Article de Mme Nicole Notat, secrétaire générale de la CFDT, dans "La Revue de la CFDT" de décembre 2000, sur le libéralisme, la mondialisation et les mutations du travail et les changements sociaux et culturels.

Prononcé le 1er décembre 2000

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Texte intégral

Par ce colloque, la CFDT souhaite expliciter davantage la réflexion qui l'anime dans ses prises de position. Elle cherche aussi à anticiper face aux défis majeurs que représentent la mondialisation, les mutations du travail et les changements sociaux et culturels de notre époque.
Un élément essentiel des polémiques politico-sociales françaises s'organise dans l'opposition entre ces deux termes: libéralisme et étatisme. Le moindre débat sur la conduite de la politique économique et sociale se doit d'entrer dans ce cadre.
En effet, ces deux doctrines sont présentées comme des choix de société incontournables. La négociation sur l'assurance chômage, la mise au point de la convention UNEDIC, comme précédemment les 35 heures ont montré à quel point les batailles idéologiques pouvaient l'emporter sur la réalité des enjeux sociaux cruciaux, tel celui des conditions du retour au plein emploi.
En ce qui nous concerne, nous refusons de nous laisser enfermer dans une opposition aussi factice.
Elle empêche d'établir des diagnostics fondés et de mettre en uvre des réponses économiques et sociales, dans la confrontation des différents intérêts. Les multiples épisodes de la toute récente histoire sociale nous ont convaincus qu'il fallait que la CFDT explicite davantage la conception qui sous-tend sa pratique syndicale. À cet égard, les contributions et débats de cette journée nous sont précieux.
L'époque dans laquelle nous sommes entrés nous met face à de gigantesques défis. Ceux-ci nous imposent d'inventer les régulations socio-économiques nécessaires, d'en déterminer les niveaux pertinents, les modali-tés efficaces.
Premier défi: la mondialisation. Sous l'effet de son développement, le cadre dans lequel les institutions publiques comme privées doivent penser et agir est profondément modifié.
Second défi: les structures des économies et les formes d'organisation des entreprises sont en plein bouleversement. Des mutations sans équivalent depuis la révolution industrielle redessinent les figures du travail. Au-delà encore le monde du travail et du salariat est transformé par le changement social, en premier lieu par la place que les femmes sont en train de prendre, mais aussi par le niveau culturel croissant, par les aspirations individuelles à avoir prise sur ses réalités de travail et de vie.
Déjà nous mesurons les impacts de ces évolutions sur les systèmes de protection sociale et de garanties collectives, nous percevons les nouvelles frontières qui se dessinent entre le capital et le travail.
Cette nouvelle donne, dans l'enchevêtrement et la complexité de ses manifestations, interroge le syndicalisme sur ses orientations et sur les moyens de son action. Elle questionne aussi les institutions publiques sur la redéfinition de leurs missions, les conditions de leurs interventions et de leur efficacité.
Un nouveau contrat social
Nous savons que la nécessaire recherche de l'optimisation économique ne conduit pas mécaniquement à l'optimisation des réponses sociales. La croissance actuelle n'est pas orientée mécaniquement au service d'un nouveau progrès social. La construction de garanties et de protections effectives, qui permettront de faire face aux transformations du travail comme aux mutations culturelles et à la mobilité de l'emploi, est un impératif de première urgence.
Pour que mobilité d'emploi ne rime pas avec précarité, pour affronter les nouveaux risques professionnels et sociaux, pour que la lutte contre les inégalités et les exclusions s'appuie sur de
véritables démarches citoyennes, la réaffirmation, pour nécessaire qu'elle soit, des fondements républicains comme de la toute puissance de l'État ne suffit pas.
Dans un monde de plus en plus diversifié, voire éclaté, le principe d'universalité doit se décliner dans des conditions qui permettent à chacun d'accéder réellement à ces droits. L'uniformité de la règle s'accommode mal de la complexité et des diversités des situations économiques et sociales.
C'est ce constat qui nous a conduit, à la CFDT, à mettre en avant la perspective d'un "nouveau contrat social". Il faut jeter les bases d'un modèle social renouvelé, à la fois réaliste et ambitieux.
Réaliste, car tenant compte des réalités économiques d'aujourd'hui comme des transformations socioculturelles. Ambitieux puisqu'il s'agit d'établir de nouveaux droits et règles organisant les relations sociales, engageant réciproquement les acteurs de la société civile comme les pouvoirs publics, renouvelant la relation de l'individu aux groupes sociaux. C'est à l'invention de nouveaux arbitrages et d'espaces de responsabilité que les acteurs sociaux et l'État sont appelés à s'atteler.
Disons le tout net. C'est à une nouvelle et efficace intervention de l'État et de toutes les institutions qui relèvent de la puissance publique que nous appelons.
Notre époque se trouve face à la tâche extraordinairement difficile d'avoir à réinventer le mode de gouvernance de nos sociétés. Le réinventer à l'heure d'un monde globalisé et interdépendant, car la référence à la souveraineté populaire, fondatrice de notre conception de la démocratie, n'est plus suffisante à elle seule. Elle ne suffit plus à permettre l'existence du bon gouvernement, gardien du bien public et de l'effectivité du contrat social assurant la cohésion de nos sociétés.
Ces choix décisifs ne peuvent être faits aujourd'hui que dans l'articulation de leurs dimensions internationales et nationales, sinon ce serait faire le lit du libéralisme. Cet objectif explique notre appui sans réserve à l'émergence d'institutions internationales capables d'exercer un vrai pouvoir d'orientation et de contrôle sur les grands enjeux mondiaux.
Cela justifie aussi notre attachement à l'idée d'une Europe politique, aux institutions légitimes et gouvernables, capables de conduire des politiques publiques ambitieuses, en phase avec son modèle social. Le silence qui entoure ces questions, alors même qu'elles sont au cur de la Présidence française, est pour le moins préoccupant.
Enfin, cela explique pourquoi nous sommes de farouches partisans de la réforme de l'État français et des services publics. Un État à qui il appartient d'éclairer l'avenir, plus efficient dans la gestion des biens collectifs, légitimé pour mettre en forme et faire respecter les engagements collectifs.
Vous l'avez donc compris, l'intervention publique n'est pas menacée, pour peu qu'elle sache se repositionner, réinventer la nature et les formes de son intervention, la concevoir dans une relation partenariale renouvelée.
De là à imaginer que ce "nouveau contrat social" relève de la responsabilité exclusive de la puissance publique, il y a un pas à ne pas franchir.
Au regard de l'efficacité. En effet, la complexité croissante des données économiques et sociales, la rapidité des mutations demandent une plus grande diversité des réponses. La gestion de cette complexité s'accorde mal avec l'uniformité et l'intangibilité de la règle qui conduit à une distorsion entre le prescrit (le formel) et le réel. C'est là que le dialogue structuré, la négociation collective, les conventions et les accords collectifs sont des instruments utiles et précieux pour construire les compromis permettant, grâce à l'engagement des partenaires sociaux, la convergence des pratiques sociales avec les politiques publiques comprises et acceptées.
Au nom d'une certaine idée de la démocratie, également. Celle-ci doit être plus participative, plus sociale, nourrie d'une relation renouvelée entre l'État et la société civile. C'est la reconnaissance de l'intervention des corps intermédiaires représentatifs et légitimes, capables de pratiques participatives de qualité. Cette intervention passe par la confrontation organisée de leurs intérêts respectifs dans un cadre légal évidemment défini, dans la construction d'intérêts collectifs, eux-mêmes constitutifs de l'intérêt général.
Le rôle des acteurs sociaux
Cette approche, nous le savons, est à rebours de la culture politique française construite sur la méfiance envers les corps intermédiaires. Dans la tradition de ce pays, l'intérêt général ne relève que de l'expression de la souveraineté populaire.
Il est vrai que notre histoire sociale alimente la vision d'acteurs sociaux incapables d'organiser leurs confrontations. De plus, l'idée que les rapports sociaux ont toujours été déséquilibrés au profit du monde patronal et que l'intervention de l'État a été nécessaire pour corriger ce déséquilibre est enracinée dans la mémoire collective. À gauche notamment, l'État est perçu comme la puissance tutélaire qui protège les travailleurs contre les patrons. Cette représentation demanderait à être vérifiée historiquement. Ce qui est sûr, c'est qu'elle n'a plus une grande portée pratique aujourd'hui.
Ce sont des pans entiers de notre culture sociale et politique qui doivent changer pour laisser la place à d'autres représentations.
L'État a un intérêt majeur à ce que la société civile fasse émerger des acteurs sociaux représentatifs et responsables, capables de construire et d'organiser leurs relations. Quant aux acteurs sociaux, il leur appartient de faire la preuve et de leur représentativité et de leur responsabilité.
La place du syndicalisme
Évidemment, le syndicalisme est concerné au premier chef. Il ne servirait à rien de passer sous silence ni sa faiblesse ni sa dispersion. Dans un tel contexte, le pluralisme ne favorise pas l'émulation mais débouche sur un émiettement des forces, sur une concurrence faite plus de surenchères que de compétition. Autant d'éléments qui le décrédibilisent et contribuent à un taux de syndicalisation qui nuit à sa légitimité. Au-delà, le passage d'une culture de l'affrontement à une pratique du contrat, appuyé sur un bon rapport de force, comme débouché normal de la confrontation avec le patronat, est un choix majeur.
Cependant, cela n'ira pas sans un profond changement des règles des relations professionnelles. Il permettra d'asseoir la légitimité des partenaires sociaux, patronat et organisations syndicales, sur une base incontestée et soumettant la négociation sociale à des conditions de validité indiscutables.
"La refondation sociale" constitue pour nous une occasion d'avancer dans ce sens. Le choix de la responsabilité, du contrat collectif au plein sens du terme, est-il pleinement assumé par le patronat dans son ensemble? Rien n'est sûr. Il doit en faire la démonstration. Alors, les avancées de cette négociation légitimeront l'espace de responsabilité et d'autonomie que les partenaires sociaux revendiquent, à juste titre.
Poser ainsi la question permet de relancer le débat dans d'autres termes avec les tenants du libéralisme. L'intervention des acteurs, comme la logique du contrat collectif, tient compte des réalités économiques, mais elle implique une régulation qui ne repose pas sur le simple déploiement des forces du marché. Elle est à l'opposé d'une conception des acteurs économiques et sociaux réduits à un rôle de groupes de pression et qui laisseraient l'État seul face à la diversité des demandes et de la pression d'intérêts catégoriels. État qui serait alors bien en peine d'assurer la cohérence d'une société dominée par l'éclatement des jeux d'intérêts et des relations sociales balkanisées. La porte serait alors largement ouverte à une dérive grave: celle d'une société dominée par un principe de compétition généralisée, s'accommodant d'une exclusion rendue simplement supportable par des dispositifs d'assistance. L'étatisme aurait fait ainsi le lit du libéralisme qu'il prétend combattre.
Voilà les raisons pour lesquelles nous pensons que le syndicalisme doit refuser d'inscrire sa réflexion et son action dans une alternative qui ne peut conduire qu'à des impasses. Il nous faut faire la démonstration que d'autres choix sont possibles, qu'ils n'écartent a priori ni le recours aux politiques publiques ni le rôle du marché, qu'ils peuvent exister, si existent des acteurs sociaux forts et légitimes acceptant de se placer dans une démarche contractuelle. Celle-ci doit produire avec la puissance publique les régulations socio-économiques indispensables à la cohésion de la société.
Dans cette démonstration, nous le savons, le syndicalisme joue sa raison d'être. Toutefois, nous ne la ferons pas seuls. Le débat doit s'élargir, se nourrir d'apports, d'expériences, de recherches, d'un travail intellectuel et des confrontations indispensables. Il doit dépasser le cadre franco-français et devenir européen.
La journée d'aujourd'hui n'a été qu'un premier temps de réflexion, elle devra être suivie d'autres. Je tiens à remercier au nom de la CFDT tous ceux qui ont répondu à notre sollicitation. J'espère seulement que cela nous aura donné l'envie de continuer cette aventure.
(Source http://www.cfdt.fr, le 14 mars 2001).