Entretien de M. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes, avec France Inter le 18 mai 2009, sur les avancées attendues de la rencontre israélo-américaine pour la paix au Proche-Orient et l'inquiétude suscitée par la situation en Afghanistan et au Pakistan.

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Média : France Inter

Texte intégral

N. Demorand.- Bonjour B. Kouchner... Dans le sillage de l'édito de B. Guetta, votre sentiment sur cette première rencontre israélo-américaine, peut-être un tournant ou le premier déplacement d'une pièce dans une partie d'échecs ?

Au moins, je ne sais pas si le degré de pessimisme et le degré d'optimisme final de B. Guetta sont justes. Je pense qu'à partir de cette rencontre - il y en aura deux autres, celle qui mettra les idées de Monsieur Moubarak devant celles de Monsieur Obama puis Abou Mazen, encore deux et, après - nous aurons une réaction américaine qui sera très indicative. Est-ce qu'ils iront jusqu'à s'engager- les Américains - jusqu'à s'engager en faveur d'un Etat palestinien ? Personnellement, je le crois. Selon quelle formule, selon quel terme je ne sais pas.

Ça pourrait rebattre les cartes, en tout cas...

Ça doit rebattre les cartes, ça doit rebattre les cartes parce que nous attendions, tout est arrêté, la guerre de Gaza a servi à peu de choses sinon à faire des morts et beaucoup plus de malheur encore, les attaques de roquettes continuent, même si elles sont bien moindres, la situation n'est pas réglée du tout et les alliés des Israéliens - les gens qui étaient en faveur de la paix, les Egyptiens, les Palestiniens, etc., - ne savent plus comment s'exprimer. Je crois que c'est très nécessaire, nous attendons tous cette fin de mois. Il y aura également un voyage du Président Obama au Caire, c'est très important là aussi, il semblerait qu'un programme sera présenté, nous verrons bien, je ne peux pas anticiper mais nous attendons tous cela. La France a affirmé pour sa part, lorsque j'ai reçu Monsieur Lieberman, le ministre des Affaires étrangères israéliens, que nous continuions à privilégier le processus politique, que les dialogues devaient reprendre, les dialogues sur des sujets précis et puis qu'un Etat palestinien devait naître, c'est la position de la France.

Et est-ce qu'il y a un désir, d'après vous, chez les Israéliens ?

Hélas ! Je ne crois pas, on voit bien que tout le parcours qu'on a appelé « d'Annapolis », à partir de la conférence d'Annapolis, n'a pas été suivi avec beaucoup de ferveur de la part des foules israéliennes ; il n'y a pas eu de manifestations pour la paix, c'est comme s'ils n'y croyaient plus et ça, c'est très grave. Alors ce qu'on a su, c'est qu'il y aurait des investissements majeurs... enfin ça, c'est le Premier ministre Monsieur Netanyahu qui va le préciser, des investisseurs majeurs en Cisjordanie et que le sort de Gaza pour le moment n'est pas indiqué.

Est-ce qu'une solution à 57, comme nous la décrivait B. Guetta ici, tout le monde arabo-musulman autour d'une table avec Israël et les Etats-Unis vous semble une bonne piste B. Kouchner ?

Sûrement, B. Guetta a raison. Seulement voilà, ça s'appelle « l'initiative de paix arabe », initiative de paix arabe que nous avons soulignée en permanence depuis au moins deux ans - enfin en tout cas que ce gouvernement existe en France - qui se heurte à quelques difficultés, en particulier à la division du camp arabe lui-même. Il ne faut pas exagérer, ce n'était pas les Palestiniens ni d'ailleurs les Israéliens qui constituaient l'obstacle, c'était la division du camp entre les gens influencés par l'Iran, la Syrie, etc., et puis l'Arabie Saoudite et l'Egypte. Les choses semblent aller un peu mieux et l'allusion, la première allusion que fera le nouveau gouvernement israélien à l'initiative de paix arabe serait je crois un événement important.

Dernière question sur ce sujet, est-ce que seuls les Etats-Unis de B. Obama ont aujourd'hui le pouvoir de faire bouger les lignes ?

Non, d'abord nous souhaitons fortement que l'Europe soit engagée, non pas comme elle le fut dans le processus d'Annapolis, c'est-à-dire en soutien, en réserve et évidemment, en fournisseur parce que nous avons donné beaucoup d'argent. Non, nous voulons participer du processus de paix, nous l'avons fait en rétablissant bien avant les Américains des relations normales avec la Syrie, nous l'avons fait au Liban, nous l'avons fait en Irak, en Iran c'est quand même plus compliqué mais là aussi, nous voulons le dialogue. Nous devons participer- là je parle de la France mais c'est l'Europe qui, à chaque fois, s'engageait avec plus ou moins de bonheur mais enfin nous devons participer - politiquement, nous ne sommes pas seulement des voyeurs.

En tout cas, vous revenez d'une autre région du globe sous tension, B. Kouchner, vous revenez d'Afghanistan. Afghanistan, Pakistan - AfPak, comme disent les Américains - la situation sur place vous semble-t-elle inquiétante ?

Elle l'est mais en même temps, deux choses : la première c'est que AfPak c'est un joli slogan, ça fait bien mais c'est faux. Les deux problèmes sont différents, ils sont intriqués, ils se renvoient l'un à l'autre mais ils sont différents. Si on prend AfPak comme une préoccupation globale, bonne chance parce que le Pakistan c'est un très gros morceau. Donc, il y a des préoccupations qui tiennent à la politique disons en général au Pakistan : les militaires, la façon dont les services secrets fonctionnent, la façon où le mélange se fait entre les talibans d'un côté et les talibans de l'autre, ce ne sont pas complètement les mêmes. Alors ne confondons pas, nous sommes en train de faire des progrès manifestes, en tout cas dans la zone qui nous est confiée, nous sommes en train de faire des progrès manifestes en Afghanistan. Nos militaires ont changé complètement la donne depuis la conférence de Paris, vous le savez, nous avons parlé d'afghanisation - le mot est un peu facile - en réalité ça veut dire : on ne gagnera pas militairement, il faut gagner avec les populations civiles. Faire une école, c'est plus important qu'avoir un char supplémentaire. Faire la guerre, c'est faire la guerre à la pauvreté, c'est quand même un des pays les plus pauvres du monde. Alors dans les deux régions où je suis allé, c'est-à-dire Kapisa et Surobi - c'est la région Est que la France a prise en charge complètement -, les progrès sont criants, c'est-à-dire que vraiment, l'état d'esprit de nos soldats qui, par ailleurs, remportent des victoires militaires... Vous savez qu'il y avait une vallée qui s'appelle la vallée d'Alassaï qui était complètement hermétique à toute intrusion dite « occidentale ». Nous avons avancé le long de cette vallée, elle est maintenant complètement libérée et c'est l'armée afghane qui s'y trouve, pas nous ; nous, nous avons aidé l'armée afghane. Ça, ça permettra de faire des écoles. La dernière réunion... vous savez, on fait des shura, shura ça veut dire « démocratie à l'afghane », c'est-à-dire que les barbes blanches - seuls les aînés, les jeunes n'y parlent pas ou très peu - en fait se réunissent et puis produisent des petits discours successifs, mais c'est comme ça qu'il faut faire. Eh bien ! Là, c'était dans une école qui venait d'être terminée par les Français, à l'intérieur d'une autre école où il y avait 4.000 enfants, ce n'est quand même pas mal, dont 51 % de filles, 49 % de garçons. Voilà, c'est comme ça que ça doit se faire. Je ne vous dis pas... alors il y a des programmes agricoles, P. Lellouche qui, pour 6 mois, s'occupe très bien d'ailleurs de ces programmes, on a un peu d'argent, autant que les Américains dans cette région, ce n'est quand même pas mal, et nous travaillons... les Américains sont au Nord et nous sommes au Sud et ça se combine très bien dans les manières d'aborder, de proposer et de faire prendre en charge par eux-mêmes les projets civils.

Mais est-ce que pour autant, B. Kouchner, en dépit de ces initiatives-là, le cadre global de cette région, de ces deux pays - qu'on les prenne ensemble ou séparément - avec leurs spécificités et leurs singularités, est-ce que pour autant donc tout ça n'est pas très inquiétant pour la stabilité du monde ?

Le degré d'inquiétude, on pourrait en discuter mais c'est très inquiétant, oui c'est inquiétant, bien sûr ce n'est pas réglé pour autant. Encore une fois, je ne néglige pas ce qui va se passer ou ce qui se passer au Pakistan. Mais nous avons vu le président Zardari qui lui-même a souffert dans sa chair, dans sa famille, sa femme a été assassinée, ses frères, etc., lui-même a passé 8 ans en prison, il est très déterminé. Par exemple, ils avancent - les forces pakistanaises... Je vois ce matin d'ailleurs le...

Oui, ça continue.

Oui mais... non, je vois ce matin le général en chef de l'armée pakistanaise, les forces continuent dans la vallée de la Swat, ça produit des centaines de milliers de réfugiés hélas, mais en même temps ils ont l'air déterminés. Est-ce que c'est inquiétant ? Ça l'est, il y a même un renforcement, parce que c'est le début de la saison chaude, des attentats suicides en Afghanistan. Mais ne confondons quand même pas les choses et même si c'est inquiétant, il va y avoir des élections, nous avons rencontré évidemment deux fois le président Karzaï... Mais le ministre de l'Education, il s'appelle Wardak, c'est une grande famille, une province qui s'appelle comme ça, je lui rappelais, parce que c'était nos chiffres, que 6 millions d'enfants à l'école c'était quand même un progrès, il m'a interrompu pour me dire : excusez-nous mais depuis la conférence de Paris, il y en a 7 millions. Il y a 7 millions d'enfants dont 2,5 millions de petites filles, ce n'est pas suffisant mais quand même, de mon temps si j'ose dire, dans la première guerre contre les Soviétiques, il n'y avait pas d'écoles. J'ai vu les hôpitaux, la France s'intéresse beaucoup aux hôpitaux, nous avançons, il faut que les élections qui viennent au mois d'août soient un test de la possibilité d'élections libres et contrôlées. Sinon, alors on ne saura pas expliquer notre présence là-bas.

B. Kouchner au micro de France Inter.
Source : Premier ministre, Service d'Information du Gouvernement, le 18 mai 2009