Déclaration de M. Christian Poncelet, président du Sénat, sur le parcours politique de M. Vaclav Havel, les relations entre la France et la République tchèque, sa richesse culturelle, sur l'admission de la République tchèque au sein de l'Alliance atlantique et sa future intégration à l'Union européenne , Paris le 3 mars 1999.

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Circonstance : Visite d'Etat de M. Vaclav Havel à Paris du 2 au 4 mars 1999, réception solennelle de M. Vaclav Havel, président de la République tchèque au Sénat le 3 mars 1999

Texte intégral

Monsieur le Président de la République,
Depuis trois siècles et demi, le Palais du Luxembourg a vu passer dans ses murs une impressionnante série de personnages qui ont tous, en leur temps et à leur manière, marqué lhistoire de leur époque.
Votre présence parmi nous, Monsieur le Président, sinscrit dans cette lignée illustre. Cest pourquoi en vous recevant ici, à loccasion de votre visite dEtat en France, je mesure lhonneur et le privilège insigne qui nous échoient. Soyez le bienvenu au Sénat de la République française et recevez avec lexpression de notre hospitalité lhommage des représentants du peuple français au plus illustre représentant de la nation tchèque, plus de 80 ans après la formation ici, à Paris, par Thomas Masaryk du premier gouvernement tchécoslovaque.
Chacun connaît loeuvre que vous avez accomplie depuis que vous avez accédé, il y a bientôt dix ans, à la magistrature suprême. Nul nignore sur ces bancs, et dans notre pays, le parcours qui fut le vôtre.
1968,- année qui fait mémoire dans le monde -, reste pour beaucoup celle du Printemps de Prague . Dans leffervescence du Mouvement qui tentait de desserrer létau du régime totalitaire, vous adhérez au parti des non - engagés et présidez, parallèlement, le Club des écrivains indépendants. La « normalisation » qui survient en août balaye tous vos espoirs. Souvre alors pour vous et vos compagnons une période particulièrement sombre. A plusieurs reprises et pendant plusieurs années, vous avez connu les prisons, notamment pour avoir fondé le mouvement de la Charte 77, dont vous fûtes le premier porte-parole.
Même en 1989, année de la chute du mur de Berlin, vous serez de nouveau incarcéré entre janvier et mai. Pourtant le vent de lhistoire tourne. En quelques mois lEmpire soviétique va sécrouler.
Par un retournement du destin vous allez parcourir dans lautre sens le chemin de la roche Tarpéienne au Capitole. La constance et la sincérité de vos engagements vous conduisent tout naturellement aux premières responsabilités du Forum civique. Vous deviendrez, vous lhomme de théâtre, un acteur central de ce que les historiens ont appelé la « Révolution de velours ». Un mois après les grandes manifestations de novembre 1989, vous êtes littéralement porté à la magistrature suprême. Personnalité emblématique de la dissidence vous devenez lun des chefs dEtat les plus respectés et les plus admirés dans le concert des nations démocratiques.
Par votre autorité morale, vous avez permis à la République tchèque doccuper la place éminente qui lui revenait. Vous y êtes parvenu en rétablissant dabord la confiance entre les Tchèques. Ce pacte est votre oeuvre et rien ne se serait accompli sans cette espérance ferme, sans cette certitude quincarne votre personne. « Le pouvoir de donner confiance nest-il pas, comme lécrivait Roger Caillois, le premier effet et comme la pierre de touche de la moralité » ?
Mais je men voudrais, souscrivant naturellement à ladmiration et au respect quimposent vos années de combat, dévoquer seulement en vous le dissident et de ne pas saluer votre singularité.
Vous avez en effet à plusieurs reprises et à juste titre marqué lagacement que vous inspirait la manie des Occidentaux de vous traiter avant tout comme des ex-membres du bloc de lEst et doublier ce que vous êtes.
Un jour, on prêtait une oreille complaisante aux réticences de la Russie à votre entrée dans lOtan, comme si ces cinquante dernières années funestes devaient vous condamner à une dépendance stratégique à légard de la puissance qui vous avait dominé.
Un autre jour, on pesait vos progrès, on jaugeait le rythme de vos réformes avec une assurance orgueilleuse et condescendante.
Aujourdhui, ce nest pas un ancien pays de lEst que jaccueille à travers vous, cest la République tchèque et ce peuple, depuis toujours européen et qui ne fait que renouer avec une histoire millénaire. Du brave soldat Chveik à lironie noire de Bohumil Hrabal, de Jan Patocka à Vaclav Havel, les Tchèques nont jamais cessé de cultiver linsolence démocratique. Depuis le grand Comenius, le peuple tchèque sait, bien avant Kant, ce quest la cohabitation heureuse des nations, la construction par le droit dune société harmonieuse et lacceptation de la diversité des langues et des cultures. La démocratie parlementaire, cest même peut-être un peu à la lâcheté de lOccident que le peuple tchèque doit de lavoir perdue en 1938, comme vous aimez à le rappeler aux donneurs de leçons !
En portant à sa tête un homme de culture, votre peuple a fait le plus beau geste symbolique pour rappeler au monde la beauté de son histoire et la grandeur de ses traditions.
Monsieur le Président, il y a six ans, à Paris, à lAcadémie des Sciences Morales et politiques vous prononciez un discours dune grande beauté et dune insondable profondeur. Vous étiez le dissident enfin comblé en apparence mais vous exprimiez pourtant la mélancolie des vainqueurs. Un grand écrivain a dit quil y a trois belles tristesses : la russe, la portugaise et la tchèque. Vous nétiez pas triste seulement parce que vous navez pu empêcher léclatement de la Tchécoslovaquie, ni parce que les réformes nallaient pas au bon rythme, ni encore parce que vous veniez de démissionner. Non, vous étiez triste parce que vous saviez que Godot ne viendrait pas, que votre impatience avait quelque chose de communiste et que lesprit de système avec lequel on vous imposait des solutions avait une certaine parenté avec la pensée totalitaire. Vous préfériez tenir compte du cours des choses, vous soumettre à ce que vous appeliez, dans une formule très bergsonnienne, lélan créateur de la vie. Beaucoup de dissidents faisaient du rétablissement de la démocratie leur seul but. Ils ont cessé dêtre utiles après 1989.
Parce que vous nétiez pas dupe de ce but et visiez des accomplissements plus nobles, vous êtes encore là. Comme Jean-Paul II ou Soljenytsine, mais à votre manière, vous avez eu la douloureuse lucidité de pousser jusquau coeur du système totalitaire au point de traquer ses racines jusque dans la pensée démocratique.
Comment ne pas y voir une heureuse prescience ? Lexemple de la Russie montre que la transition vers léconomie de marché doit éviter lesprit de système.
Mais enivrés de leur liberté nouvelle, trop sensibles aux seules sirènes des économistes doutre-atlantique, beaucoup des nouveaux dirigeants ont fait preuve de limpatience que vous dénonciez et détruit les anciens équilibres avec une joie presque païenne.
Beaucoup ont accepté aussi les solutions politiques et militaires commodes quon leur proposait.
On ne peut reprocher au naufragé de crier « Terre !» sans bien distinguer les contours de la terre promise. On ne peut le blâmer dêtre tout heureux daborder enfin, et de goûter dabord aux plaisirs du port, plutôt que de sengager vers le coeur de la Cité, vers ses bibliothèques, ses théâtres et ses palais.
Votre pays va être admis dans quelques jours, avec dautres et sans doute avant beaucoup dautres, au sein de lAlliance atlantique. Cest pour des pays comme le vôtre lachèvement dune première période de leur histoire récente où ils éprouvaient le besoin dappartenir à ce monde occidental dont ils avaient été séparés, de croire aussi à une unique civilisation euro-américaine comme le naufragé qui ne distingue pas la terre quil aborde.
Mais aujourdhui, il est un rêve plus beau : retrouver toute votre place au sein de la famille européenne. De la bibliothèque du monastère Strahov à celle de Dublin, du Théâtre National à la Comédie française, du pont Alexandre III au pont Charles, de Venise à Mala Strana, de Tolède aux tombes enchevêtrées du cimetière juif de Prague, cest la Vieille Europe, riche dune civilisation incomparable qui renaît. Elle retrouve la chance dune seconde jeunesse, la chance de faire revivre les échanges intellectuels, spirituels, commerciaux des siècles passés dans une compréhension intime de sa diversité.
Plus que dautres, vous ne cédez pas à la joie naïve des soirs de victoire. Vous avez eu loccasion de rappeler, aux Etats-Unis même, ce qua coûté à votre pays le fait de voir son destin décidé hors dEurope.
Vous savez ce que les principes de Wilson ont coûté, dans la négociation du Traité de Versailles, à la paix européenne. Vous savez dans quelles conditions, certaines puissances alliées ont tout fait dans lentre deux guerres pour empêcher la France dêtre ferme à légard de lAllemagne au nom dune vieille conception anglo-saxonne de léquilibre. Vous savez que les démocraties ont excessivement tardé à faire preuve de fermeté à légard dHitler et même à entrer en guerre, partagées entre les intérêts électoraux de leurs différentes minorités. Vous savez enfin avec quelle légèreté, à Yalta, on a consenti à ce que votre pays perde sa liberté. La Tchécoslovaquie a payé plus que son dû à lhistoire européenne.
Cest le même constat que dressait le Général De Gaulle lorsquil arriva à la conclusion que, quelle que soit la force de lamitié transatlantique, lEurope ne devait pas dépendre pour son salut dune puissance qui pouvait, en fonction de ses intérêts, lui manquer, mais de la construction dune Europe vraiment européenne.
La crise yougoslave, dont je sais quelle vous a bouleversé, en a hélas confirmé lardente nécessité.
Alors, Monsieur le Président, vous me permettrez, parce que jappartiens à une génération qui a un peu de mémoire et la vision de lHistoire, parce que jai moi-même vu mon grand-père pleurer en lisant la une dun journal qui titrait après les accords de Münich « la paix sauvée pour cent ans », de vous adresser lappel de la France, celui de tous les Français, pour participer à la construction de lEurope de nos rêves, dune Europe européenne, bref de notre communauté de destins.
Parce que vous y serez bientôt, cette Europe devra donc être vraiment européenne et devenir pleinement autonome notamment pour sa défense. Elle sera celle de la Culture, porteuse dun projet humaniste. Elle ne sera pas soumission à des systèmes économiques, elle ne sappellera pas lois du marché. Elle sera, pour vous citer, « la vie, la vie en tant que participation joyeuse au miracle de lEtre ». Nul mieux que vous ne peut comprendre un tel rêve.
Mais jai confiance dans le cours naturel des choses car vous nous avez donné, à lAcadémie des Sciences Morales, la plus belle leçon de politique, que jinvite, en vous citant, mes collègues à méditer, eux dont la mission est trop souvent décriée et la sage patience trop souvent incomprise. Ils y verront comme une justification supérieure voire métaphysique de la sagesse sénatoriale.
« Il ne suffit pas -disiez-vous- dimposer au monde ses propres paroles, il faut aussi le comprendre. Il ne faut pas compter uniquement sur le calendrier que nous avons fixé à notre action sur le monde, mais il faut honorer un calendrier infiniment plus complexe, celui que le monde simpose et qui est partie intégrante des milliers de calendriers autonomes régissant une multitude infinie de phénomènes naturels, historiques et humains. Javais voulu -disiez-vous- faire avancer lhistoire de la même manière quun enfant tire sur une plante pour la faire pousser plus vite. On ne peut duper une plante, pas plus quon ne peut duper lhistoire. Mais on peut larroser. Patiemment tous les jours. Avec compréhension, avec humilité certes, mais aussi avec amour. «
Monsieur le Président, merci pour cette magnifique leçon de courage, de dignité, de lucidité et dhumanisme, merci de nous faire lhonneur dêtre parmi nous.
Vive la République Tchèque, Vive la France !
(Source http://www.senat.fr, le 9 mars 1999)