensons que nous ne pouvions pas faire autrement.
J'espère qu'il y aura un accord et que celui qui interviendra en Ossétie et en Abkhazie sera un arrangement politique avec la communauté internationale. Je vous rappelle que c'est le point 6 du protocole d'accord que la France a fait signer par les deux protagonistes, le président Medvedev et le président Saakhachvili. Nous espérons pouvoir, à partir de lundi, aménager des étapes. Cela ne pourra pas se faire en une journée. Merci beaucoup.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 9 septembre 2008