Déclaration de Mme Marie-George Buffet, ministre de la jeunesse et des sports, sur le devoir de mémoire concernant la politique de persécutions contre les Juifs effectuée par le Gouvernement de Vichy et ses conséquences notamment la déportation et la mort de sportifs juifs en camps de concentration, Paris le 21 avril 1999.

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Circonstance : Hommage aux sportifs français morts en déportation, Paris le 21 avril 1999

Texte intégral

Monsieur le Ministre,
Mesdames et Messieurs les Parlementaires,
Monsieur le Président du Comité National Olympique et Sportif Français,
Mesdames et Messieurs les Présidents dAssociations,
Madame Benayoun-Nakache,
Mesdames, Messieurs,
Dans lhistoire du sport français, les années 1940 à 1944 portent des marques dinfamie.
Des lois, des décrets, des circulaires émanant du Gouvernement de Vichy ont mis en uvre, dans le sport, les persécutions du régime nazi.
Des sportifs français furent exclus de toute compétition, pour la seule raison quils étaient juifs.
Des records de natation et dathlétisme ne furent pas homologués, pour la seule raison quils avaient été établis par des sportifs juifs.
Pour cette même et unique raison, des joueurs furent chassés de leurs clubs. On retira toute responsabilité à des dirigeants de fédérations et dassociations sportives.
On fit adopter un texte stipulant que la fonction darbitre de sport était incompatible avec le fait dêtre juif. Et à tous, fut interdit laccès aux stades et aux salles de sport.
Honte parmi les hontes, cest un équipement sportif, le vélodrome dHiver qui sidentifie, dans notre conscience collective, à la rafle des 16 et 17 juillet 1942.
Durant cette période, des journalistes français révélèrent lidentité juive de certains sportifs, qui avaient eu laudace de réaliser de brillantes performances. Cest ainsi que furent dénoncés publiquement :
- lathlète Abrahams, champion olympique du 100 mètres aux jeux de Paris, en 1924 ;
- la jeune Helena Mayer, championne olympique dEscrime en 1928 ;
- le rugbyman Herzovitch, le coureur Goldovsky, le joueur de tennis Prenn, ou encore les Vice-Présidents de la Fédération Française dAthlétisme, Messieurs Etling et Jacob, qui avaient été faits chevaliers de la Légion dhonneur, en 1936, pour sêtre opposés, avec beaucoup de courage, à la tenue des Jeux de Berlin.
Dans cette même presse, le football était qualifié de "sport dargent qui attire les Sémites", et la boxe de "sport délection de la race élue".
Lobjectif était clairement affiché par lun de ces articles en 1943 : entreprendre -je cite- "lépuration du sport français de ses juifs".
Et ils finirent par lobtenir.
Le 7 octobre 1943, dans le convoi numéro 60 qui emporte un millier de déportés, se trouve Victor Perez. Un sportif exceptionnel. Un boxeur français, tunisien, et juif, champion du monde dans sa catégorie Poids Mouche, à lâge de 20 ans.
Déporté, Victor Perez entra une deuxième fois dans la légende. Les nazis organisèrent à lintérieur du camp un combat opposant Victor Perez à un poids lourd allemand. Eprouvé, affaibli, Victor Perez domina pourtant son adversaire.
Ceux qui ont cotoyé Victor Perez dans les salles de boxe, ceux qui lont connu dans les pires circonstances, comme Monsieur Charles Palant, dont je salue la présence ici, ont rapporté comment Victor Perez cherchait toujours à aider les déportés.
Cette générosité ne la jamais quitté. Le 22 juin 1945, durant la "marche de la mort" qui suivit lévacuation du camp par les nazis, Victor Perez avait réussi à se procurer quelques morceaux de pain, et se mit à courir pour les partager avec ses camarades.
Une rafale de mitraillette larrêta net dans sa course. Ce fut son dernier combat.
Parmi les compagnons de souffrance de Victor Perez, se trouvait un autre sportif : Alfred Nakache reste, à ce jour, le plus grand nageur français de tous les temps. Avec plusieurs titres de champion de France, plusieurs records dEurope et du monde, son palmarès est impressionnant.
À la fin de lannée 1943, il fut arrêté et déporté, et ne revit jamais sa femme et sa fille, assassinées à Auschwitz. Rescapé des camps, Alfred Nakache trouva la force de replonger dans les bassins dont il avait été chassé trois ans plus tôt, de représenter la France dans les grandes compétitions, et de battre à nouveau deux records du monde.
Dautres sportifs et sportives de notre pays, de différents niveaux et différentes disciplines, ont connu lunivers concentrationnaire. Les uns pour des raisons strictement raciales, les autres pour résistance, comme Monsieur Yves-Pierre Boulongne, ancien footballeur, déporté à Buchenwald, et qui est présent parmi nous ce soir.
À tous les sportifs, connus ou encore anonymes, qui ont été victimes des mesures discriminatoires du Commissariat Français aux Sports, victimes de la barbarie nazie :
Jadresse aujourdhui lhommage du Ministère de la Jeunesse et des Sports de la République Française.
Par cet acte, qui prolonge celui du Président de la République en 1995, et du Premier Ministre en 1997, il sagit de reconnaître, avec solennité, que dans lhistoire du sport français, un gouvernement et une administration de notre pays ont commis lirréparable.
Jai évoqué la mémoire de Victor Perez et Alfred Nakache. Jai salué Yves-Pierre Boulongne. Jaurais aimé redonner à dautres victimes davantage quun nom. Jaurais aimé leur rendre une histoire personnelle, un visage, un parcours sportif, un club, des résultats.
Mais pour elles, pour eux, à la nuit de lhorreur, sest ajouté le brouillard de loubli.
Il a fallu attendre plus de cinquante années, le 7 octobre 1997, pour que la gloire et le martyr de Victor Perez soient enfin reconnus, en donnant son nom à la salle de boxe de lInstitut National des Sports.
Pour cela, il a fallu le travail opiniâtre de Monsieur Jacques Toros dont je salue la présence- et linitiative prise par lAssociation des Fils et Filles de déportés juifs de France, avec le soutien de lInsep.
Cette trop longue attente, montre quà de rares exceptions près, le sport est resté un domaine oublié du devoir de mémoire sur cette période tragique.
Or, noublions jamais de rappeler que le 30 juin 1941, on fit défiler des milliers dathlètes au Parc des Princes, en faisant le salut nazi, et en prêtant serment de fidélité aux idéaux du régime de Vichy.
Noublions jamais de rappeler lappel lancé dans les colonnes de la revue pétainiste "La France au travail", je cite : "Éducateurs sportifs, sachez montrer lexemple, soyez raciste".
Il faut donc lever toute ambiguïté à ce sujet : si le sport bénéficia alors de moyens importants, ce fut dans le seul but de servir une idéologie prônant le racisme et lantisémitisme, le culte de la brutalité, la soumission aveugle au chef, le triomphe de linstinct grégaire, le rejet du discernement et de lesprit critique.
En disant cela, jai conscience quune clarification est devenue indispensable. Cest pourquoi, le 30 octobre 1997, devant le Congrès de lUnion des Étudiants Juifs de France, jai annoncé la création dune commission détude indépendante, chargée de procéder à une évaluation rigoureuse de la politique du sport en France, de 1940 à 1944.
Cette commission est en place. Elle comprend 16 personnalités, et cest lhistorienne Marianne Amar qui en assure la coordination. Je tiens à remercier ici chacun de ses membres, et à souligner limportance du travail qui sengage. Mon ministère, bien entendu, apportera tout le soutien nécessaire aux travaux de cette commission, dont les conclusions seront rendues publiques.
Je souhaite également que le nouveau Musée National du Sport, qui devrait quitter le Parc des Princes pour simplanter dans le quartier du Stade de France, devienne un lieu privilégié de connaissance de cette période, en particulier pour les publics jeunes. Je sais que son Directeur, Monsieur Jean Durry, partage pleinement cette démarche.
Mesdames, Messieurs,
A la veille de la journée nationale de la déportation, lacte qui nous réunit aujourdhui, sinscrit dans le devoir de mémoire. Nous devons le faire, en ne cédant ni à une vision mystificatrice, ni en sombrant dans la négation de ce que fut la résistance à loppression.
Durant ces années de larmes et de sang, le monde du sport fut traversé par le pire et le meilleur. Nous venons de dénoncer le pire. Nous devons tout autant, et sans relâche, rappeler que des sportifs, pratiquants et dirigeants, ont refusé la soumission.
Rappeler que des clubs ont été des points dappui à laction clandestine.
Rappeler le courage de ceux et celles qui ont protesté quand leurs camarades juifs étaient interdits de compétitions.
Expliquer à des millions de jeunes, qui étaient ces sportifs quils ne connaissent, bien souvent, que par le nom dun stade, dun gymnase, dune compétition, dun trophée.
Expliquer, par exemple, qui étaient :
- Anatole Volage, champion de France du 4 fois 100 mètres, assassiné par la Gestapo quelques jours après avoir organisé un meeting international dAthlétisme ;
- Claude Monier, champion de natation, mort au cours dune action de sabotage contre loccupant ;
- Auguste Delaune, Secrétaire de la FSGT, mort sous la torture.
Et tant dautres, qui ont payé de leur vie le prix de leur engagement, comme lancien Ministre des Sports Léo Lagrange, les footballeurs Jean-Bernard Lévy et Jacques Mairesse, les joueurs de rugby André Géo et Roger Claudel, les athlètes Daou Ben Bareck et El Ghazi, le basketteur Marcel Pirou, le skieur Jean dAulan, et tant dautres
Le devoir de mémoire est un fondement de notre identité nationale.
Mais, comme le disait le Premier Ministre en rappelant lentière responsabilité des autorités françaises dans la rafle du Vel dHiv : "Une identité ne se façonne pas seulement avec des moments de victoire, de grandeur ou dallégresse. Elle est également marquée des heures de deuil, de souffrance, de honte aussi".
Et précisément parce quelle est fragile, la mémoire a besoin dactes, pour se transmettre au-delà des survivants.
La mémoire, cela veut dire aussi, et de manière indissociable, les leçons à tirer, et le devoir de vigilance.
Cette sauvegarde dune mémoire vivante dépend de chacune et chacun dentre nous.
Cest le seul moyen dempêcher loubli.
(Source http://www.jeunesse-sports.gouv.fr, le 03 mai 1999)