Entretien de M. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes, avec Europe 1 le 21 avril 2009, sur la conférence de l'ONU sur le racisme (Durban II) et la virulence des propos du président iranien contre Israël, le dialogue avec l'Iran sur son programme nucléaire et l'épuration menée par le Hamas contre les membres du Fatah dans la bande de Gaza.

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Média : Europe 1

Texte intégral

J.-P. Elkabbach.- A Genève, l'Occident et l'Europe tout entière ont subi hier un échec diplomatique retentissant, et d'ailleurs prévisible. B. Kouchner, bonjour.

Bonjour.

Pourquoi la France est-elle allée à Genève alors qu'elle n'y est pas restée ?

Parce que ce n'est pas du tout un échec, mais le début d'un succès. Pourquoi dites-vous ça ? De quoi s'agissait-il ? Nous avons travaillé des mois pour que ce texte...

C'est un boycott qui n'ose pas être un boycott...

Quel boycott ? Nous avons quitté...

Hier...

Monsieur, vous n'avez pas compris : hier, nous avons quitté la salle, les vingt-trois pays européens qui y figuraient, tous ensemble, dans l'unité, parce que le texte, le discours de monsieur Ahmadinejad était inadmissible. Nous n'avons pas quitté la Conférence, et nous y revenons. Pourquoi ? Depuis des mois, Durban I, 2001 : déferlement de racisme, scandale, cirque. Maintenant, nous sommes en 2009, Durban II, un texte où figure tout ce que nous souhaitions, tous ce que les pays occidentaux souhaitaient. Ce n'est pas parfait, ce n'est pas très bon, mais permettez-moi de vous dire...

Mais il était évident que l'Iranien Ahmadinejad allait profiter...

Non, monsieur, permettez-moi de vous répondre, puisque vous m'avez posé une question...

...de la tribune de Genève...

Non, monsieur ! C'est comme si vous me dites : "oui...

...pour répéter des attaques. C'était prévisible ! Est-ce que pour vous, c'est une haute conférence, c'est une conférence très importante ou pas ?

Pardonnez-moi, vous êtes en train de nous dire : quand il pleut dehors, on se mouille. D'accord, c'est bien, bravo, quelle grande pensée ! Ahmadinejad est comme ça, il y a plein d'autres gens comme ça...

Restez calme parce que vous donnez l'impression d'être sur la défensive et d'avoir tort...

Mais voulez-vous que je me taise ?

Je veux que vous expliquiez calmement...

Eh bien alors, laissez-moi parler, monsieur, laissez-moi parler et ne m'interrompez pas !

Il ne faut pas être sur les nerfs...

Eh bien, vous l'êtes !

Moi, non, pas du tout.

Monsieur Ahmadinejad était prévisible, mais il y a 192 pays à l'ONU, on ne peut pas leur interdire de parler. Donc nous savions et nous avions prévenu, c'était d'ailleurs dans le texte, que vous n'avez peut-être pas lu, nous ne laisserons rien passer, et nous sommes sortis de la salle au moment où Ahmadinejad proférait des insanités antisémites et contre Israël en particulier, et les Américains. En dehors de ça, si vous me laissez parler, dans ce texte, qui changera non pas la face du monde, mais quand même beaucoup de choses, tout ce que nous voulions mentionner, c'est-à-dire l'antisémitisme, la discrimination sur les personnes, la liberté d'expression - pas d'attaque si on critique les religions -, le génocide a été mentionné, pour la première fois la mémoire de l'Holocauste. Non seulement, il y a eu les droits des femmes qui ont été mentionnés au chapitre 86, 87 et 88, la traite des êtres humains, les personnes atteintes de VIH, les personnes handicapées. Tout ça, et même l'Occupation...

Pas les homosexuels ?

Pardon ?

Pas les homosexuels ?

Eh non, ça, on n'a pas pu. Mais pas seulement parce que les pays arabes ont refusé, d'autres pays aussi. Ça, nous n'avons pas pu, nous le ferons la prochaine fois, excusez-moi. Donc c'est un succès. Qu'est-ce que c'est que cet échec ?! Nous pouvions choisir comme les autres de faire le gros dos et de ne pas y aller, eh bien nous avons choisi différemment, parce que l'Europe, les Vingt-sept, ont essayé d'être unis : nous avons décidé que ce serait au niveau des ambassadeurs depuis plusieurs mois, parce que nous voulions que nos amis allemands viennent. Nos amis allemands étaient observateurs, ils étaient dans la Conférence, mais ils n'ont pas voulu participer. Donc vingt-trois pays sur vingt-sept...

C'est des positions claires de la part des Européens...

Enfin, c'est mieux que de ne pas faire l'Europe.

C'est important, c'est un texte très important à partir de ce que vous venez de dire qu'il y a 16 à 17 pages, mais pourquoi il n'y a aucun ministre de l'Europe ?

Mais monsieur, c'est difficile, la politique. Ce n'est pas une ONG, la politique ! Excusez-moi, c'est très difficile...

Pourquoi vous n'y êtes pas, pourquoi les ministres allemands, européens n'y sont pas ?

Mais parce que nous avions décidé, ensemble...

Pourquoi ?

Pourquoi, vous voulez qu'on voyage beaucoup ? Qu'est-ce que c'est que cet... Nous étions représentés par nos ambassadeurs, ce fut une décision européenne il y a bien longtemps, car nous voulions abaisser le niveau de l'indignation pour que nos amis allemands et nos amis hollandais qui, au début, ont beaucoup, beaucoup présenté de réticences, viennent. Nous avons essayé, nous n'avons pas réussi, ni pour les Hollandais ni pour les Italiens ni pour les Polonais ni pour les Allemands. Les Allemands sont observateurs, c'est déjà quelque chose...

Ni pour les Américains, qui boycottent...

Excusez-moi, ils ne sont pas membres de l'Europe. Je vous parle des Européens qui, eux, ont travaillé ce texte. Les Américains ne l'ont pas travaillé...

Mais ils font partie de l'ONU...

Oui, mais ils n'ont pas travaillé. Ces grands succès, car ce sont des succès, ce sont des avancées, encore une fois, ça ne va pas fracasser le monde, mais ça va faire un texte qui, par rapport au premier texte de Durban I en Afrique du Sud, c'est le jour et la nuit. Voilà pourquoi... [inaud] sont là. Mais ça n'a rien à voir, je ne peux pas comprendre que vous disiez "échec". Echec de qui ? Echec d'Ahmadinejad, parce que, en effet, il y aura, j'espère, ce soir, ce texte - ou dans la nuit. Alors ça, ce sera un vrai échec pour lui. Mais la chaise vide, c'est facile, on s'en va et on crie sur les autres. On dit "faut qu'on", "y a qu'à", "fallait pas y être" ou alors, "fallait y être", "fallait aller lui casser la figure"...

Les Américains qui font partie de l'ONU et l'administration Obama ont boycotté la Conférence. Mais c'est un paradoxe, ils ne veulent pas entendre les Iraniens à Genève, mais ils sont prêts à lui parler. Est-ce que ce n'est pas le premier couac pour l'Administration d'Obama ?

Je n'en sais rien, je ne suis pas américain. Mais je peux vous dire un truc, c'est plus qu'un paradoxe, ça peut être vraiment une erreur.

De ne pas être là ?

En tout cas, ils ont dit "c'est un texte insupportable, inacceptable, scandaleux, donc on parle". Ben oui, évidemment, un jour, il faudra parler aux Iraniens. D'ailleurs, nous, nous parlons aux Iraniens...

Oui, il faut continuer à leur parler, parce que j'ai vu que, il y a quelque temps, les six grands ont annoncé - c'était le 8 avril - qu'ils allaient adresser à l'Iran une invitation pour parler directement du programme nucléaire. Cette rencontre, elle est programmée, elle reste programmée ?

Mais on l'a fait dix fois, c'est une dixième ! La dernière, c'était d'ailleurs à Genève, avec les Américains. Ecoutez, nous, nous ne voulions pas qu'Israël soit stigmatisé, nous ne voulions pas que l'on diffame les religions, qu'on puisse parler des religions, même en les critiquant, mais qu'on ne les diffame pas, nous voulions que la liberté d'expression soit réaffirmée comme un moyen de lutte contre le racisme, et nous voulions que l'Holocauste fasse l'objet distinct, clair, d'une citation, pas grand-chose. Eh bien, c'est une révolution, petite révolution dans la conscience et dans le respect que l'on doit à l'Histoire. Voilà ce que nous avons fait. Cela me paraît plus important que de se dire que trois pays ne sont pas venus, eh bien oui...

Mais est-ce que vous comprenez qu'hier, il y a eu un choc, après avoir entendu, même si on l'a déjà entendu très souvent, Ahmadinejad, et de découvrir qu'une partie du monde, ce monde antisémite, raciste, irrespectueux des droits de l'homme et de la femme...

Mais bien sûr, c'est un choc pour qui n'est pas habitué. Moi, je suis très habitué à la haine, je suis très habitué à ce genre d'excès qui est représenté par Ahmadinejad, parce que Ahmadinejad est plus courageux que les autres. Il y en a plein d'autres qui le pensent, vous comprenez, c'est ça la réalité avec laquelle il faut se coltiner. Pas à coup de slogans, pas simplement avec des "y a qu'à", "faut qu'on", nous aussi, on nous a dit "vous n'allez pas assez vite, mais comment ?...", mais, nous avons travaillé pendant des années pour avoir ce texte ! Certains ont été convaincus, de nos amis, ceux que l'on appelle les "arabes modérés", au Moyen-Orient, et nous ne devions pas, nous ne pouvions pas les abandonner. Il fallait essayer. Nous avons essayé. Rendez-vous dans deux jours.

Est-ce que vous avez été choqué, vous regrettez que les envoyés spéciaux du Pape Benoît XVI et du Vatican soient restés en séance hier ?

Je n'ai rien à répondre à ça.

Est-ce que ce matin - bien sûr, il faut rester calme, les uns et les autres -, la paix n'a pas pris hier un mauvais coup à Genève ?

La paix ?

Oui.

Mais il ne s'agissait pas de la paix et de la guerre, il s'agissait d'un dialogue très difficile avec un pays qui, en effet, fabrique la bombe atomique, et donc il faut faire tout pour qu'elle ne soit pas utilisée. Mais ce n'est pas la paix, c'est la conscience du monde, c'est un monde difficile, ce n'est pas un monde de bande dessinée, ce n'est pas un monde de blogs, d'états d'âme et de cris du coeur. C'est un monde qui, dans la crise, plus encore qu'ailleurs, manifeste sa dangerosité. Oui c'est dangereux le monde, oui ils ne sont pas comme nous dans le monde, oui ils n'ont pas la même religion, oui ils n'ont pas les mêmes certitudes, oui ils sont très dangereux. Alors, qu'est-ce qu'on fait ? Eh bien, on parle ! 192 pays, ça ne se manipule pas comme une partie de football - qui est quand même le modèle d'ailleurs de la canalisation des violences. Il y avait là de quoi faire avancer ou perdre complètement l'idée des droits de l'homme et l'idée de... - comment dirais-je ? - de quelques progrès grâce à l'ONU. On peut boycotter l'ONU, on peut n'en pas faire partie, mais je pense que ça fait avancer les choses.

Qu'est-ce que vous dites à ceux qui pensent que l'Union européenne s'est ridiculisée hier ?

Rien. Pauvres gens... Vous connaissez d'autres pays qui se sont, durement, dans l'Histoire, affrontés comme nous et qui présentent justement cet exemple, ce modèle, cette réalisation difficile, les pays qui se sont affrontés pendant des siècles et qui, ensemble, décident de lutter contre le racisme ? C'est ce que nous avons fait. Depuis soixante ans, ça dure, ce n'est pas facile, il y a des impatients et des ridicules d'ailleurs.

Oui, au passage, la présidence tchèque de l'Union européenne est partie, et apparemment, elle ne reviendra pas.

J'espère qu'ils reviendront, la présidence tchèque...

Donc ce n'est pas aussi simple ?

Non, ce n'est pas aussi simple. Mais j'espère que tous les pays reviendront. En tout cas, nous, en ce moment, réunis à Genève, les vingt-trois pays, peut-être pas la présidence tchèque, je le regretterai, décident de rester parce qu'on ne comprendrait pas, ayant soutenu nos amis dans ce texte, qu'on les abandonne.

Une dernière question, B. Kouchner : au moment de cette conférence de Genève, on a appris que l'allié de Téhéran, le Hamas, a procédé à Gaza à des centaines d'exécutions sommaires, à des disparitions, à une épuration à l'égard des Palestiniens du Fatah. Qui condamne ?

Tout le monde condamne ! Mais enfin, ce n'est pas nouveau ça, malheureusement. Vous savez, au moment du coup d'Etat, il y a eu des centaines de morts entre les Palestiniens. Bien sûr, on l'a oublié, et on n'a même pas voulu respecter les élections...

Mais que, aujourd'hui, le Hamas...

Vous voulez me le faire condamner aujourd'hui, mais moi, je l'ai condamné cent fois ! ...

A Gaza, ce soit la terreur, que disent les vingt-sept de l'Union européenne ?

Mais on le sait, monsieur ! Nous le savions pendant la guerre de Gaza. Cela ne justifie pas, à mon avis, la manière dont elle a été menée par les Israéliens. Mais c'est vrai, des deux côtés, il y a eu des morts et des morts et des morts. C'est bien ça qu'on veut éviter. Si nous ne parlions pas, s'il n'y avait pas eu cette conférence de Genève, eh bien, nous en serions à nous regarder comme chiens de faïence, armés et à nous bombarder. Ce n'est pas ça pour moi l'objectif de la politique.

Avis à B. Obama... Merci d'être venu, bonne journée quand même !
Source : Premier ministre, Service d'Information du Gouvernement, le 21 avril 2009