Entretien de M. Pierre Lellouche, secrétaire d'Etat aux affaires européennes, dans le quotidien espagnol "El Pais" du 3 septembre 2009, sur la construction européenne, les relations euro-russes, l'élargissement de l'OTAN et les liens entre la Turquie et l'Union européenne.

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Circonstance : Déplacement au Royaume d'Espagne, le 3 septembre 2009

Média : El Pais

Texte intégral

Q - L'Union européenne semble paralysée depuis plusieurs années en raison des difficultés qu'elle rencontre dans ses réformes institutionnelles et compte tenu de ses divisions sur plusieurs autres sujets. Quels objectifs sont réalisables dans un futur proche ?
R - Si vous tapez dans Google "Europe" ou "crise", vous voyez apparaître des dizaines de milliers d'entrées. L'idée selon laquelle l'Europe est en difficulté est devenue un lieu commun. Il est certain qu'il existe un éloignement des peuples par rapport aux institutions de l'Union européenne. Cela signifie-t-il que la machinerie européenne ne fonctionne pas ? La réponse est non. Sur l'essentiel, cela fonctionne. Si vous comparez la réaction à la crise de 1929 avec ce qui se passe en 2009, aujourd'hui nous travaillons ensemble. A l'époque, la crise avait conduit à la guerre. L'Europe est un instrument de paix. Il faut fermer le chapitre des réformes institutionnelles et refaire de la politique avec des sujets qui intéressent les Européens. Une fois que les élections irlandaises seront passées, la Présidence espagnole a la chance historique de lancer la nouvelle Europe.
Q - Vous avez fait référence à la Seconde Guerre mondiale, la visite de Vladimir Poutine en Pologne pour les commémorations montre que nous vivons non seulement dans une autre ère mais également dans une Europe incapable de fixer une position commune pour gérer les ambitions renouvelées du Kremlin.
R - Les relations avec la Russie, et c'est également valable pour la Chine, montrent la nécessité de construire une vision géopolitique commune de l'Europe et de son rôle dans le monde. C'est une priorité. Malheureusement, nous n'avons pas encore cette vision commune. Nous devons rapprocher nos positions. Les grandes puissances profitent de nos divisions et cherchent à nous opposer les uns les autres. En ce qui concerne la Russie, nous travaillons sur la proposition de M. Medvedev de créer un espace commun de sécurité et de coopération économique. Et il faut tenir compte du fait que la Russie est un pays qui, après la Guerre froide, a subi des humiliations et d'immenses transformations géographiques. La frontière russe a reculé de plus de 2 000 kilomètres. Des pays entiers sont sortis de l'Union soviétique et sont entrés dans l'UE ou dans l'OTAN.
Q - Est-ce que cela a été une erreur stratégique de favoriser l'élargissement de l'OTAN à des pays de l'Est ?
R - Si vous voulez parler de la Géorgie et de l'Ukraine, oui, sans aucun doute, cela a été une erreur. En Géorgie, il existe un consensus autour de l'OTAN mais la situation stratégique est instable, avec plusieurs conflits dans la région. Le cas de l'Ukraine est encore plus clair. C'est un pays où il n'existe aucun consensus au sujet de l'OTAN. En revanche, il existe une volonté de se rapprocher de l'Europe. C'est là-dessus qu'il nous faut travailler, pour multiplier les liens avec l'Ukraine et réduire les tensions avec les Russes, évidemment en matière de gaz. Nous devons être conscients des risques que court l'Europe en matière de dépendance énergétique et, dans cette perspective, il faut formuler de nouvelles relations avec la Russie, l'Algérie...
Q - Et avec la Turquie ? Un pays important en raison du transit de gaz et avec un poids stratégique énorme. La France s'oppose-t-elle à son adhésion à l'Union européenne ? Ne serait-ce pas une erreur historique de laisser passer l'occasion d'amarrer la Turquie à l'Occident ?
R - En ce qui concerne le gaz, je constate qu'Ankara joue un jeu très intelligent. Avec les Russes d'une part (pour le gazoduc South Stream) et avec les Européens d'autre part (pour le Nabucco). C'est un partenaire très important. La Turquie est un pont entre l'Europe et l'Orient. Elle se voit elle-même comme un pont. La question est de savoir si l'on peut transformer un pont en un membre de la famille. Le président Sarkozy a exprimé clairement sa position à ce sujet : toutes les relations possibles avec ce pays ami sont les bienvenues mais pas l'adhésion.
Q - Que faire alors ?
R - Le cadre des négociations en vue de l'adhésion fixe deux conditions : si la Turquie ne remplit pas ses obligations ou si la capacité d'absorption de l'Europe ne le permet pas, il faudra trouver d'autres manières d'amarrer la Turquie à l'Europe. En gardant clairement à l'esprit qu'il s'agit d'un pays ami et important, nous nous demandons si le moment n'est pas venu, sans interrompre pour autant les négociations, de commencer à réfléchir à une voie alternative.
Q - José Manuel Durao Barroso va probablement obtenir ce mois-ci un second mandat en tant que président de la Commission. Certains croient qu'il s'agit là de la récompense que les gouvernements lui offrent pour avoir été aussi disposé à écouter leurs avis... Le gouvernement français appuie sa réélection. Comment répondriez-vous à cette critique ?
R - Notre gouvernement a soutenu Barroso. Cela dit, il revient maintenant au Parlement européen de décider. C'est comme cela que fonctionnent les institutions. Les gouvernements proposent un candidat et le Parlement peut accorder son investiture ou non. Au Parlement européen, il n'y a pas de majorité absolue, de sorte que gauche et droite sont tenues de collaborer...
source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 11 septembre 2009