Déclaration de Mme Rama Yade, secrétaire d'Etat aux affaires étrangères et aux droits de l'homme, en hommage aux tirailleurs sénégalais combattants de la Première Guerre mondiale et de la Deuxième Guerre mondiale, à Dammarie-les-Lys le 11 novembre 2008.

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Circonstance : Cérémonie en hommage aux tirailleurs sénégalais, à Dammarie-les-Lys (Seine-et-Marne) le 11 novembre 2008

Texte intégral

Monsieur le Député-Maire, cher Jean-Claude Mignon,
Mesdames et Messieurs les Elus,
Amiral,
Mesdames et Messieurs,
Chers Amis,
Je suis heureuse et fière d'être avec vous aujourd'hui à Dammarie-les-Lys, pour rendre hommage aux Tirailleurs sénégalais qui se distinguèrent pendant la Grande Guerre par leur ardeur et leur courage. Je connais le respect que vous portez, cher Jean-Claude Mignon, et votre attachement personnel à leur sacrifice. Je salue donc avec émotion et respect votre initiative, en ce 11 novembre 2008.
Ils venaient de l'empire colonial d'alors. Ils servaient dans l'armée française. Et la France, tout court. Une France, qu'ils appelaient la mère-patrie. Ils étaient environ un million de combattants lors des deux guerres mondiales. Ils venaient du Maghreb, d'Afrique noire, d'Asie. Sur ce million, ils furent 250.000 Africains noirs à partir pour la Grande Guerre. 27.000 d'entre eux perdirent la vie, au combat.
Nous sommes ici rassemblés pour leur rendre hommage. Et cet hommage porte aussi bien sur l'exemplarité que sur le tragique de leur engagement.
Exemplarité, car les tirailleurs ont donné leur vie à la France par amour pour elle. Par patriotisme et sens de l'honneur. Rien de plus. Les Tirailleurs sénégalais sont simplement tombés pour que la France ne meure pas. Pour qu'elle continue à vivre. A rester ce qu'elle a toujours été.
Tragique, car cet engagement n'a été que trop souvent oublié. Ils avaient pourtant un égal souvenir de la Grande guerre que les Français : ils savaient ce que recouvraient des mots comme "matricule", "Verdun", "Somme". Tout comme les poilus, leurs frères d'armes.
Cette mémoire mérite d'être connue et reconnue. Il n'y a sans doute plus de Tirailleurs sénégalais de la Grande guerre susceptibles de raconter. Mais nous sommes là pour perpétuer leur souvenir. C'est une obligation au regard de la dette sacrée que nous leur devons. C'est grâce à eux que la France est encore debout. C'est grâce à eux que la France est restée libre. Alors, non, les tirailleurs de la Première Guerre ne sont plus là. Mais il y en a d'autres, ceux de la Seconde Guerre mondiale. Et, parmi ceux-là, certains d'entre eux sont encore vivants, en Afrique, en Asie, à Madagascar. Eux, peuvent raconter, si, un jour, suprême hommage, nous les invitions en France pour leur dire en face notre éternelle reconnaissance.
Car, avec la deuxième guerre mondiale, c'est une nouvelle génération d'Africains qui sera sollicitée. Dès juin 40, on mobilise 200.000 coloniaux originaires de l'Afrique subsaharienne. Pour les combats de la campagne de France au printemps 40. Des combats brefs. Meurtriers pour les troupes d'outre mer. Trente mille Africains y laissent la vie. Pendant ce temps, c'est en Afrique que le Général de Gaulle, confronté à ses premiers bains de foule, trouve l'énergie pour continuer le combat de la France libre. Les premiers territoires ralliés en 1940 au Général sont africains : tout d'abord le Tchad, conduit par le premier gouverneur noir de l'Empire, le Guyanais Félix Eboué ; puis le Cameroun, sous la commandement du futur Général Leclerc. Les premières victoires de la France ont ainsi été obtenues grâce à une armée constituée à 80 % d'Africains.
Qu'il serait bon que cette histoire se sache ! Mais l'exemplarité de l'engagement de ces tirailleurs a eu son revers.
Car, de retour dans leur pays d'origine, des tirailleurs sont fusillés pour avoir réclamé leur solde, comme ce 1er décembre 1944 à Thiaroye, dans la banlieue de Dakar. Aujourd'hui, des tombes anonymes témoignent de ce massacre. Les survivants percevront, eux, des pensions de guerre plus faibles que leurs compagnons d'armes : une décision administrative en 1959 diminue les pensions en les alignant sur le pouvoir d'achat du pays d'origine : là où un ancien combattant français invalide à 100 % reçoit 4 081 francs de pension mensuelle, un Sénégalais perçoit 1463 francs et un Guinéen 673 francs. Il aura fallu attendre 2002, pour que le Conseil d'Etat dans un arrêt Diop considère ce système comme discriminatoire. Le gouvernement consent alors à décristalliser partiellement les pensions versées à 80.000 anciens combattants.
Incompréhension d'un côté. Mais dignité de l'autre. Nous sommes nombreux à avoir en tête l'image de ces vieux tirailleurs africains qui ont vécu longtemps sans rien demander. Combien d'entre eux ont traîné leur silhouette dans les villes et villages africains, dignes, ne revendiquant rien, étant simplement fiers d'avoir servi un pays qu'ils n'ont cessé d'appeler la mère patrie. Silence exceptionnel de ces hommes. Jusqu'à l'absurde. Rappelez-vous ce 11 novembre : c'était en 1998, lorsque la République finit par se rappeler le souvenir du sacrifice des tirailleurs et envisage de leur signifier symboliquement la reconnaissance qu'ils n'attendaient plus. Le 11 novembre 1998, jour de son 104ème anniversaire, Abdoulaye Ndiaye, ancien tirailleur sénégalais, devait donc recevoir la légion d'honneur sur la place de son village par l'ambassadeur de France. Las ! La veille du jour de gloire, il mourut. Le destin avait-il voulu faire savoir que ce geste arrivait trop tard ?
Silence des tirailleurs. Incompréhension de leurs petits-enfants, aujourd'hui Français, face à ce traitement. Oui, cette mémoire mérite d'être connue et reconnue. D'autant qu'elle ne divise pas. L'engagement des tirailleurs n'est pas l'histoire d'une mémoire clivante. A leurs côtés, de grands Français ont eu des attitudes exceptionnelles.
Et les tirailleurs sénégalais aiment à raconter leur compagnonnage avec le plus grand d'entre eux : Jean Moulin. Une histoire que je racontais, il y a quelques jours, à Reims, lors d'un hommage similaire.
Nous sommes le 17 juin 1940 à Chartres, dans le département d'Eure-et-Loire. Les Allemands veulent imputer aux tirailleurs la responsabilité des massacres commis sur des civils français, en réalité victimes de bombardements allemands. Ils demandent à Jean Moulin, alors préfet, de reconnaître cette accusation en signant le protocole selon lequel des femmes et des enfants français ont été massacrés après avoir été violés. "Ce sont vos troupes noires, dit le document nazi, qui ont commis ces crimes dont la France portera la honte". La réponse de Moulin est sans ambiguïté : "Nos tirailleurs sont incapables de commettre une mauvaise action contre des populations civiles et moins encore les crimes dont vous les accusez". Torturé pendant sept heures, le chef de la Résistance ne signe pas le protocole. Sous la pression, il saisit un débris de verre et tente de se suicider en se tranchant la gorge. Pour ne pas avouer. Il raconte dans Premier combat : "je ne veux pas être complice de cette monstrueuse machination qui n'a pu être conçue que par des sadiques en délire". Moulin gardera de cette tentative de suicide une cicatrice dissimulée sous sa célèbre écharpe.
Je veux à travers ce récit, à travers l'épopée des tirailleurs, vous dire, Chers Amis, que ce qui nous rassemble est plus important que ce qui nous divise. Vous dire que des hommes noirs ont un jour aimé ce pays jusqu'à mourir pour lui. Que de grands Français, comme Jean Moulin et bien d'autres, ont voulu à leur tour mourir pour les défendre. A l'heure où l'on s'interroge sur le sens à donner à notre nation, à l'heure où l'on se demande comment bâtir la coexistence entre les minorités qui composent notre beau pays, à l'heure où la Marseillaise est sifflée, où la jeunesse issue de l'immigration s'interroge sur son identité et que le reste du pays se demande qu'en faire, la mémoire, le sacrifice des tirailleurs nous rappelle que la Nation française est une, que l'on peut aimer la France jusqu'à mourir pour elle, quelle que soit ses origines. Sublime message de patriotisme, et peut-être davantage, que nous laissent ces tirailleurs. Magnifique dépêche que nous devrions davantage faire revivre pour nous rappeler pourquoi nous vivons ensemble. Fantastique mémoire dans laquelle nous pouvons puiser la force de nous retrouver autour de valeurs communes, sans divisions, sans dispute. Puisse ce voeu, un jour, être exaucé !
Je vous remercie, Chers Amis, de votre attention.
Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 21 novembre 2008