Déclaration de M. Jean-Marc Ayrault, président du groupe socialiste, citoyen, radical et divers gauche à l'Assemblée nationale, sur la communication gouvernementale, le travail parlementaire et sur la menace pesant sur le droit d'amendement des parlementaires, à l'Assemblée nationale le 13 janvier 2009.

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Circonstance : Débat parlementaire sur l'exception d'irrecevabilité du projet de loi organique relatif à l'application des articles 34-1, 39 et 44 de la Constitution, à l'Assemblée nationale le 13 janvier 2009

Texte intégral

Je voudrais vous convaincre, en entamant ce débat, qu'il n'est ni technique, ni partisan. C'est la parole d'un parlementaire qui a connu toutes les configurations politiques dans cet hémicycle que je vous invite à écouter. Ce ne sont pas les craintes du président d'un groupe d'opposition qui me poussent à m'exprimer ce soir ; si je suis à cette tribune, c'est pour alerter chacune et chacun d'entre vous, qui représentez la nation, du danger de certaines dispositions que leurs auteurs présentent comme des mesures de bon sens.
J'ai été le président d'un groupe majoritaire. Ce que vous ressentez parfois, je l'ai ressenti comme vous. Comme vous, j'ai dénoncé la multiplication des amendements, les fameux « amendements cocotiers » - expression due aux pratiques de M. Toubon lors du débat sur la loi des nationalisations. Comme vous, il m'est arrivé de ronger mon frein lorsque l'opposition d'alors - c'est-à-dire vous, mesdames et messieurs les députés de droite - monopolisait la parole, et que la consigne sur nos bancs était de ne pas répondre aux provocations. Comme vous, j'ai été requis en pleine nuit pour assurer une majorité dans l'hémicycle. Comme vous, j'ai terminé certaines séances excédé par la longueur des échanges.
C'est un fait : le soutien dû au Gouvernement agit parfois comme une camisole d'ennui sur le député de la majorité. Pour autant, je n'aurais jamais imaginé qu'on ose revenir sur le droit de chacun d'entre nous à exprimer une position personnelle ou de groupe, à travers le dépôt et la défense des amendements. C'est là une conviction profonde que je veux ce soir défendre devant vous.
Je me souviens, à ce propos, de la leçon que prodiguait l'un de vos glorieux prédécesseurs, qui a été pour beaucoup d'entre vous un modèle.
Lorsque Pierre Mazeaud rencontrait les nouveaux députés de son groupe, il les implorait de ne pas déserter le travail de discussion sur les textes ; il leur demandait de ne pas s'en tenir au caractère formel des discussions générales ; il demandait aux députés de son groupe d'insister « sur toutes les possibilités d'intervention existant lors de la discussion des articles d'un projet ou d'une proposition de loi ; il y a les amendements, » disait-il, « les sous-amendements, sans négliger les interpellations du ministre, du rapporteur, de l'auteur de l'amendement ».
Préserver, entretenir cette flamme démocratique, cette passion commune du débat, est notre devoir commun. C'est de cela qu'il s'agit, et non d'un débat technique ou d'opportunité.
La liberté de discussion parlementaire est incompatible avec les concepts de forfait-temps et autre crédit global. C'est ce que nous dit Pierre Mazeaud ; comment ne pas l'entendre ?
Cette conception-là de la démocratie parlementaire n'est, hélas ! pas celle de l'actuel Président de la République. C'est bien là tout le problème : cette réforme a été écrite sous la dictée de l'Élysée, dont le secrétaire général a même reconnu vous avoir mandaté, monsieur le président de la commission, pour faire passer cette réforme ici, dans notre assemblée - mais il paraît que vous l'avez démenti.
Le temps que défend aujourd'hui M. le secrétaire d'État, c'est en réalité le rythme que lui a recommandé son frénétique Président : le temps dans lequel vit Nicolas Sarkozy - nous l'avons tous compris depuis longtemps - est celui des annonces. À chaque jour son message, son image ! Dans ce tourbillon médiatique, chaque image doit tout à la fois marquer les esprits pour donner l'illusion de l'action et chasser la précédente pour empêcher tout suivi et toute contestation.
Chaque semaine, depuis son élection, Nicolas Sarkozy s'efforce d'imposer l'agenda politique. Il veut avoir le choix du thème pour conserver la main : c'est vrai, le Président de la République aime les annonces. Mais le Président de la République n'aime pas que l'on fouille derrière ses mots.
Comme tous les illusionnistes, il a ses trucs ; pour les préserver, il veut maintenir la distance avec le public. C'est pourquoi il faut sans cesse aller vite, ne jamais s'arrêter, fixer l'attention sur le tour suivant ! C'est pourquoi, vous l'avez compris, les débats parlementaires doivent aller vite.
La semaine dernière encore, les annonces relatives à la suppression du juge d'instruction ont eu pour effet de braquer les projecteurs sur une proposition inattendue, alors que le Parlement débattait d'un plan de relance que tout le monde s'accordait à juger insuffisant, voire contestable.
C'est cela, la réalité que vivent les Français, et dont vous voulez les détourner par une accélération de l'annonce et de la procédure.
Ce plan de relance, souvenez-vous, était le septième annoncé depuis le discours de Toulon au mois de septembre. Sa vertu, sa seule vertu, c'est l'affichage d'un Gouvernement en mouvement ; mais sa faiblesse, c'est d'empiler plus d'illusions que de milliards. Il ne fallait donc surtout pas laisser se déployer la critique de l'opposition.
Une fois le Vingt heures passé, je suis désolé de dire que c'est le Parlement que vous voulez éteindre. C'est bien cela le drame. Le temps de Nicolas Sarkozy, c'est celui des spin doctors, du marketing électoral, de la politique spectacle. Son horizon ne dépasse pas une journée ; eh bien le temps que je veux défendre devant vous - et j'en viens au fond, monsieur Jacob -, ce n'est pas le même : c'est le temps du Parlement !
C'est le temps de l'analyse des textes, de leur évaluation. C'est le temps des auditions qui permettent la contre-expertise. C'est le temps de la confrontation entre une majorité et une opposition qui, par leurs échanges, font vivre la démocratie. C'est le temps de la délibération collective, qui permet de corriger, d'amender, d'améliorer une copie forcément imparfaite du Gouvernement. C'est le temps des commissions, bien sûr, le temps du débat public dans l'hémicycle, des motions de procédure et de la discussion générale. Mais c'est surtout le temps du débat d'amendements.
Car le débat d'amendements, c'est le moment de l'interpellation directe. Ici, la confrontation est sans filtre : Gouvernement, commission, majorité, opposition, chacun est placé devant ses contradictions - ou tout au moins devant ses contradicteurs.
Sans parlement, la vie politique ne serait qu'une suite de monologues. Où alors aurait lieu la confrontation ? La vie politique ne peut se limiter à un échange de communiqués entre la rue de La Boétie et la rue de Solférino ! La seule question qui vaille, c'est celle de la revalorisation de nos travaux.
Alors, j'entends déjà vos contestations. Vous me direz, et c'est l'objet du crédit-temps : le Parlement doit être au diapason de la vie, il doit aller plus vite, sans cesse plus vite ! J'entends ; j'entends, mais je conteste. Je vous demande d'y réfléchir avec moi.
Je conteste d'abord la lenteur supposée du Parlement : vous ne pouvez vous féliciter à la fois d'un record de lois votées en dix-huit mois et vous plaindre d'une obstruction qui bloquerait vos réformes. Il faut choisir ! Depuis le mois de juin 2007, chaque texte - écoutez les détails : la réalité s'y cache - a fait en moyenne l'objet de dix heures de débats, contre douze lors de la précédente législature.
Je rappelle qu'en trente ans, sept textes seulement ont fait l'objet de plus de cent heures de débats. Et pour ceux qui auraient perdu la mémoire, ce fut à quatre reprises à l'initiative de la droite !
C'est donc que les excès qu'on ne cesse de dénoncer sont en réalité très largement limités ! M. le rapporteur l'a rappelé : le règlement de l'Assemblée a été modifié pour limiter la durée des motions de procédure. La déclaration d'urgence désormais systématique a privé les assemblées d'une deuxième lecture sur tous les textes importants. Pour les autres projets de loi, la concordance des majorités à l'Assemblée nationale et au Sénat a permis la multiplication des votes conformes, ce qui a eu pour effet, là encore, de supprimer de nombreuses navettes pour vous permettre d'aller vite, encore plus vite. Chacun le sait bien : en réalité, nous ne sommes jamais allés aussi vite - or je le dis et je le répète : nous allons trop vite.
Pourquoi ? Le Président de la République présente ce déferlement législatif comme une nécessité, en répétant sans cesse qu'il faudrait répondre à l'urgence dans l'urgence. Mais ce tourbillon médiatique n'est pas synonyme d'action, tant s'en faut.
Ainsi, dans un rapport publié au mois de décembre dernier, la majorité du Sénat dresse un constat mitigé pour l'année parlementaire 2007-2008. Je voudrais vous citer les détails de ce rapport.
« On avait déploré, en 2002-2003, le niveau dérisoire du taux d'application des dispositions, insérées dans les lois votées après déclaration d'urgence, appelant un suivi réglementaire : moins de 3 % ! Mais les trois exercices suivants avaient été caractérisés par un progrès très sensible, à un rythme progressif : 5,3 %, puis 14 % et enfin 25 %.
« Loin de confirmer cette évolution favorable, l'année 2006-2007 avait traduit, par rapport à l'exercice précédent, un recul préoccupant de 9 points, à 16 %. La situation a encore empiré en 2007-2008, avec un recul prononcé du taux de publication des mesures réglementaires prévues par les lois votées après déclaration d'urgence, revenu à 10 %. »
Ce n'est pas l'opposition qui le dit : c'est votre majorité, vos amis du Sénat. Souhaitez-vous comprimer encore davantage le temps du législateur, alors que le pouvoir réglementaire dispose de tout son temps ? Trouvez-vous normal que l'on vous demande de débattre en quelques heures, pour qu'ensuite le Gouvernement attende des mois, voire des années, pour rendre applicables les dispositions dont on exige que vous les votiez séance tenante ?
Au-delà des délais de mise en oeuvre, qui peut croire que les lois bâclées assurent des décisions durables ? Lorsque la loi est mal pensée, mal élaborée, mal mise en oeuvre, elle est à peine votée qu'il faut déjà penser à la corriger ou même à la remplacer !
La réforme de l'ordonnance de 1945 sur les mineurs a été retouchée cinq fois depuis le passage de Nicolas Sarkozy au ministère de l'intérieur. En 2007, elle a même été modifiée deux fois !
Les dispositions relatives à la participation ont, elles aussi, été modifiées deux fois en un an.
Pareil avec la loi de finances : une semaine après son vote en décembre, voilà que nous avons été saisis par un projet de loi de finances rectificative.
Autrefois, la loi assurait une stabilité, mais elle assurait également une sécurité. Aujourd'hui, la loi est provisoire. La loi votée appelle d'autres lois, et l'inflation se nourrit d'elle-même. Les lois éphémères viennent servir des vérités saisonnières. Le changement permanent rend impossible l'assimilation par les autorités judiciaires ou l'administration elle-même dont le travail consiste pourtant à les appliquer ou à les faire appliquer. La complexité est totale pour le citoyen, censé ne pas ignorer la loi.
Mes chers collègues, des sages avant nous avaient su dire un certain nombre de vérités. Dès l'Antiquité, Xénophon nous interroge : « Comment pourrait-on penser que les lois ou l'obéissance aux lois sont une affaire sérieuse, alors que ceux-là même qui les ont établies les changent ? »
Est-ce cela le travail sérieux dont vous parlez, monsieur Lefebvre ?
La précipitation dans laquelle nous travaillons depuis dix-huit mois n'est pas gage d'efficacité. Elle est, au contraire, source d'affaiblissement de la règle. Alors que nous rêvons tous de rendre à la loi son autorité, que se passe-t-il avec cette inflation législative et cette improvisation ? Exactement l'inverse. La bonne loi, mes chers collègues, a besoin de temps. Ce n'est pas un hasard si les lois qui ont traversé les époques sont aussi celles qui ont fait l'objet des discussions les plus acharnées.
Comme le dit d'ailleurs le professeur Carcassonne, déjà cité, ces lois, ces bonnes lois sont celles qui « naquirent d'un processus patient, qui leur avait permis de mûrir, de sorte que les évolutions ultérieures les ont complétées sans les remettre en cause ».
Il a ainsi fallu deux ans de débat pour la liberté d'association, un an pour la loi de séparation des églises et de l'État.
Alors qu'il a fallu plus d'un an pour bâtir la loi sur la liberté de la presse qui nous régit encore, vous avez présenté les soixante-dix-sept petites heures de débat que nous avons, excusez-nous, arrachées en décembre sur l'indépendance de l'audiovisuel public comme une intolérable obstruction.
Voilà ce que vous avez dit et n'avez cessé de dire pour caricaturer notre travail.
Les mauvaises lois, monsieur Copé, celles qui embouteillent notre ordre du jour, sont celles qui ne servent à rien.
M. Devedjian, qui ne s'est sans doute pas rappelé qu'il était désormais membre du Gouvernement Sarkozy, citait la semaine dernière opportunément Montesquieu dans cet hémicycle : « Les lois inutiles nuisent aux lois nécessaires. » Il a raison.
Ces lois inutiles sont devenues une spécialité présidentielle. La ligne de communication est immuable : un fait divers, une loi.
Malheureusement, c'est plus grave. L'affaire Evrard, le supplice du petit Enis, la mort par morsure canine d'une jeune fille, l'assassinat d'un chercheur grenoblois par un malade psychiatrique, à chaque drame sa loi. Mais la nouvelle loi est-elle nécessaire pour régler ces problèmes graves de société ? Est-elle utile ?
Les spécialistes vous diront que, pour les chiens dangereux par exemple, c'est la loi de 1999 qui s'applique et qui continue de s'appliquer et que la loi de 2008 est inopérante, ou que la loi de février 2008 relative à la rétention de sûreté n'interdit pas la récidive d'autres Evrard, puisque ce dernier avait purgé plus de trente années de prison. La véritable question dans ce cas dramatique est beaucoup plus difficile, c'est celle du suivi pendant et après la détention. Or elle n'a jamais été abordée par ce projet de loi. D'ailleurs, les lois précédentes qui traitaient de la même question sont ou mal appliquées, ou pas appliquées du tout.
À force de chercher à faire croire que vous agissez, vous créez la défiance, vous induisez la démoralisation du citoyen alors que vous prétendez être à ses côtés. C'est bien une question de principe.
C'est une question de conception dont il faut débattre au fond dès ce soir, sans attendre.
Pour gagner en efficacité, les moyens à activer sont nombreux. Ils ne sont pas forcément ceux qu'on vous invite à appliquer.
Le crédit global est un remède pour Purgon ou Knock mais il ne guérira aucune crise de la loi ; au contraire, il risque de transformer cette maison en temple vide.
Qui s'intéressera alors à nos travaux lorsque tout enjeu aura disparu, lorsque tous les débats seront pliés d'avance et verrouillés ? Qui les commentera ? Qui assistera à un film dont on prendra soin de donner l'issue avant même qu'il ne débute ?
La fièvre qui a accompagné tous les grands moments dans cet hémicycle disparaîtra et, avec elle, toute passion, cette passion nécessaire décrite avant nous brillamment par Hugo, Zola, Stendhal, ou, plus proche de nous, Éric Orsenna, qui imaginait son héros hanter l'hémicycle hors session, pour y consulter un recueil des grands débats parlementaires.
C'est ce livre des grands débats parlementaires que nous vous demandons de ne pas refermer aujourd'hui par vos dispositions, celles de la loi organique et du règlement, que vous voulez nous imposer.
Ne transformez pas cette chambre en théâtre d'ombres. Faites en sorte que l'avenir de cette institution ne soit pas celui d'un simple greffe auprès duquel chaque groupe viendra désormais déposer ses positions.
Mes chers collègues, de quoi aurons-nous l'air lorsque la guillotine du chronomètre interrompra la défense d'un amendement ? Comment répartirons-nous le crédit temps sinon à la proportionnelle - je vous pose la question, il faudra bien y répondre ? Et dans ce cas, de quel temps disposerons-nous, de quel temps disposera le Nouveau Centre, quel temps restera-t-il au groupe de la Gauche démocrate et républicaine ? Que feront les non-inscrits, parmi lesquels nous comptons aujourd'hui un ancien candidat à la présidentielle ? Que feront les parlementaires de l'UMP qui souhaiteront exprimer leur singularité ou leur créativité ?
Voilà autant de questions auxquelles personne ne veut répondre, ni dans la majorité ni au Gouvernement, pour des raisons malheureusement évidentes : vous voulez changer profondément la nature des travaux parlementaires. Voilà la vérité ! Voilà le danger !
Mes chers collègues, le droit d'amendement ouvre un droit de parole pour l'opposition. Il lui donne l'instrument d'une pédagogie en direction des citoyens. Il lui permet de faire la démonstration de sa capacité d'alternance. L'exercice de ce droit permet à l'opposition de présenter ses contre-propositions, sans que cela retarde le programme de travail de la majorité.
Je l'ai rappelé tout à l'heure : nos débats sont de moins en moins longs, contrairement à la caricature des clips de M. Copé, qui - je le dis solennellement devant tous nos collègues - joue de façon malsaine et dangereuse avec un antiparlementarisme toujours latent dans la société française.
Nous voulons choisir notre temps.
Il y a quelques textes qui, par l'importance que l'opposition leur accorde, supposent un débat plus ample. C'est pour l'opposition le moyen d'informer, voire d'alerter l'opinion. Toutes les oppositions ont utilisé cette méthode. Contre les nationalisations, contre le service public de l'éducation laïque et unifié, contre les trente-cinq heures, contre le PACS, la droite a usé de ce moyen, et c'était légitime et respectable. Et le débat est devenu plus ample et plus riche, en tout cas il y a eu confrontation.
La gauche l'a fait aussi. Pourquoi aujourd'hui blâmerait-elle la droite de l'avoir fait en son temps, elle qui a trouvé dans le ralentissement de la procédure le temps d'alerter les Français puis de relayer ses revendications par le mouvement social lors du débat sur la loi Falloux ou sur le CPE ?
Avec le crédit global, nous aurions débattu pendant une petite heure de la nomination-révocation des présidents de l'audiovisuel public dans une indifférence générale.
Vous le savez bien, et c'est cela qui vous a gêné : sans la menace d'un débat lourd et long, la proposition sur le travail du dimanche n'aurait pas été reportée sine die, à la satisfaction non seulement de la partie gauche de notre assemblée mais également de sa partie droite.
Nombre d'entre vous en effet avaient délégué en la circonstance la défense de leurs convictions à l'opposition, comme cela avait déjà été le cas lors du débat sur les OGM.
L'opposition n'a d'autre pouvoir que celui d'obliger parfois la majorité à revenir sur ses pas, à mieux envisager les conséquences de ses actes, à considérer à nouveau une question.
C'est son seul pouvoir. Ne le lui retirez pas. Ce serait dangereux pour la démocratie, mais aussi pour vous-même, je viens de le démontrer.
Ce droit, ce pouvoir, c'est l'essence même du libéralisme politique. Écoutez Mme la professeure Ponthoreau.
« Dans la pensée libérale, la concurrence est valorisée, notamment celle des idées [...]. À ce titre, l'opposition est l'expression de la liberté politique et donc d'une valeur en soi. Si elle n'est pas protégée, la majorité elle-même ne l'est pas car ceux qui la composent perdent la liberté de changer d'opinion. »
C'est cela le débat, écouter les autres pour évoluer, changer éventuellement, améliorer. C'est cela notre travail de législateur. Pour cela, il faut du temps, il faut préserver ce droit imprescriptible, ce droit sacré d'amendement que vous mettez en cause dans ce projet.
Mesdames et messieurs les députés de la majorité, si vous ne doutez pas de vous-mêmes, alors ne craignez aucune obstruction car tout ce qui se déroule ici est placé sous le regard de notre souverain - rassurez-vous, je ne parle pas de Nicolas Sarkozy, j'évoque l'arbitre ultime de tous nos conflits, qui se tient au-dessus de vous comme au-dessus de nous, un pouvoir dirigeant, celui du peuple. Aucun blocage, fût-il temporaire, n'est possible sans le soutien de nos concitoyens.
Les batailles parlementaires sont moins départagées par le vote final que par l'approbation majoritaire ou minoritaire des Françaises et des Français. Toutes les batailles engagées ne sont d'ailleurs pas victorieuses, il y a des combats qui sont populaires. Le CPE par exemple.
Il y a ceux lors desquels nous ne parvenons pas forcément à convaincre sur le moment, je pense cette fois aux montagnes d'amendements que nous avions déposées sur le statut de Gaz de France. L'essentiel, c'est-à-dire la sanction par le peuple souverain, c'est cela qui compte et qui est le plus important.
Ne dites pas le contraire, mes chers collègues, aucune minorité n'a jamais bloqué la majorité. Cette dernière conserve le pouvoir en dernière instance, et c'est bien légitime, d'adopter les projets de son choix. Il est malhonnête de faire croire le contraire.
Voilà, mes chers collègues, quelques éléments qui auront, je l'espère, fait évoluer quelques-unes de vos certitudes.
Je voudrais, avant de conclure, vous faire part du contexte plus large dans lequel se déroule notre discussion. Il nourrit mon inquiétude de voir progressivement effacés de notre pays tous les contre-pouvoirs.
Comment appellerons-nous le régime d'un pays où les juges d'instruction sont remis dans l'orbite du pouvoir politique ? Comment qualifierons-nous ce pays où tous les membres des autorités de régulation, Conseil constitutionnel, Conseil supérieur de l'audiovisuel, sont nommés par le seul pouvoir exécutif et par un seul camp ? Quel est donc ce pays où le Président dispose d'un temps illimité dans les médias, nomme et révoque les présidents de la télévision ou de la radio publiques, part en vacances sur le bateau des autres et leur impose à sa guise ses rédacteurs en chef et ses journalistes ?
Dans ce pays, le nôtre, comment pourrions-nous accepter que dans la seule chambre parlementaire où l'alternance est possible, c'est-à-dire l'Assemblée nationale, l'opposition puisse encore être limitée dans son expression ? C'est bien la question essentielle.
Et si ces questions que vous adresse un homme de gauche ne vous touchent pas, laissez-moi - et ce seront mes derniers mots - vous lire ces quelques lignes d'un discours que vous ne pouvez ignorer et qui nous met en garde contre toute dérive autoritaire :
« La nation devient une machine à laquelle le maître imprime une accélération effrénée. Qu'il s'agisse de desseins intérieurs ou extérieurs, les buts, les risques, les efforts, dépassent peu à peu toute mesure. À chaque pas se dressent, au-dehors et au-dedans, des obstacles multipliés. À la fin, le ressort se brise. L'édifice grandiose s'écroule dans le malheur et dans le sang. La nation se retrouve rompue , plus bas qu'elle n'était avant que l'aventure commençât. » Vous le savez, chers collègues de la majorité, ces phrases ont été prononcées par de Gaulle à Bayeux en 1946.
Je ne pensais pas, lorsque je suis devenu parlementaire, que je serais amené un jour à citer en référence les analyses du fondateur de la Ve République. Certains y verront peut-être la marque de je ne sais quel désarroi. Il s'agit plutôt du désir de les convaincre.
Pour passer de l'omniprésence à l'omnipotence, il n'y a qu'un pas. On exige de nous que nous le franchissions. Au nom de ce droit sacré d'amendement, qui est notre patrimoine démocratique commun, nous vous demandons solennellement de ne pas le faire.
Source http://www.deputessocialistes.fr, le 15 janvier 2009