Tribune conjointe de MM. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes, Karel Schwarzenberg, ministre tchèque des affaires étrangères, et Carl Bildt, ministre suédois des affaires étrangères, dans les quotidiens bosniaques "Dnevni Avaz", "Nezavisne Novine" et "Dnevni List" le 8 avril 2009, intitulée "L'Europe, contre les tentations du fatalisme".

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Média : Dnevni Avaz - Dnevni List - Nezavisne Novine

Texte intégral

Trois ministres des Affaires étrangères de pays membres de l'Union européenne rendant ensemble visite à un pays voisin n'est pas chose commune. Le "trio" des présidences a décidé de se rendre à Sarajevo, car il nous a semblé opportun, près de 15 ans après les accords de Dayton, alors que certains doutent ou sont tentés de céder au pessimisme, d'affirmer avec constance et détermination que la Bosnie-Herzégovine sera un jour membre de l'Union européenne.
Cette "vocation européenne" avait été affirmée avec force lors de l'avant-dernière Présidence française de l'Union européenne. C'était en 2000, au Sommet de Zagreb. Après une décennie marquée par la guerre, par les destructions, l'horreur de l'épuration ethnique, ce Sommet offrait aux Balkans occidentaux une chance, celle de renouer avec l'idéal de paix et de démocratie du continent européen. En dépit des autres défis que doit relever l'Union européenne, la récente Présidence française du Conseil de l'Union européenne et l'actuelle Présidence tchèque ont été l'occasion d'avancer sur la voie tracée en 2000. Et de replacer la Bosnie-Herzégovine au centre de l'intérêt de l'Union européenne. La crise économique et ses effets sur la région nécessitent des gestes forts et conjoints. Elle constitue une raison de plus pour rendre la Bosnie-Herzégovine plus proche de l'Union européenne.
Neuf ans après le Sommet de Zagreb, où en sommes-nous ?
Le rapprochement de la Bosnie-Herzégovine avec l'Union européenne, même s'il peut paraître trop lent, est en marche. En témoigne notamment l'Accord de stabilisation et d'association signé en juin dernier, qui a marqué une étape importante dans notre rapprochement. Il crée aussi, de part et d'autre, des obligations nouvelles. Il illustre l'engagement de l'Union européenne envers un pays qui se réforme et qui se modernise. Il donne à la Bosnie-Herzégovine la possibilité de tourner pour de bon la page du règlement de conflit.
D'autres étapes nous attendent, qui sont déterminantes. Nous pensons notamment à la fermeture du Bureau du Haut Représentant, et au rôle nouveau qu'assumera alors le Représentant spécial de l'Union européenne. La signification politique de cette transition est capitale, elle marque la fin de ce qui est de fait un protectorat international sur la Bosnie-Herzégovine. Elle inaugure, entre l'Union européenne et la Bosnie-Herzégovine, une véritable relation contractuelle, c'est-à-dire une relation d'égaux. C'est pourquoi nous attendons que la Bosnie-Herzégovine assume elle-même la responsabilité de son avenir. Cet avenir appartient aux Bosniens et il leur revient de nous montrer qu'ils tiennent, comme nous, à ce contrat.
Nous nous réjouissons des progrès accomplis pour un règlement des questions posées par le District de Brcko et pour l'application des autres conditions nécessaires pour que la Bosnie-Herzégovine puisse prendre son avenir en main. Nous encourageons les autorités de Bosnie-Herzégovine à poursuivre leurs efforts pour remplir les autres conditions, notamment celles relatives aux propriétés de l'Etat.
Nous voulons à cette occasion redire toute notre admiration pour la détermination et l'énergie mises par Miroslav Lajcak dans l'accomplissement de sa mission. Nous voulons aussi saluer Valentin Inzko, le nouveau Haut représentant et Représentant spécial de l'Union européenne. Il a toute notre confiance et notre entier soutien pour mener à bien son importante mission dans une période cruciale. Il a surtout toutes les qualités pour accompagner la Bosnie-Herzégovine sur la voie du progrès vers l'Union européenne.
Nous sommes de ceux qui ont toujours soutenu la vocation européenne des Balkans. Nous savons que la route est longue et parfois difficile, pourtant nous y croyons profondément.
L'Europe est la somme des défis successifs qu'elle a dû relever. Et le premier défi, ce fut la réconciliation entre des peuples et des Etats qui s'étaient combattus, déchirés, haïs parfois. La réconciliation est exigeante, elle appelle des efforts tandis que la défiance ou la haine s'imposent parfois d'elles-mêmes après un conflit. Mais faut-il toujours céder à la facilité ou prendre son destin à bras le corps ?
Chacun connaît la profondeur des désaccords intercommunautaires et l'ampleur des polémiques qui opposent, si souvent, les responsables politiques de Bosnie-Herzégovine les uns aux autres.
Mais on ne construit rien sur la méfiance, l'amertume ou la haine. Nul ne vous demande de renoncer à vos identités culturelles, religieuses et linguistiques, qui constituent une part essentielle de vous-mêmes. Pas plus que nous n'avons dû renoncer à être français, suédois ou tchèques pour bâtir en commun l'Union européenne.
L'islam, l'orthodoxie, le catholicisme et le judaïsme ont façonné l'histoire de votre pays. Les alphabets latin et cyrillique coexistent. Les relations entre les nations de la Bosnie-Herzégovine n'ont sans doute pas toujours été harmonieuses, pas plus qu'elles n'ont toujours été conflictuelles.
De terribles exactions ont été commises contre des civils, bosniaques, serbes, croates ou autres. Toutes les victimes, quelles qu'elles soient, ont un droit inaliénable à la justice. A la justice, pas à la vengeance. Nul ne vous demande d'oublier ni d'amnistier. Les criminels de guerre doivent être arrêtés, jugés et condamnés. Nombre d'entre eux l'ont d'ores et déjà été ou sont en cours de jugement, à La Haye ou ici, en Bosnie-Herzégovine.
Les mémoires sont encore souvent à vif dans votre pays, comme elles le sont d'ailleurs parfois dans des pays membres de l'Union européenne. La tentation de nier l'autre, de lui refuser toute légitimité est présente chez certains de vos concitoyens. C'est cette tentation qu'il faut combattre, pour y substituer la volonté de construire un avenir pacifique et démocratique pour vous-mêmes, pour vos enfants, pour les générations futures.
Le coeur des difficultés de la Bosnie-Herzégovine, c'est le manque de cet ingrédient fondamental à la réussite de tout projet politique comme économique : la confiance. La confiance et la volonté politique de faire progresser ce pays.
Il faut sortir de la facilité et renoncer à certains rêves lorsque ceux-ci sont le cauchemar de vos concitoyens d'une autre confession. Chacun doit faire un effort pour accepter l'existence de ce pays dans toute sa diversité.
L'Europe tout entière est construite sur cette tension positive entre unité et diversité.
Ce n'est que dans ses frontières actuelles que la Bosnie-Herzégovine pourra devenir membre de l'Union européenne.
A la Bosnie-Herzégovine, à la Bosnie-Herzégovine tout entière, de faire dans les faits la démonstration de sa volonté - que tous ses responsables politiques disent partager, - de devenir membre de l'Union européenne. Il y a plus d'un an que le poste de directeur de l'intégration européenne n'est pas pourvu, concédez-nous que c'est un mauvais signal pour les ministres européens que nous sommes.
Les hommes d'Etat sont ceux qui parviennent à s'élever au-dessus des intérêts étroits de telle ou telle fraction de leur peuple pour préparer l'avenir de leur pays. Nous savons que de tels hommes existent en Bosnie-Herzégovine, mais qu'ils doivent surmonter de redoutables obstacles.
La seule issue pour ce pays et pour ses habitants est d'oeuvrer à la poursuite du rapprochement européen et euro-atlantique de la Bosnie-Herzégovine. Votre avenir dépend de ce que nous en ferons ensemble, vous et nous.
Il n'y a de fatalité que celle qu'on accepte. L'avenir européen de la Bosnie-Herzégovine passe par le dépassement patient, au quotidien, des polémiques stériles et des affrontements rhétoriques, pour y substituer la recherche permanente et tenace, par le dialogue, de compromis politiques bénéfiques à vous tous.
Cette démarche, certains de vos responsables politiques tentent, notamment depuis novembre 2008, de lui donner une actualité. Nous appelons de nos voeux non seulement la poursuite mais aussi l'élargissement de cette approche, et nous appelons les autres forces politiques de ce pays à s'associer à cette dynamique.
L'Union européenne est la destination de la Bosnie-Herzégovine. L'heure est venue de constituer une "coalition pour l'Europe", qui s'attachera à régler pas à pas, sinon dans la sérénité du moins dans le respect réciproque et le dialogue, les questions en suspens.
Nous saluons tous ceux qui s'engagent dans la recherche de compromis politiques intercommunautaires au lieu de chercher des bénéfices électoraux à court terme. Seul un changement d'attitude à cet égard permettra de progresser véritablement. Et nous sommes convaincus que nombre de responsables politiques de votre pays accepteront de renoncer au langage de l'affirmation exclusive de soi pour s'atteler résolument aux défis communs qui nous attendent. La jeunesse bosnienne a naturellement un rôle essentiel à jouer dans le sens de l'ouverture et de la tolérance, pour contribuer à forger son destin européen. Nous sommes conscients du sentiment d'enfermement de la jeunesse bosnienne, et nous comprenons son aspiration à pouvoir voyager sans visa dans les pays de l'Union européenne. C'est une aspiration légitime, et nous soutenons le processus en cours pour la libéralisation du régime des visas.
L'Union européenne est prête à répondre à ses aspirations, dont la réalisation pourrait constituer un retour vers la liberté de visiter d`autres pays de l'Europe, qui appartenait aux citoyens de ce pays autrefois.
Les autorités de la Bosnie-Herzégovine connaissent les conditions qui ont été posées. Elles sont réalisables, nous sommes prêts à vous y aider, mais cela dépend avant tout de vous.
Pour notre part, nous sommes résolus, à appuyer les efforts de tous ceux qui aspirent légitimement à modeler l'avenir pacifique et démocratique de la Bosnie-Herzégovine.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 9 avril 2009