Article de Mme Nicole Notat, secrétaire générale de la CFDT, dans "Capital" de décembre 2000, sur la politique sociale, l'accord sur l'assurance chômage et la Pare.

Prononcé le 1er décembre 2000

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Média : Capital

Texte intégral

La secrétaire générale de la CFDT estime qu'il vaut mieux changer la vie des salariés par la négociation que par des lois ou décrets.
Capital : Martine Aubry vient de quitter le gouvernement. II est de notoriété publique que vous ne vous entendiez pas bien avec elle. Quel jugement portez-vous sur son action ?
Nicole Notat : Disons que son bilan est mitigé. Le positif, c'est d'abord la réduction du temps de travail, dont le caractère est irréversible. Elle est déjà passée dans les murs, et ses bénéfices concrets sont perceptibles sur le terrain, en matière de temps libre et d'impact sur l'emploi. De plus, les 35 heures ont permis d'ouvrir des négociations dans les entreprises sur des sujets nouveaux : l'emploi, bien sûr, mais aussi l'amélioration des temps partiels, l'organisation du travail, la précarité... Tout cela laissera des traces.
Autres résultats importants obtenus par Martine Aubry : la création de la couverture maladie universelle, et celle des emplois-jeunes. L'ombre qui obscurcit le tableau, c'est l'insistance avec laquelle le gouvernement a négligé le rôle et la responsabilité des acteurs sociaux dans la conduite des changements. L'implication des syndicats et du patronat a été considérée comme tout à fait secondaire. L'Etat a adopté le volontarisme politique comme posture de référence, et accentué l'usage de tous les instruments à sa disposition pour atteindre les objectifs qu'il se fixe.
Capital : En France, l'Etat est volontariste par tradition. ..
Nicole Notat : En matière de relations sociales, cela a pris des proportions qu'on n'avait jamais connues ! Pour Martine Aubry, qui a incarné l'action du gouvernement, la tentation de contourner les corps intermédiaires a été très forte. C'est un jeu dangereux. ..
Capital : Pourquoi, donc, le gouvernement le joue-t-il ? Quel intérêt a-t-il à court-circuiter les syndicats ?
Nicole Notat : Issu d'une majorité plurielle, il a déjà un gros travail à effectuer pour parvenir à un consensus en son sein. Le fait de pratiquer le même exercice avec les syndicats et le patronat s'apparente pour lui aux travaux d'Hercule. Et puis, la gauche actuellement au pouvoir a une culture politique qui favorise le dirigisme étatique. Pour elle, c'est le moyen privilégié permettant l'action.
Capital : Pour les 35 heures, l'Etat a décidé seul, et cela s'est avéré efficace...
Nicole Notat : Les résultats concrets, je l'ai dit, ne sont pas négligeables, mais les négociations qui ont lieu dans le cadre de la deuxième loi sur les 35 heures dégagent une marge de manoeuvre trop étroite pour obtenir des résultats aussi probants que ceux de la première. Et on ne peut occulter les dégâts du processus. Les conséquences du bras de fer auquel le gouvernement et le patronat se sont alors livrés sont lourdes : c'est tout l'environnement de la refondation sociale qui a été plombé et pollué.
Capital : Mis hors jeu sur les 35 heures, le Medef a fini par se remettre en selle en lançant la refondation sociale...
Nicole Notat : La situation de crise provoquée par les 35 heures a en effet produit un résultat inattendu. Mais le gouvernement a reprovoqué une crise en refusant de cautionner les négociations paritaires sur l'Unedic. Après des mois de blocage total, il n'a reculé devant la solution autoritaire que face à la perspective de devoir étatiser l'assurance chômage.
Capital : Le gouvernement a justifié son refus d'accepter l'accord sur l'assurance chômage en diffusant l'idée fausse que le Pare (NDLR : plan d'aide au retour à l'emploi, comportant la prise en charge individualisée des demandeurs d'emploi) allait obliger les chômeurs à accepter n'importe quel emploi à n'importe quel salaire. Cela vous a-t-il choquée ?
Nicole Notat : Ce qui nous a le plus choqués, c'est que le gouvernement fasse ainsi de la désinformation. S'il avait refusé d'avaliser l'accord par souci d'une clarification financière du fonctionnement de l'Unedic qui lui permette d'y retrouver son compte, on aurait pu le comprendre. Mais que, pour habiller son refus de la convention, il invente des critiques sans aucune base réelle dans le texte signé par les partenaires sociaux, c'est si gros que c'est incroyable ! Cela, la CFDT aura du mal à le digérer.
Capital : Cela vous oblige aujourd'hui à faire une campagne d'explication sur le Pare.
Nicole Notat : Oui. Puisque tant de contrevérités ont été énoncées par le gouvernement, nous sommes forcés de rétablir la vérité en soulignant avec force que nous n'avons pas mis en place un système coercitif pour les demandeurs d'emploi. Bien au contraire, le texte décrivant le Pare affirme que les propositions de poste doivent correspondre aux qualifications des demandeurs et être rétribuées au salaire pratiqué dans la profession et la région.
Capital : Le remplacement de Martine Aubry par Elisabeth Guigou peut-il changer le comportement du gouvernement ?
Nicole Notat : Il est trop tôt pour répondre. Lors de notre rencontre, Elisabeth Guigou a eu une oreille attentive. Elle a exprimé sa conviction que l'implication des acteurs sociaux, la détermination de leur espace de responsabilité font partie de ses préoccupations. Est-ce le signe que l'Etat pose un regard nouveau sur le travail entrepris par le patronat et les syndicats au niveau national, et ne le considère plus forcément comme une opération antigouvernementale ? Je l'espère.
Capital : Si Martine Aubry se retrouvait un jour à Matignon ou à l'Elysée, quelle serait votre réaction ?
Nicole Notat : Il y a loin de la coupe aux lèvres, et il faut se méfier des sondages ! Mais si d'aventure cette situation existait, nous fonctionnerions bien sûr avec ce nouvel interlocuteur. Nous avons acquis l'image d'un syndicat indépendant, qui négocie avec les patrons et les politiques sans en faire des alliés ou des adversaires. Nous tenons à la préserver.
Capital : La mise en place des 35 heures a provoqué un accroissement de la flexibilité et changé l'organisation du travail dans nombre d'entreprises. Le regrettez-vous, ou considérez-vous cette adaptation comme positive ?
Nicole Notat : Face à la mondialisation, les chefs d'entreprise veulent faire évoluer l'organisation du travail et les conditions d'emploi. Nous prenons en compte cette nécessité économique, mais à condition que les droits et les garanties des salariés soient préservés, voire élargis. La recherche de cet équilibre, c'est tout l'enjeu de la refondation sociale.
Capital : Le gouvernement ne l'a pas compris ?
Nicole Notat : Il fait fausse route s'il croit qu'il peut gérer à lui tout seul ces évolutions. La seule intervention politique ne peut garantir l'équilibre entre performance économique et progrès social. C'est une illusion. Pour réussir, il faut rendre responsables les acteurs de la vie des entreprises, patrons comme salariés. Nous sommes attachés à une conception du changement social qui met en mouvement la société civile.
Capital : L'équilibre entre performance économique et progrès social, c'est la définition du modèle social européen ?
Nicole Notat : Oui, contrairement au modèle anglo-saxon, qui met l'accent sur la performance économique, mais fait l'impasse sur la protection des salariés. Le paradoxe, c'est que le gouvernement français affirme vouloir promouvoir le modèle social européen, tout en percevant les partenaires sociaux comme des concurrents de la puissance publique. C'est un contresens. L'Etat a tout à gagner à s'appuyer sur des partenaires solides.
Capital : Sur les retraites et l'assurance maladie, le gouvernement n'a-t-il pas au contraire péché par immobilisme ?
Nicole Notat : En matière de retraites, le retard pris pour engager la réforme est un piège. Il est illusoire de croire que la croissance va pouvoir résoudre par magie un problème de nature démographique. Plus on attend, plus il faudra traiter des retraites dans des conditions difficiles à supporter, faute d'avoir agi à temps. En matière d'assurance maladie, il est également temps de faire le bilan de la mise en place chaotique de la réforme de 1995. Il faut reconnaître que la maîtrise des dépenses de santé n'a pas fonctionné. On investit toujours plus, sans gagner en efficacité, c'est-à-dire en qualité de soins.
Il faudrait donc que le gouvernement prenne l'initiative d'examiner la situation au fond, avec les acteurs concernés et les professions de santé. Tout en tuant une fois pour toutes l'idée selon laquelle la maîtrise des dépenses implique un rationnement des soins.. Mais, là encore, la croissance, qui réduit mécaniquement le déficit de la Sécurité sociale, conduit la puissance publique à la facilité.
Capital : Vous avez proposé de changer les règles de la négociation collective. Pourquoi ?
Nicole Notat : Pour jouer pleinement leur rôle, les acteurs syndicaux doivent être légitimes. En matière de négociation collective, les règles de représentativité sont obsolètes. Pour mesurer l'audience électorale de chacun, nous pensons qu'on devrait organiser des élections le même jour dans toutes les entreprises d'un champ professionnel. Ensuite, nous proposons qu'un accord soit valide, y compris aux yeux du législateur, dès lors qu'il a été signé par des organisations syndicales représentant la majorité des salariés. C'est un pari qui suppose une meilleure collaboration entre les différents syndicats, afin d'obtenir cette fameuse majorité. Et aussi un engagement devant les salariés. Mais, pour changer les règles, il est souhaitable qu'une volonté commune s'exprime dans le camp syndical.
Capital : Depuis trois ans, le chômage a baissé, mais il reste élevé, Comment la CFDT arbitre-t-elle entre la revendication pour l'emploi et celle concernant les salaires ?
Nicole Notat : La modération des revendications salariales est d'autant plus attachée à l'image de la CFDT que nous l'avons volontairement assumée lors de la mise en place de la réduction du temps de travail, afin de favoriser les créations d'emploi. Nous ne le regrettons pas. Mais, aujourd'hui, la croissance est forte, la situation de beaucoup d'entreprises excellente, et les accords de modération salariale arrivent à leur terme, Il est donc légitime de revendiquer de meilleurs salaires. La CFDT n'entend plus mettre la pédale douce sur ce sujet, mais elle laisse à ses équipes la faculté d'apprécier sur le terrain le niveau de revendication en fonction des réalités, sans reléguer l'emploi au second plan. Car il est dangereux de penser que ce problème est en passe d'être résolu.
Si on parle désormais d'un seuil incompressible de 8 % pour le taux de chômage, c'est parce que les gens qui sont en situation d'exclusion sur le marché du travail n'ont pas les compétences correspondant aux postes offerts par les entreprises. L'adéquation des qualifications au marché de remploi est un problème non traité. C'est un des enjeux des négociations sur la formation professionnelle, qui constituent le prochain chantier de la refondation sociale.
Capital : Vous avez protesté contre l'exonération de la CSG pour les smicards. C'est pourtant un moyen de faire progresser leur rémunération.
Nicole Notat : D'abord, le Smic a beaucoup progressé depuis vingt ans. Tant mieux : c'est un des salaires minimaux les plus élevés d'Europe. Ensuite, la question n'est pas tant le niveau du Smic que le nombre de personnes qui le touchent, sans possibilité d'évolution, Là encore, on bute sur des problèmes de formation continue : ce sont les smicards qui ont le moins de perspectives de carrière, le moins de possibilités de changer de job. Enfin, nous pensons que la suppression de la CSG pour les smicards, au nom de la lutte contre les "trappes à pauvreté", est une erreur. Certaines études montrent que la mesure n'aura pas l'effet souhaité. Et, surtout, elle remet en cause toute la conception de la protection sociale en France. L'instauration de la CSG, pour laquelle la CFDT s'est battue pendant des années, établissait en effet le principe : "A protection universelle, financement universel." Avec un corollaire : "Les Français financent selon leurs moyens, ils sont protégés selon leurs besoins." Et, d'un trait de plume, on fait voler en éclats ce principe ! Demain, les retraités pourront donc dire : nous non plus, nous ne voulons pas payer la CSG. Demain, les riches pourront dire : puisque certains ne paient rien, nous refusons de participer à ce système. L'exonération décidée par le gouvernement, sans concertation, nous apparaît donc comme une véritable bombe à retardement. D'autant qu'il y a bien d'autres moyens de supprimer les "trappes à pauvreté" : un débat aurait pu avoir lieu sur ce sujet.
Capital : C'est un message difficile à faire passer aux smicards...
Nicole Notat : Le refus de la démagogie ne nous réussit pas trop mal, puisque les salariés qui choisissent d'adhérer à la CFDT sont plus nombreux chaque année.
Capital : Que pensez-vous des compléments de salaire constitués par l'épargne salariale, l'intéressement et l'actionnariat d'entreprise ?
Nicole Notat : D'une manière générale, l'écart s'est creusé en France entre ceux qui vivent des revenus de leur travail et ceux qui bénéficient de revenus du capital. En quoi cela se justifie-t-il ? Si l'épargne salariale, l'intéressement et l'actionnariat d'entreprise contribuent à réduire cet écart, nous y sommes favorables. A condition, bien sûr, que ces formes d'épargne ne soient pas une manière déguisée de compenser un manque à gagner sur le système de retraite par répartition. Et à condition qu'une égalité d'accès soit assurée pour l'ensemble des salariés.
Capital : Le projet d'épargne salariale de Laurent Fabius va donc à votre avis dans ce sens ?
Nicole Notat : Oui, si la finalité des fonds épargnés n'est pas prédéterminée, mais laissée à l'appréciation des salariés. Ajoutons qu'on pourrait améliorer ce projet, qui prévoit des exonérations fiscales pour les entreprises qui vont abonder cette épargne, en accordant aussi aux salariés participants des réductions d'impôt. Cela se fait au Québec.
Capital : Ne risque-t-on pas, sur ce sujet comme sur bien d'autres, de voir les salariés des grandes entreprises privilégiés par rapport à ceux des PME ?
Nicole Notat : Les PME se disent essentielles à l'économie du pays, mais les conditions salariales y sont notoirement inférieures à celles des autres entreprises. Du coup, elles ont du mal à recruter et à fidéliser leurs salariés. Ce n'est donc pas leur intérêt de plaider l'exception sociale, et certains patrons de PME en sont conscients. Pourtant, il peut s'avérer nécessaire d'adapter les conditions de travail dans les PME. Sur les 35 heures, par exemple, on peut assouplir quelques dispositions sans renoncer à l'objectif.
Capital : Plus encore que les PME, la fonction publique peine à faire progresser de concert les performances et les conditions de travail. C'est la faute de l'Etat, ou celle des syndicats ?
Nicole Notat : Les archaïsmes syndicaux, ça s'entretient ! Les corporatismes, ça s'alimente ! Si le paysage syndical est aussi éclate dans le public, ce n'est pas par hasard : l'Etat employeur a su diviser pour régner, tous gouvernements confondus. Et puisque l'Etat employeur est aussi l'Etat tout court, il n'accepte pas qu'on négocie avec lui les conditions de travail. Cette situation ne peut pas durer. Il est temps que la puissance publique réfléchisse à sa capacité d'assurer la gestion de ses relations sociales, comme on le fait dans le privé. D'ailleurs, c'est dans la fonction publique d'Etat que la réduction du temps de travail est la plus mal partie. J'ai eu cependant un petit espoir de voir les choses changer en écoutant Michel Sapin, ministre de la Fonction publique, affirmer à son arrivée que la négociation serait un élément central de sa mission.
Propos recueillis par Philippe Eliakim et Patrice Piquard.
Source : Texte intégral paru dans le magazine économique Capital de décembre 2000.
(source http://www.cfdt.fr, le 1 décembre 2000)