Interview de M. Jean-Pierre Jouyet, secrétaire d'Etat aux affaires européennes, à Public-Sénat le 15 septembre 2008, sur la présidence française du Conseil de l'Union européenne et son contexte, notamment le conflit russo-géorgien, les difficultés économiques et le vote négatif des Irlandais au Traité de Lisbonne.

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Texte intégral

Q - Vous êtes, au sein du gouvernement, chargé des Affaires européennes et l'Europe est en train de traverser une phase excessivement importante de son histoire. Nous étions tous en attente de la Présidence française. Qu'allait faire la Présidence française ? Allait-elle réussir à relancer l'Europe ? Finalement ce sont des évènements extérieurs qui ont conduit à ce qui ressemble, pour la première fois, à une existence extérieure forte de l'Union européenne à travers les négociations conduites par Nicolas Sarkozy avec son homologue russe lors de la crise géorgienne. Comment appréciez-vous cette situation ? Est-elle durable ou est-ce que l'Europe ne va briller qu'un instant, le temps de cette crise ?
R - Vous avez raison. Le premier constat est que l'on ne sait jamais comment une présidence va se passer. L'extérieur s'est invité, sous la forme d'une crise internationale très grave. Vous avez également raison de souligner que c'est la première fois qu'il. y a eu affirmation d'une Europe comme puissance extérieure et puissance politique, parce que l'Europe est restée unie à vingt-sept. Je crois que c'est très important pour des pays qui peuvent avoir des sensibilités différentes, des rapports différents avec la Russie et qui ont su, par rapport aux Américains - puisque c'est toujours la comparaison qui est faite - agir de manière juste et ordonnée, avec un plan. L'Europe n'a pas les mêmes rapports avec la Russie que les Etats-Unis. Mais elle a effectivement su arrêter le conflit, proposer un plan de paix par l'intermédiaire du président de la République et s'assurer que ce plan de paix soit mis en oeuvre. C'était l'objet, il y a huit jours, du déplacement du président de la République, du président de la Commission européenne, du Haut représentant et de Bernard Kouchner. Ce déplacement était très important car il démontre que l'action de l'Europe est durable, pour peu qu'on ait les institutions qui le permettent.
Q - Le problème qui est posé à l'Europe, c'est avant tout celui d'une unité acquise à la force du poignet. Vous qui pratiquez, presque tous les jours les rencontres à 27, la théorie du président jusqu'à présent consistait à dire : "C'est ingouvernable" mais on assiste pourtant à l'émergence d'une position forte. Cela tient peut-être à une alchimie particulière et fragile. Au-delà de cette question, il y a ce que sera l'attitude des Vingt-sept vis-à-vis de la Géorgie et vis-à-vis de l'Ukraine. Car l'Ukraine pourrait s'avérer être le prochain front de l'attitude offensive Russe.
R - Entre la Géorgie et la Russie, il n'est pas étonnant qu'on ait appelé cela un conflit gelé. Il l'est depuis bien longtemps et plus particulièrement depuis 1992. En ce qui concerne l'Ukraine, elle connaît une situation intérieure compliquée et les relations entre le président de la République et le Premier ministre sont tendues. Pour en revenir à la situation européenne, il y a une unité qui est importante. J'ai toujours défendu le fait qu'il ne fallait pas avoir peur d'une Europe élargie et, on le voit bien, ce n'est pas l'Europe à six, à douze ou à quinze, c'est l'Europe à vingt-sept qui fait l'Europe politique. Parce que c'est bien d'une Europe politique dont il s'agit quand vous définissez les relations avec la Russie ou la Géorgie.
Q - Tout le problème sera de savoir si, de cette menace extérieure et de cette réponse qui a été élaborée dans l'urgence, naîtra quelque chose de stable et une existence politique de ces vingt-sept ? Ou bien la crise passée, on va repartir dans une très grande dispersion ? Y a-t-il toujours une panne institutionnelle ?
R - Oui, c'est le plus important. Deux éléments. A vingt-sept, on arrive à fonctionner et à décider sur l'essentiel. Or ce qui s'est joué et ce qui se joue encore, c'est l'essentiel. C'est à dire les rapports de l'Europe avec un voisin très puissant, qui est la Russie, avec qui l'on doit avoir des relations confiantes et apaisées, mais en même temps fermes et avec qui nous devons nouer un partenariat. Je pense que les vingt-sept sont d'accord sur l'essentiel. J'ai participé, il y a dix jours, avec Bernard Kouchner, à une réunion informelle des ministres des Affaires étrangères. Dans un cadre informel, lorsque l'on échange, il y a une unité, un rapprochement des points de vue, y compris à vingt-sept. Mais là où vous avez raison, c'est que l'on a agi dans l'urgence. On a aussi agi parce qu'un leadership s'est exercé, grâce au président de la République dont on connaît l'énergie. Lorsque vous avez le leadership et une bonne organisation, vous maintenez l'unité. Ce qui ne veut pas dire qu'à vingt-sept la vie est toujours facile, mais je maintiens qu'elle n'est pas plus compliquée qu'à quinze ou à douze. C'est ce que je voudrais faire comprendre ici. En revanche, nous avons bien besoin de résoudre le problème institutionnel auquel vous avez fait référence.
Q - Puisque c'était une des ambitions de la Présidence française, est-ce que tout cela va permettre d'avancer sur la question de la défense européenne ?
R - Je le crois. Nous nous sommes aperçus qu'il fallait repenser la stratégie européenne de sécurité. Le conflit du Caucase a bien montré qu'à nos portes nous ne pouvions plus avoir la même vision qu'en 2003. Autre exemple, par rapport à l'Irak, il n'y a pas non plus la même vision qu'en 2003. Nous voyons bien à travers le déploiement d'observateurs dont on souhaite qu'ils puissent aller partout, qu'un besoin civilo-militaire existe. L'Europe a besoin de cela. Cela ne va pas être facile mais je crois, là aussi, que le consensus émerge. Je prends deux exemples. La Pologne et l'Allemagne étaient réticentes, pour des raisons très différentes, à la politique européenne de sécurité et de défense. Ces pays sont maintenant beaucoup plus enclins à l'accepter. Il reste les relations, fondamentales dans ce domaine, avec nos amis britanniques. Ce n'est pas sur le fond qu'il y a des difficultés, je vous renvoie plutôt à la situation intérieure au Royaume-Uni aujourd'hui.
Je crois que les Européens devraient arriver d'ici la fin de la présidence française à définir les grandes lignes et à renouveler cette politique européenne de défense. C'est un préalable à notre rapprochement avec l'OTAN, c'est parfaitement clair.
Q - La vie quotidienne de l'Union est faite aujourd'hui de menaces de récession, de chiffres qui, tous, tendent à montrer que non seulement il y a ralentissement mais qu'il y aura peut-être récession. La Grande-Bretagne a eu des chiffres plus inquiétants que dans le reste de l'Europe. Est-ce qu'il y a malgré tout, au-delà des réunions des ministres qu'il y a eu ce week-end et de l'Ecofin, quelque chose qui peut ressembler à une réponse commune à une situation économique qui est contrastée parce qu'en fait il y a deux Europe ? L'Europe des vingt-sept et, à l'intérieur, la zone euro. Est-ce que, sous le poids de la récession, des progrès ou des avancées seront possibles ou est-ce que chacun fera avec ses propres comptes et en ordre dispersé avec comme ennemi commun la Banque centrale européenne ?
R - Je pense que la réunion des ministres de l'économie et des finances en présence du président de la BCE à laquelle vous faites référence montre que l'on arrive à avoir un dialogue et des relations apaisées, c'est un premier point. Le second point est de bien voir quel est l'équilibre nécessaire pour relancer la croissance et la lutte contre l'inflation. Il est vrai qu'on voit émerger un équilibre mais, paradoxalement, il y a une unité moindre que dans le domaine politique. C'est paradoxal, parce qu'on a toujours cru qu'en Europe, c'était le contraire. Troisièmement, la crise nous vient des Etats-Unis. Elle est internationale, même si les grandes puissances émergentes s'en sortent mieux que l'Europe. L'Europe ne peut agir de manière isolée, elle subit les conséquences du ralentissement international du fait de son ouverture et parce qu'elle est une grande puissance exportatrice. Ce qui est important, c'est qu'il y ait une action en faveur de l'investissement, en faveur des PME, pour mobiliser davantage de crédits. Un accord s'est dessiné sur ce point, cela me parait le plus important.
Q - Sur les PME justement, il y avait un sondage auprès des patrons français de PME qui montrait que 9 patrons sur 100 ignorent absolument ce que l'Union pourrait faire pour eux éventuellement, que ce soit à travers la banque européenne d'investissement ou tout simplement à travers les procédures classiques de Bruxelles. Donc Bruxelles reste un univers très lointain, Cela vous interpelle-t-il ?
R - Pour vous dire la vérité, c'est ce qui m'interpelle le plus. La tâche la plus difficile concerne l'information et la communication sur l'Europe. Il y a beaucoup d'actions menées et beaucoup de communication de la part des institutions européennes, que ce soit la Commission, le Parlement européen ou le Conseil, mais cela reste lointain. Je crois qu'il faut avoir le courage de dire que le marché unique était et reste une oeuvre nécessaire. Ce marché unique reste perçu comme trop fait pour les grandes entreprises, trop taillé sur mesure pour les plus grands groupes et pas assez pour les PME. Là, je crois que nous avons un problème. C'est pour cela que sous Présidence française, nous souhaitons qu'il y ait un plan d'action pour les PME. Dans un très mauvais français, cela s'appelle un "small business act". Cela existe aux Etats-Unis, où vous avez un grand marché qui prend davantage en considération les situations des PME. Il y a beaucoup de dispositifs qui existent mais en terme de financement et de procédure, il y a un effort considérable à faire sur les PME, que l'on n'a pas assez fait au niveau européen.
Q - Est-ce qu'un dispositif de cette nature est envisageable au niveau de l'Union et pas seulement au niveau de chacun de ses membres ?
R - Au niveau de l'Union, c'est l'une des ambitions de notre Présidence que d'arriver à conclure sur cet aspect, en étant très volontariste, surtout à un moment où il y a moins de crédits, où le crédit est plus cher et où l'on a moins de croissance. Ce n'est pas uniquement avec les grands groupes que l'on va résoudre les problèmes de croissance, mais bien à travers la création d'entreprises, de PME. Il faut qu'il y ait une mobilisation plus forte au niveau européen et qu'avec nos partenaires, nous trouvions des politiques d'amélioration des règles juridiques, d'allégement des formalités, de financement des investissements, d'aide à l'innovation plus consistantes qu'elles ne le sont aujourd'hui.
Q - Revenons sur la grande question qui était posée au début de la Présidence française et qui était la question institutionnelle. On a affaire à des opinions où l'euro-scepticisme à beaucoup progressé. Par exemple l'Irlande, où il y a eu un vote négatif lors du référendum sur le traité simplifié. Que peut-on attendre ? Parce qu'on voit bien que le président de la République cherche à provoquer quelque chose en Irlande pour sortir de cette impasse. Est-ce que cette sortie est possible dans l'intervalle de la Présidence française ? Comment jugez-vous l'état de ces opinions après l'Irlande ? Avons-nous affaire à des pays comme l'Autriche où la campagne électorale qui va se dénouer dans les semaines qui viennent est totalement centrée contre Bruxelles ?
R - Je le regrette mais votre constat n'est pas totalement faux. L'euro-scepticisme en Irlande n'est plus à démontrer. Il y a un déficit de communication, d'information et de perception. Je pense que l'Irlande est un pays qui a beaucoup profité de l'Europe. C'est dans ces moments difficiles à l'égard de l'opinion que le Traité de Lisbonne est absolument indispensable pour montrer que l'Europe est plus visible, qu'elle agit plus sur le plan extérieur, qu'il y a des personnes pour l'incarner. Il faut bien reconnaître, sans que je sois de parti pris, que depuis Jacques Delors, cette Europe n'a pas été vraiment incarnée au niveau des institutions. Il faut véritablement que les progrès soient accomplis avec le cadre du Traité de Lisbonne et nous ferons tout pour trouver une sortie. Elle est peut-être difficile mais elle est indispensable.
Q - Qu'est-ce que la Présidence française demande aux Irlandais ? Est-ce qu'elle leur demande de faire ce qu'a fait Nicolas Sarkozy en France ? Il y avait eu un "non" au référendum et il s'est engagé devant les Français à passer par la voie parlementaire. Est-ce que l'on peut imaginer une sortie de cette nature en Irlande ou est-ce que les Irlandais devront revoter ? Ce qui va probablement provoquer un mouvement de rétractation supplémentaire.
R - Aujourd'hui, les sondages en Irlande sont mauvais. Vous faisiez allusion à la situation autrichienne qui est également compliquée, mais les Autrichiens ont ratifié le Traité. Je ne vais pas être politiquement correct mais la Constitution irlandaise, à la différence des constitutions des autres pays européens, ne permet pas d'autre solution que le référendum pour ratifier ce Traité. A partir du moment où une sortie institutionnelle est indispensable pour que l'Europe fonctionne mieux et qu'elle décide mieux, qu'elle soit plus puissante, qu'elle soit plus proche des citoyens, il faut bien à un moment qu'il y ait un nouveau vote irlandais. Quand interviendra ce nouveau vote irlandais ? Je ne le sais pas. A titre personnel, je ne vois pas d'autre sortie possible. Sous la Présidence française, on doit essayer de trouver un cadre de solutions juridiques qui permettrait de dire sur quoi les Irlandais doivent se prononcer. Nous avons un dialogue avec nos amis irlandais. D'un côté, ils nous disent : "nous avons besoin de temps, il y a ce déficit de communication, nous n'avons pas été très bons en communication". C'est sans doute vrai. Nous répondons, en tant que Présidence : "Nous comprenons cela mais nous ne sommes pas dans la même situation qu'en 2005. A la fin de l'année ou au début de l'année prochaine, en fonction de la date de ratification de la République tchèque, 26 pays auront ratifié ce Traité, et il y en a déjà 24 aujourd'hui".
Q - Il ne restera que l'Irlande et la menace extérieure n'aura pas disparu ?
R - La menace extérieure n'aura pas disparu. Il y aura toujours des difficultés de voisinage et on devra toujours réfléchir à des partenariats avec des pays comme l'Ukraine ou la Russie. Il faut bien avancer sur le terrain institutionnel.
Q - L'Histoire obligera à trancher plus vite ? Mais en même temps c'est difficile car un pays comme l'Irlande, comme d'autres pays en Europe, ont des attentes neutralistes alors que nous, nous sommes des pays confrontés à des impératifs historiques qui interdisent tout neutralisme.
R - Oui, vous avez ces traditions différentes en Europe. C'est à chacun selon ses responsabilités et ses capacités. Nous comprenons très bien. Si l'Irlande a un problème de neutralité, si c'est au coeur du vote qui s'est exprimé, regardons ce qui se passe, regardons ce qui a besoin d'être affirmé. Un pays comme l'Autriche a également ce problème, les pays scandinaves ont aussi une tradition différente. Mais ils reconnaissent tous aujourd'hui qu'il y a un besoin en ce qui concerne l'Europe de la défense, un besoin de s'affirmer sur les terrains extérieurs. On ne peut pas s'en remettre tout le temps aux Américains.
Q - Il y a un sujet pendant en Europe : on sait qu'il y a actuellement une crise alimentaire, notamment dans les pays d'Afrique qui nous sont les plus proches. Il est question, ce qui serait une nouveauté d'affecter l'excédent de la fameuse politique agricole commune à ces pays qui en ont besoin pour des raisons d'aide alimentaire, non pas d'aide en terme de surplus physique mais en terme d'aides à des paysans, afin de relancer une agriculture souvent défaillante ? Quelle est la position de la Présidence de la France par rapport à cette affectation ? Parce que l'on voit bien que d'autres pays disent : "Mais non, nous sommes en période de vache maigre budgétaire, il faut que cette somme soit affectée à nos budgets, qu'elle nous revienne".
R - Etant en charge de la Présidence, il faut que nous ayons une discussion à vingt-sept. Pour ma part, lorsque nous aurons bien mesuré les marges de manoeuvre - il faut voir quel sera l'excédent et son ampleur - il me paraît normal qu'une partie aille effectivement au développement. Mais je prends aussi en considération d'autres impératifs. Nous sommes actuellement en discussion avec le Parlement européen. Il devrait aussi y avoir un dialogue, sur le plan budgétaire, entre le Conseil et le Parlement. Nous avons beaucoup parlé des enjeux extérieurs de l'Europe. L'Europe doit avoir des moyens supplémentaires pour mener sa politique de stabilité à l'extérieur, afin d'être un agent de paix et d'être davantage présent à l'extérieur. Il y a un arbitrage à faire. Il faut qu'il y ait une partie de cet excédent qui soit réservé à l'aide alimentaire, et la Présidence aidera.
Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 24 septembre 2008