Texte intégral
Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs, c'est un moment qui m'honore, qui honore mon pays, la France, de pouvoir, à l'invitation de mon ami Radek Sikorski, échanger avec vous et répondre à vos questions. Je suis très sensible à cette invitation.
Je m'exprime aujourd'hui devant la conférence des Ambassadeurs de Pologne, en Pologne, et je vous assure que je ressens cet honneur très profondément. Cette invitation est un geste d'amitié, un geste de confiance qui sert les intérêts de nos deux pays et je disais au ministre des Affaires étrangères - nous comptions ensemble - c'est ma cinquième visite en Pologne comme ministre des Affaires étrangères.
J'ai beaucoup d'affinités avec Radek. Lorsque nous parlons des pays où il a travaillé comme journaliste, lorsque je parle des pays où j'ai travaillé comme médecin, nous avons cette expérience très profonde en commun. Que ce soit dans les Balkans, en Afghanistan ou dans d'autres lieux, nous sentons que nous sommes très peu à parler de ce que nous connaissons bien, parce que la connaissance livresque, intellectuelle, historique est certes très importante, mais rien ne remplace la connaissance des hommes, ce contact nécessaire pour comprendre, pour tenter, essayer de comprendre un peu mieux les gens, les hommes et les femmes qui sont en face de nous, et avec le ministre Sikorski nous avons cette expérience-là. Peut-être n'est-ce pas le seul moyen d'avoir des solutions à tous ces problèmes, mais certainement le meilleur moyen pour comprendre ces problèmes. En Afghanistan par exemple, nous devons absolument comprendre comment est perçue l'action des pays alliés, qui a les meilleures intentions du monde, bien sûr, mais nous devons comprendre comment est perçue cette action par les populations locales. Et cela c'est difficile. "L'afghanisation", implique aussi de nous rapprocher des populations locales. Et cela aussi c'est difficile. C'est la raison pour laquelle avec Radek nous avons beaucoup travaillé dans les derniers mois à mettre en place une présence de gendarmes : il y a des gendarmes polonais, il y a des gendarmes français, il y a une organisation des gendarmes européens. Ces personnes qui sont des soldats travaillent auprès des populations civiles. C'est une manière d'illustrer ce que nous entendions par "afghanisation". C'est cela que nous faisons avec les centaines, les milliers de soldats polonais, les milliers de soldats français, qui essaient de travailler directement avec les Afghans et de faire en sorte que ces derniers dirigent un certain nombre de projets pour les populations civiles. Voilà, cette amitié entre nous deux, c'est l'amitié de nos deux pays.
Ici nous sommes dans un grand pays d'Europe, car vous êtes un grand pays d'Europe au coeur de notre continent et de ce qui a fait l'Europe. Et l'Europe s'est faite sur quoi ? Je ne vais pas vous faire une leçon, vous connaissez aussi bien que moi, mais tout de même, rappelons que l'Europe s'est faite sur les guerres, sur la pire des guerres, et sur l'Holocauste. Je parle devant vous avec le souvenir de mes grands-parents qui sont morts à Auschwitz. C'est là-dessus, sur toutes ces guerres, pendant des siècles, que nous avons fait l'Europe. C'est ainsi que je pense à votre victoire, à vous les Polonais, sur le nazisme. Cette victoire nous l'avons célébrée, et cette Europe nous l'avons créée, ensemble, comme un idéal de paix et de prospérité. Mais nous l'avons créée sans vous ! Je me souviens - et nous ne nous souvenons pas assez - que vous étiez de l'autre côté du rideau de fer et que c'était facile de vous oublier.
Nous l'avons créée cette Europe d'abord comme une défense : nous étions très heureux d'être du côté des bons, surtout qu'en face de nous il y avait des gens que l'on croyait méchants, et il y avait vous qui souffriez, et nous ne l'oublions pas ! Nous, les Français, sommes heureux - et le ministre des Affaires étrangères l'a dit - d'avoir contribué à votre intégration au sein de l'Union européenne, nous avons soutenu ce mouvement, comme légitime, comme juste, comme nécessaire. Vous avez d'abord construit une histoire de l'Europe qui n'était pas celle-là, qui n'était pas la nôtre: nous étions à l'extérieur et vous, vous luttiez contre le communisme. Vous avez été les prisonniers du communisme, et puis il y a eu l'histoire de cette libération, de Solidarnosc, de Lech Walesa, de Bronislaw Geremek, de tant d'autres, et je n'oublie pas que votre philosophe le plus connu est mort il y a quelques jours, et que vous allez, j'en suis sûr, lui offrir une célébration nationale. Vos aspirations ont fait reculer les chars, dès 80 vous avez enclenché un compte à rebours, et nous saluons cette victoire de la liberté que vous avez payée, qui a entraîné toute la chute du communisme et depuis cette date elle vous conduisait nécessairement à l'adhésion à l'Union européenne.
Et l'histoire de l'Ouest s'est enfin mêlée à l'histoire de l'Europe de l'Est et nous avons fait ensemble cette Union européenne. Est-elle terminée ? Non. Est-elle difficile ? Oui. L'histoire de l'Europe, Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs, c'est une histoire de combat permanent et surtout de combat contre soi-même. Parce qu'elle se fait, cette Europe, aux dépens de nos certitudes nationales. L'histoire de l'Europe, c'est l'histoire du compromis nécessaire, c'est l'histoire du consensus nécessaire. Evidemment, à chaque fois, il y a des petits problèmes. L'élection de votre ancien Premier ministre, M. Jerzy Buzek, il y a quelques jours, à la Présidence du Parlement européen, avec un nombre de voix considérable, plus de 550, est un beau symbole, alors que précisément il y a 20 ans les premières élections libres du "bloc", comme on disait, le bloc de l'Est, portaient au pouvoir M. Mazowiecki et ouvraient la voie à la chute du mur de Berlin. Passons sur ce chapitre, il y aurait tellement à dire : des rapprochements, des similitudes, des confrontations. Mais ce parcours collectif est admirable. Personne ne pensait il y a 20 ans, 30, 40 ans, à la réussite de cette union. Maintenant nous devons définir ensemble un nouveau modèle pour des Européens un peu blasés, un peu désenchantés aussi. Et certainement anxieux.
La question est celle-là - mais je ne vais pas parler trop longtemps - : qu'allons-nous faire ensemble, et comment l'Europe peut-elle nous aider dans la mondialisation ? Est-ce que ce niveau de vie qui nous est envié, globalement, avec beaucoup, évidemment, de différences, beaucoup de contrastes dans l'Europe, et ce mode de vie face aux grands pays émergents que sont la Chine, l'Inde, le Brésil etc., est ce que l'Europe nous aide ou l'Europe nous dessert ? Est-ce que les références, le modèle occidental, la légitimité de l'Ouest sont encore des notions valables ? La mondialisation c'est une invention occidentale, et le mot "la mondialisation" est un peu péjoratif, c'est la mondialisation des esprits, des cultures, du mode de vie, tout cela est un peu dangereux et un peu suspect dans l'esprit des Européens. Pendant des centaines d'années il y a eu des progrès de civilisation qui nous concernaient seulement, peut-être pas seulement, mais surtout nous, et les autres étaient un peu laissés pour compte. Maintenant on a le sentiment que cette mondialisation nous dessert, nous handicape. Est-ce que c'est vrai ? Il y a cette pauvreté qui continue autour de nous d'être grande, il y a des migrations massives de populations venues des pays en développement. Il y a des pandémies et ces maladies qui guettent. Il y a des difficultés dans tout ce qui paraissait facile particulièrement pour des choses aussi simples que l'accès à l'eau potable, l'eau dans le monde. Est-ce que la crise économique et financière qui a éclaté marque l'échec de notre monde capitaliste, de ce monde de richesse que nous avons voulu promouvoir ? Est-ce un échec ?
Nos citoyens nous demandent maintenant de leur consacrer plus d'efforts à ceux d'entre eux qui sont victimes de cette crise, qui sont victimes du chômage tous les jours. Tous les jours dans nos pays, il y a des centaines de personnes qui sont confrontées au chômage Comment voulez-vous les convaincre que la mondialisation est positive et que l'Europe sert à quelque chose ? C'est très difficile. Et pourtant, il est indéniable que l'Europe, et l'euro ; nous ont protégés des crises. Ce n'est pas en remettant en cause notre modèle, c'est en redoublant les efforts de construction européenne que l'on pourra faire face. Ce sera l'une des responsabilités particulières qui va peser sur vous lors de votre Présidence de l'Union.
La réponse européenne reste certainement pertinente. C'est la capacité d'une réponse collective à des enjeux communs tout en respectant les identités nationales. Formidable ! On combine, on mêle des souverainetés nationales avec une vision commune, on crée de la richesse et du progrès social, nous sommes les premiers sur le développement durable, nous tentons de réguler avec nos amis américains, avec d'autres, avec des pays émergents, nous tentons de réguler la mondialisation au service de la paix. Mais pour aller plus loin, nous devons lever certains obstacles.
D'abord nous avons une hypothèque : le Traité de Lisbonne. Sans le Traité de Lisbonne, sans le vote le 2 octobre du référendum en Irlande, sans votre ratification, nous ne pouvons pas parler de l'avenir de l'Europe, de la défense européenne, de l'élargissement de l'Europe, du perfectionnement. A vingt-sept, ce n'est pas possible. Il nous faut le Traité de Lisbonne, première hypothèque. Nous espérons donc de toutes nos forces que l'Irlande votera dans ce sens. Tous les Etats membres doivent aussi prendre leur responsabilité pour ratifier ce traité qui permettra un fonctionnement plus efficace de l'Europe. Je parle bien sûr de la Pologne.
Avec cela nous serons l'entité la plus politiquement significative dans le monde avec une responsabilité de nos destins qui va bien au-delà des frontières. L'Europe climatique, l'Europe économique, l'Europe politique, l'Europe des crises, ces questions sont toutes internationales. Il n'y a plus de questions qui pourraient être décidées dans un seul pays, elles devraient toutes être considérées dans l'Europe des vingt-sept, mais même ces questions nationales devenues européennes sont maintenant des questions qui se posent aussi bien sur le plan économique que politique à l'échelle du monde.
Sur le changement climatique, nous avons adopté une position commune de l'Europe, elle n'est pas facile pour vous, je le sais, nous le savons. Est-ce qu'il sera facile à vingt-sept de convaincre à Copenhague ? Non. La position de la Chine, la position des Etats-Unis va nous imposer de négocier pendant des années : 2020, 2050, ce sont les dates. Il faudra maintenir, convaincre les pays en développement, que c'est leur intérêt aussi, alors que nous avons vécu dans une richesse relative par rapport à eux.
Dans un monde difficile les Polonais et les Français, fraternellement unis - peu de pays ont des rapports aussi sentimentaux, que la Pologne et la France, rapports fondés sur l'histoire commune qui nous rassemble et qui nous parle très fortement, des échanges de population, des échanges de pouvoir, des souvenirs historiques - ont des liens qui nous permettent de parler, même si c'est à partir d'expériences et d'horizons différents à nos amis américains afin de construire, une Europe de la défense. Cette Europe de la défense n'est pas le rêve d'une armée européenne, certainement pas, personne ne pense à cela, personne, mais le rapport forcément complémentaire entre les efforts nationaux des uns et des autres.
Je me souviens de cette affaire du Tchad, que vous avez rejoint immédiatement, vous les Polonais, et merci pour cela, tout le monde se demandait ce que nous allions faire au Tchad. Protéger les populations qui étaient attaquées tous les jours, des femmes violées par dizaines, par centaines, des enfants meurtris assassinés ! Pourquoi ? Parce que c'était aux confins du Darfour, et que ceux que l'on appelait les Janjawids, les milices, traversaient la frontière, venaient assassiner les Tchadiens et les réfugiés du Soudan. Nous avons proposé cette aventure européenne. Vingt-trois pays y ont participé dont dix-sept militairement. C'est formidable. Ce fut de mon point de vue - je pourrais vous raconter le Kosovo aussi, mais on n'a pas le temps - l'aventure la mieux menée, précisément encadrée et le jour dit nous avons passé le relais aux Nations unies. Le jour dit un an après les forces européennes changeaient de béret, de casque, de couvre-chef et prenaient celui de l'ONU, le jour-même.
C'est un exemple qui surprend parce qu'après tout, est-ce que l'Europe devrait aller si loin ? C'est l'endroit, la frontière entre le Soudan et le Tchad, le plus éloigné de la mer que l'on peut trouver au monde. C'était une aventure très improbable. Eh bien, nous l'avons menée.
Nous devons avoir dans l'esprit, la nécessité de soutenir nos diplomaties par une défense commune, une défense européenne, comme nous l'avons également montré en Géorgie et au Kosovo. Sans cette défense européenne, notre diplomatie manque de force.
Une façon de la renforcer, de la rendre moins dispersée sera aussi, et ce sera d'ailleurs une des tâches de votre Présidence, de construire la diplomatie européenne, à travers un service européen d'action extérieure, tel qu'il est prévu par le Traité de Lisbonne.
L'action extérieure, ce sera une diplomatie européenne qui ne sera pas seulement une diplomatie de bureaucrates. Il faut absolument que nos diplomaties se rencontrent, se marient et disposent dans ce service d'action extérieure de la place qui leur revient, aux côtés de la Commission.
Voilà, ces chantiers et ces enjeux sont devant vous, j'insiste sur cette politique européenne de sécurité et de défense parce que, dans les derniers exemples que nous avons tous en tête, n'est-ce pas, aussi bien au Moyen-Orient où nous devons participer plus, nous devons être partie prenante, nous ne pouvons pas nous contenter, nous les Européens, de fournir de l'argent, pour des projets qui conforteraient légitimement, bien entendu, j'en suis très heureux, un Etat palestinien qui n'existe pas. Il faut faire exister cet Etat palestinien. Il faut faire exister cet Etat palestinien, il faut que nous jouions un rôle plus important.
Dès qu'il s'agit d'une entreprise un peu difficile où le pouvoir des diplomaties ne suffit pas, où les enjeux militaires sont prégnants, nous sommes très peu crédibles. Bien sûr que nous savons faire : la FINUL aux portes du Liban, c'est très bien, c'est essentiel, cela a d'ailleurs permis que dans les dernières crises, je vous le rappelle, il n'y ait pas d'incidents à la frontière entre le Liban et Israël. Mais cela ne suffit pas. Il nous faut peser, je ne suis pas un militariste, je ne pense pas que tout doit être réglé par la guerre, sûrement pas, j'ai témoigné pendant 30 ans du contraire. Je me suis toujours battu pour la paix. Mais je sais que pour se battre pour la paix, il faut avoir une dissuasion crédible, sinon nous resterons toujours un nain politique parce que notre diplomatie excellente, nos réussites dans l'Union, exemplaires, uniques au monde, modèle de certains projets régionaux en Amérique Latine ou en Asie, mais il faut néanmoins aller plus loin. Je pense que, sans être du tout un activiste de l'engagement militaire, il nous faut travailler sur une Europe de la défense.
Pour la France, c'est désormais plus facile, et j'en termine, parce que nous avons rejoint complètement l'OTAN. Nous sommes maintenant et nous l'étions, les fondateurs mais les Français ne s'en souvenaient pas, nous avons fondé l'OTAN, nous étions engagés dans toutes les missions, mais nous n'étions pas dans le Comité des plans de défense. Je peux vous dire que pour avoir été responsable du Kosovo c'était très embêtant de ne pas savoir très exactement quels étaient les plans stratégiques signés, dirigés. Il fallait chaque fois faire des acrobaties pour connaître la réalité des plans. Nous avons rejoint complètement l'OTAN et le Comité des plans de défense. Nous sommes maintenant très libres de travailler avec vous et avec d'autres qui viendront soutenir cette Europe de la défense.
Voilà, Monsieur le Ministre, Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs, au fond je ne vous ai rien appris que vous ne connaissiez, mais en Europe j'ai appris quelque chose, il faut dire qu'avec le président Sarkozy c'est assez facile à voir, il faut être déterminé, solide, un tout petit peu exigeant, pour ne pas se perdre dans les méandres des réunions parfois interminables.
Si vous voulez la recette, je crois, c'est de ne pas accepter le plus petit dénominateur. J'ai dit que c'était l'Europe du consensus, c'est vrai, l'Europe est celle du compromis, nous sommes vingt-sept avec une histoire opposée, nous avons, nous les Français fait 650 ans la guerre à l'Angleterre. Bien sûr notre combat maintenant est commun, il y a toute une histoire derrière nous qui exige le compromis mais pas le compromis le plus élémentaire, le plus négatif, celui qui sort de ces discussions où l'on ne donne pas son avis très directement.
Ce que nous avons appris avec la Présidence française, c'est que l'on peut très bien avec des idées exigeantes, avec de grandes idées, obtenir plus facilement un assentiment complet, une vraie décision et un Etat fort, c'est cela qu'attendent les vingt-six autres pays, ou les vingt-cinq autres pour parler de la Pologne et la France, et il faut parler de la Pologne et de la France, c'est ce qu'il y a, encore une fois je l'ai constaté, de plus vivant que cette amitié, et donc je me réjouis, je vous remercie de cette invitation qui nous permet de sentir une fois de plus la force de nos liens, la force de cette amitié solide qui va se développer, du moins à vos côtés pour votre Présidence qui démarrera en 2011. Merci beaucoup.
Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 23 juillet 2009