Interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, à France-Inter le 6 mai 2001, sur la répression en Algérie, la situation au Proche Orient, les négociations d'élargissement de l'UE, la position des Etats-Unis sur le protocole de Kyoto sur l'effet de serre et les réactions européennes et l'héritage de François Mitterrand à la gauche.

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Média : France Inter

Texte intégral

Q - Hier dans toute la France et jeudi à Alger, après des émeutes sanglantes en Kabylie, des milliers de manifestants défilaient dans les rues conspuant le pouvoir algérien et dénonçant la violence de sa répression, une répression avez-vous affirmé mercredi à l'Assemblée sur laquelle la France ne peut rester silencieuse ; des propos qui ont aussitôt fait réagir votre homologue algérien puisque jeudi il les qualifiait d'inacceptables. Alors aujourd'hui, que lui répondez-vous, Hubert Védrine ?
R - Je n'ai pas à lui répondre, je ne veux pas polémiquer avec lui. J'ai dit ce que j'avais à dire et ce que nous ressentions ; c'est-à-dire que je ne pouvais pas rester silencieux devant la violence de cette répression et je pensais en particulier aux événements de Kabylie.
Pour le reste, l'Algérie est depuis des années maintenant dans une interminable guerre civile et nous ne souhaitons qu'une chose, c'est qu'elle arrive à en sortir.
Q - Oui, mais Hubert Védrine, pourquoi avez-vous bizarrement changé de discours en trois jours ? Dimanche dernier, au début de ces émeutes, vous vous étiez contenté de dire, je vous cite :"que l'histoire entre la France et l'Algérie ne prédisposait pas à donner des leçons" ; et il est vrai que l'affaire Aussaresses, du nom de ce général français, tortionnaire qui vient de revendiquer l'usage de la torture, cette affaire vous donnait malheureusement raison. Alors qu'est-ce qui vous a fait brutalement changer de ton ?
R - Je n'ai pas brutalement changé. Je pense sur un fond général où la France doit observer une certaine décence sur les questions de l'Algérie, et par rapport à une idée générale que je me fais des déclarations - où il vaut mieux faire des déclarations utiles par rapport aux situations - : il m'a semblé qu'à un moment donné dans cette affaire de Kabylie cela dépassait une certaine ligne, vous voyez, et il fallait que, notamment à l'Assemblée nationale, je fasse part de cette émotion.
Pour le reste, puisque vous parlez de ce général, je dois dire que je trouve absolument répugnant d'avoir torturé ainsi et, en plus, de s'en vanter. Les deux sont également répugnants. Et la guerre de l'époque, les passions de l'époque n'expliquent pas et n'excusent pas tout.
Q - Autre sujet chaud dans l'actualité internationale : le Proche-Orient, où l'on ne constate sur le terrain aucun véritable signe de désescalade. Hier, le Pape en voyage en Syrie a lancé un vibrant appel à la paix dans la région. Vous qui étiez aussi sur place, il y a tout juste une semaine, considérez-vous la situation là-bas totalement bloquée ?
R - La situation est globalement bloquée même un peu plus que bloquée puisqu'il y a un engrenage qui peut encore s'aggraver entre les Israéliens et les Palestiniens et l'urgence actuelle, c'est que tous ceux qui peuvent avoir une influence sur les protagonistes obtiennent un cessez le feu pour commencer et après il faudrait qu'il y ait des engagements de part et d'autre, on ne peut pas demander exactement les mêmes parce qu'ils n'ont pas la même force ni les mêmes moyens.
Mais il y a des choses à demander aux Israéliens et aux Palestiniens pour arrêter cette dégradation constante et pour essayer de revenir à une approche politique. Si l'on ne trouve pas d'approche politique, ils n'arriveront pas à rétablir une sécurité. Donc, la situation est plus que bloquée, elle est vraiment grave et inquiétante.
Q - A ce propos, que pensez-vous du rapport de la Commission Mitchell chargée de déterminer l'origine de l'Intifada, un document remis vendredi aux Israéliens et aux Palestiniens qui fait une critique virulente de la politique de colonisation israélienne et qui demande son gel total ?
R - Je crois qu'en ce qui concerne la colonisation, ils ont tout à fait raison. Je l'ai dit à plusieurs reprises, c'est un élément majeur de la crise et de l'exaspération totale des Palestiniens, surtout avec tout ce que cela entraîne, cette politique de colonisation.
Je trouve que cette Commission qui était tout à fait équilibrée, composée de beaucoup de personnalités, plutôt en majorité proche en sympathie avec Israël est arrivée aux conclusions auxquelles on ne peut pas ne pas arriver aujourd'hui.
Q - Et l'Europe dans tout cela ? Que fait l'Europe ? Pourquoi ne prend-elle pas une vraie initiative pour relancer le processus de paix plutôt que de laisser les Américains seuls s'en occuper ?
R - Cela ne se présente pas du tout comme cela parce qu'en ce moment les uns et les autres, au contraire, agissent pour que les Américains ne se retirent pas de ces processus, comme ils l'ont fait depuis le départ du président Clinton et se réengagent. La seule solution pour essayer de peser sur les deux protagonistes, c'est qu'il y ait une position forte et commune des Européens et des Américains et pour le moment, la position européenne est plutôt plus forte et plus claire que celle des Américains. On veut faire converger les deux, il ne faut pas les opposer, et c'est trop grave pour que l'on s'amuse à des concurrences stériles entre les deux.
Q - L'Europe encore. On dit à Paris que des dissensions sont apparues hier à la réunion des quinze ministres de l'Union européenne en Suède à laquelle vous participez autour de la question de l'élargissement de l'Union. Vrai ou faux ?
R - C'est la négociation de l'élargissement qui est elle-même compliquée, donc, ce n'est pas dans cette réunion en particulier. C'est chaque jour, chaque fois que l'on en parle on voit apparaître des problèmes qui sont à résoudre entre les pays candidats et les autres.
Là, le problème en ce moment, c'est la demande des Allemands d'avoir plusieurs années pendant lesquelles les ressortissants des pays qui seraient rentrés, comme la Pologne, n'auraient pas tout de suite la libre circulation ; ces pays candidats, naturellement, ne veulent pas attendre ces années en plus et certains pays membres comme l'Espagne, disent : "mais on ne peut pas régler ce problème si on n'a pas réglé par ailleurs le problème des fonds structurels, d'autre part cela va être lié avec la politique agricole, donc ce que l'on voit, ce ne sont pas des dissensions, on voit se nouer le tableau de la phase finale des négociations d'élargissement où il faudra au bout du compte trancher".
Q - L'Europe toujours. Récemment le président Bush a remis en cause le protocole de Kyoto sur la réduction des gaz à effet de serre, alors que les Etats-Unis sont pourtant dans ce domaine les premiers pollueurs de la planète et que le réchauffement climatique est de plus en plus prouvé. Alors là aussi face aux Etats-Unis, que compte faire l'Europe ?
R - L'Europe a réagi de façon très ferme, très homogène à la décision unilatérale du président Bush et nous allons continuer nos pressions. Ce n'est pas imaginable, ce n'est pas possible que les Etats-Unis s'exonèrent de cet effort mondial indispensable.
Je note d'ailleurs que les Etats-Unis commencent à dire qu'ils ne contestent pas le réchauffement, qu'ils ne veulent pas ne rien faire, mais que Kyoto était mal fichu, etc
Nous n'allons pas leur faire le cadeau de dire : "bon, ça va, on peut faire le protocole sans vous". C'est que l'on ne peut pas faire un effort mondial véritable sans les Etats-Unis. Donc, la ligne européenne est claire, c'est aboutir à ce que les Etats-Unis corrigent cette erreur ou alors nous démontrent comment ils vont participer à l'effort mondial indispensable pour la réduction des gaz à effet de serre.
Q - Un dernier mot sur François Mitterrand dont on commémorera jeudi prochain 10 mai, les 20 ans de son élection. Un homme dont vous avez été l'un des plus proches collaborateurs à l'Elysée. 20 ans après, franchement, vous ne trouvez pas que dans tous les domaines, l'air du temps n'est plus à l'illusion lyrique de l'époque, mais plutôt à celui d'un réalisme cynique, y compris dans votre domaine, la politique étrangère ?
R - Pour moi le réalisme et le cynisme sont deux choses absolument opposées. C'est l'illusion qui conduit à la désillusion puis au cynisme. Le réalisme n'y conduit jamais, il conduit à l'ambition, à l'énergie, à la volonté, à la réalisation. Donc, je crois que François Mitterrand a apporté à la gauche quelque chose d'immense, que personne n'avait apporté avant lui, qui est de ramener la gauche dans le monde de la réalité et grâce à sa stratégie, grâce à son talent politique tout à fait exceptionnel, il a remis la gauche aux responsabilités, ce que personne ne pensait possible avant lui, alors évidemment il a cette énorme responsabilité d'avoir à gérer le réel avec des changements immenses dans certains cas, des déceptions dans d'autres ; mais cela vaut mieux que d'être dans les nuages à mon avis.
C'est pour cela que j'ai trouvé au bout du compte, après avoir entendu tous les arguments quand Lionel Jospin disait que le mot - qui au total caractérise François Mitterrand quand on pense à lui- de gratitude, moi je le reprends à mon compte et je le trouve formidablement juste.

(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 7 mai 2001)