Entretien de M. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes, avec France 2 le 4 février 2009, sur la mise en cause de son engagement humanitaire et l'accusation de conflit d'intérêt portées dans le livre de Pierre Péan.

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Média : France 2

Texte intégral

Q - Monsieur le Ministre on va rentrer dans les détails dans un instant, mais d'abord un mot de votre état d'esprit. Ce soir, vous êtes effondré, vous êtes en colère, vous reconnaissez des imprudences ?
R - Je suis serein et déterminé. Ces mensonges vont disparaître. Il s'agit de 320 pages de glissements, d'insinuations très habilement formulées. Beaucoup d'avocats ont lu ce livre et, bien entendu, il n'y a pas de preuves. Il n'y a rien d'illégal.
Q - Rien d'illégal, mais d'immoral dit Pierre Péan...
R - Sûrement pas ! Au cours de ma carrière consacrée justement à l'humanitaire et à la morale, qui dure depuis quarante ans, personne ne m'a jamais dit cela. On peut, pourquoi pas, ne pas être d'accord politiquement sur mes actions en mer de Chine, au Darfour, au Biafra, à propos des Boat people. Cela remonte tellement loin ! D'un côté, on m'accuse d'être gaulliste, de l'autre d'être pro-américain !
Concernant tout d'abord les chiffres avancés, ce n'est pas sérieux. Et puis, je n'ai appartenu ni à Africa Steps avec laquelle je n'ai jamais travaillé, ni à Imeda. Ce sont des entreprises françaises privées qui ont demandé à des experts - pas seulement à moi, mais à des experts...
Q - ... des entreprises dirigées par vos proches, Jacques Baudouin... ?
R -... Mais non, je ne les connaissais pas ! Je les ai connus et appréciés. Je n'ai jamais signé le moindre contrat avec un chef d'Etat quel qu'il soit. J'ai d'ailleurs travaillé en Europe et en Afrique mais on ne s'intéresse pas à mes autres rapports. En ce qui concerne le Gabon, il ne s'agit pas d'un faux rapport. Je suis très fier et très moralement sûr de moi d'avoir travaillé pendant trois ans à la réalisation d'une caisse d'assurance maladie au Gabon. Je vous rappelle simplement qu'il y a au Gabon 50 % d'indigents qui n'avaient pas accès aux soins. J'ai fait cela sérieusement, moralement et sans qu'il y ait conflit d'intérêt.
A mon avis - mais on me démontrera peut-être le contraire -, je n'ai jamais cédé au moindre conflit d'intérêt. J'ai cessé mes activités privées le jour même - je ne m'y attendais pas, je n'avais pas fait campagne pour le président Sarkozy - où l'on m'a proposé d'être ministre. J'ai tout arrêté tout comme quelques amis autour de moi l'ont fait. L'équipe a continué mais pas la même.
Q - Alors, premier point précis, vous avez arrêté. Mais lorsque Omar Bongo est en visite en France, il y a un peu plus d'un an, Pierre Péan indique que, alors que vous êtes déjà au gouvernement, le ministre Kouchner intervient auprès d'Omar Bongo pour que, en quelque sorte, le consultant Kouchner soit rémunéré via cette société, c'est vrai ou ce n'est pas vrai ?
R - Mais pas du tout ! D'abord, ces chiffres sont complètement fallacieux ...
Q - Vous êtes intervenu auprès de lui ou pas ?
R - Non ! Non ! Et Non !
Q - Vous ne lui avez pas demandé de régler la facture ?
R - Je l'avais vu à Bamako parce que c'était les élections présidentielles et l'investiture de Amadou Toumani Toure. Je l'avais rencontré et je lui avais dit : je viendrai te voir. Mais je n'ai pas besoin d'être ministre pour voir les présidents africains. J'ai travaillé en Afrique depuis 30 ans, je les connais. Je n'ai rien demandé, je suis venu lui signifier, c'était tout à fait clair, que je ne pouvais plus travailler sur ce projet. Maintenant, il y a une loi au Gabon pour qu'une caisse d'assurance maladie puisse prendre en charge les déshérités. Je ne le regrette pas, j'en suis fier. Je n'ai rien demandé d'autre que : "voilà, je ne peux plus travailler pour toi", c'est tout.
Q - Vous ne lui avez pas demandé de s'acquitter de sa facture ?
R - Mais non ! Et de toute façon, cet argent n'était pas pour moi. Moi, j'avais été payé...
Q - Mais pour la société ?
R - La société, ce n'est pas la mienne ! Ne confondez pas tout, Monsieur Pujadas, je ne suis pas Imeda, je ne suis pas ...
Q - Vous avez été un consultant de poids.
R - Je suis l'un des consultants et j'avais en santé publique...
Q - ... important...
R - Vous êtes gentil de dire important, mais il y en a eu d'autres...
Q - C'est à cause, peut-être, de votre présence qu'il y a eu certain de ces contrats ?
R - Mais quels contrats ? Ces contrats étaient faits avant moi.
Q - Vous êtes un homme d'influence et ils le savent.
R - Monsieur Pujadas, ces contrats étaient faits avant moi. Les Français m'ont consulté, j'ai accepté, comme j'ai travaillé dans d'autres pays d'Europe : en Roumanie, en Bulgarie, en Pologne, etc... J'ai fait la même chose en Afrique. J'ai bien travaillé pendant trois ans, en tout cas j'en suis fier et je n'admets pas, franchement, c'est une question d'honneur, que ces quarante ans soient gommés sur treize chapitres dans ce livre...
Q - On n'est pas sur ces quarante ans mais sur des points précis...
R - Il y en a dix qui sont consacrés à ce que j'ai fait aussi bien au Kosovo, qu'en Mer de Chine qu'au Biafra, qu'au Rwanda, qu'au Darfour. Rien ne trouve grâce aux yeux de cet homme qui, pendant ce temps-là, je crois, étais assis dans son bureau.
Q - Peut-on, comme chef de la diplomatie, tenir un langage de vérité à des dirigeants qui ont été auparavant, en quelque sorte vos clients, qui vous ont rémunéré via la société Imeda ?
R - Mais quel langage ! Si vous vous mettez en quête de tous les ministres qui ont fait des affaires de conseils, vous avez du boulot, n'est-ce pas ? C'est normal.
Q - Est-ce que cela ne trouble pas les rapports ?
R - Cela ne trouble en rien les rapports, surtout avec des personnes que je connais depuis trente ans. La preuve - hélas, je n'ai pas pu -, je ne suis pas retourné au Gabon depuis que je suis ministre, je n'ai pas eu le temps. Honnêtement, je crois que la diplomatie française a été assez solide pendant ce temps-là. J'en suis très fier, c'est un honneur. Depuis que l'on m'a demandé de venir dans ce gouvernement de François Fillon, depuis que le président de la République l'a demandé, je crois que j'ai fait mon travail. On peut juger politiquement que ce n'est pas bien, mais on n'a pas le droit de dire que je l'ai confondu avec mes intérêts privés. J'ai tout arrêté le jour où on me l'a demandé et cela faisait longtemps que je ne travaillais plus au Gabon d'ailleurs.
Q - Est-ce que vous comprenez que certains puissent s'interroger sur des régimes que vous dénoncez depuis des années, parce qu'ils seraient corrompus ou parce qu'ils seraient dictatoriaux et d'apprendre que finalement vous avez travaillé avec ces gouvernements ?
R - J'ai travaillé avec les Gabonais, pour les Gabonais... Ce n'est pas bien de faire une assurance maladie pour ceux qui ne peuvent pas se soigner ? Dites-moi ? Oui ou non ? Qu'en pensez-vous ? Ce n'est pas bien ? Je trouve que c'est bien, quels que soient les gouvernements, que l'on s'occupe de la santé publique. Dans ma vie, assez longue déjà, j'ai toujours été du côté des victimes. On peut ne pas me le pardonner mais pour moi, Monsieur, il n'y a pas les victimes d'un côté ou les victimes de l'autre, il y a les minorités et il y a les victimes. J'ai consacré ma vie à cela et je suis un peu troublé par le ton de ce livre, c'est le moins que l'on puisse dire. Je ne veux pas faire de polémique là-dessus, mais 320 pages pour glisser des insinuations calomnieuses et ne pas m'avoir rencontré, franchement, avoir rencontré de nombreuses personnes sauf l'intéressé...
Q - Vous allez l'attaquer en justice, vous allez porter plainte ?
R - Oui, je pense que nous pouvons porter plainte. Avec mon avocat, nous avons reçu le livre cette nuit. Laissez-moi faire, c'est tout à fait possible.
Q - Vous êtes soutenu par le président de la République ? Vous avez évoqué cette question avec lui ?
R - Ce matin, au Conseil des ministres, nous en avons parlé un petit peu. Mais vous savez, au Conseil des ministres, on a de nombreuses choses à se dire. En tout cas, je suis sans regret, je n'ai pas voté pour le président Sarkozy, il ne me demande pas d'être membre de l'UMP.
Je comprends que cette période de crise soit angoissante et il ne faut pas attiser le feu dans une société en crise comme celle-là où des glissades sont très possibles. Je crains qu'il n'y ait, dans ce livre, quelques glissades que je ne soulignerai pas, non pas par charité mais parce que c'est un autre débat.
Je veux bien que l'on parle politique mais, en tout cas, je ne veux pas que l'on calomnie ni ma femme, ni moi, ni ce que j'ai fait dans la vie. Cela... c'est honteux.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 6 février 2009