Déclaration de M. Pierre Lellouche, secrétaire d'Etat aux affaires européennes, sur les relations franco-allemandes et l'avenir de l'Europe, à Verdun le 22 septembre 2009.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : 25eme anniversaire de la rencontre Kohl-Mitterand, à Verdun (Meuse) le 22 septembre 2009

Texte intégral

Monsieur le Ministre et Sénateur, Cher Gérard,
Messieurs les Ministres, Chers Hans-Dietrich Genscher et Roland Dumas,
Monsieur l'Ambassadeur d'Allemagne, Cher Reinhard Schäfers
Monsieur le Député, Jean-Louis Dumont
Monsieur le Maire de Verdun, Arsène Lux
Monsieur le Directeur du Centre mondial de la Paix, Luc Becquer
Messieurs les Professeurs,
Mesdames et Messieurs,
Chers Amis français et allemands,

C'est avec beaucoup de plaisir que je réponds aujourd'hui à votre invitation et à l'honneur que vous me faites en m'ayant demandé de présider cette manifestation, placée sous le haut patronage du ministère des Affaires étrangères et européennes et de l'ambassade d'Allemagne à Paris.
Je tenais à saluer cette belle initiative et à remercier, au nom du gouvernement, toutes les personnalités françaises et allemandes qui se sont déplacées ici aujourd'hui.
Nous sommes aujourd'hui dans un temps qui est celui de la commémoration. Commémoration des 70 ans du déclenchement de la 2ème guerre mondiale : le Premier ministre François Fillon, était à Gdansk, le 1er septembre, en même temps que la chancelière Angela Merkel. Commémoration des 65 ans de l'insurrection de Varsovie d'août-septembre 1944, écrasée dans le sang par les Nazis sous l'oeil impassible de l'Armée Rouge : je me trouvais à Varsovie la semaine dernière, et je peux vous dire à quel point cette histoire est vécue profondément par nos amis polonais jusqu'aujourd'hui. Commémoration, enfin, j'y reviendrai, des 20 ans de la Chute du Mur de Berlin, le 9 novembre prochain, et de celle des régimes communistes dans tous les pays d'Europe centrale et orientale. Cela, alors que l'an passé, en 2008, soit 90 ans après la fin du premier conflit mondial, cicatrice indélébile dans l'histoire de l'Europe, disparaissait le dernier combattant allemand de la Grande guerre, Erich Kästner, suivi de peu par le dernier "poilu", Lazare Ponticelli - je salue leurs enfants et petits-enfants présents parmi nous aujourd'hui.
Ce devoir de mémoire s'impose bien sûr à nous comme un impératif indispensable : celui de transmettre à nos enfants et aux générations futures, afin de ne jamais oublier les souffrances, du million de jeunes gens qui ont perdu la vie tout près d'ici, des centaines de milliers de blessés qui ont souffert dans leur chair, des 60 millions de morts qui se sont ajoutés à ce terrible bilan au cours du second conflit mondial.
Ne jamais oublier, non plus, pour éviter la répétition des erreurs et des fautes du passé. Ne jamais oublier, enfin, parce que nous sommes aussi au seuil d'un temps de construction et d'action pour l'Europe, désormais réunifiée, face aux grands défis du XXIe siècle. Voici donc un moment de pause et de réflexion bienvenu, auquel vous nous avez conviés aujourd'hui et qui doit nous servir à mettre en perspective les grandes dates du passé, pour mieux éclairer notre avenir commun.

Arrêtons-nous donc sur ces trois dates :1984, 1989, 2009.
Trois dates qui rythment, en fait, les trois phases de l'histoire européenne de l'après-guerre et singulièrement, de la relation franco-allemande, trois étapes que je définirai ainsi : réconciliation, définition, unité.
- la rencontre Kohl-Mitterrand de Verdun en 1984, qui nous intéresse particulièrement ici, est le moment fort de la première étape de l'histoire de l'après-guerre, qui va de 1945 à 1989. Ni le chancelier Kohl, ni le président Mitterrand, ne savaient à coup sûr, ce 22 septembre 1984, que la Guerre froide s'achèverait 5 ans plus tard avec la chute du Mur de Berlin, mais ils avaient pleinement conscience de clore en quelque sorte le chapitre des charniers de 14-18 et de celui d'Oradour-sur-Glane, de ces trois grandes guerres franco-allemandes qui ont endeuillé l'Europe tout au long du XXIe siècle ;
- le 9 novembre 1989 ouvre la 2ème phase de l'histoire européenne de l'après-guerre : ce sont les 20 années où l'Europe s'est réunifiée dans la paix, mais où Français et Allemands ont cherché à redéfinir leurs propres places et en particulier leur relation dans un environnement géopolitique totalement nouveau ;
- 2009, enfin : 20 ans après, la France, l'Allemagne, l'Europe, avec des institutions enfin stabilisées ou sur le point de l'être, ont rendez-vous avec la mondialisation, avec ces deux rendez-vous immédiats :

  • Pittsburgh, dès la fin de cette semaine, avec les enjeux de la reconstruction d'une architecture financière internationale profondément ébranlée par la crise de 2008 ;
  • Copenhague et le climat, en fin d'année, avec en perspective, un enjeu pour l'humanité toute entière, puisqu'il s'agit, ni plus ni moins, que de sauver notre planète.

C'est donc sur ces trois phases, que je voudrais revenir, en vous livrant simplement quelques réflexions, dans l'espoir qu'elles contribueront utilement au débat.

1. La rencontre de Verdun et la réconciliation franco-allemande
Il n'est nul besoin d'être historien pour mesurer à quel point cette rencontre de Verdun marqua un moment fort de la relation franco-allemande de l'après-guerre. Pour tous les Français, pour tous les Allemands, pour tous les témoins qui étaient présents ce jour-là, ce geste marqua les esprits. Les images du président de la République François Mitterrand et du chancelier Helmut Kohl, se tenant par la main devant l'ossuaire de Douaumont, et rendant hommage aux morts français et allemands de la Grande Guerre, avec en arrière-plan, une mer de croix blanches à perte de vue, ont fait le tour du monde. La Une des magazines français, allemands, britanniques ou américains. Elles symbolisaient, quelques mois après les commémorations du 40ème anniversaire du débarquement allié en Normandie, auxquelles le chancelier Kohl n'avait pas été invité, la volonté de réconciliation renouvelée des dirigeants français et allemand, sur les lieux-mêmes d'une autre tragédie, emblématique des déchirements franco-allemands du siècle passé.
En 1984, nous étions encore dans le monde de la Guerre froide, celui qui, à partir de 1945, avait vu la construction d'une moitié d'Europe avec une moitié d'Allemagne. Cette Europe-là s'était construite, il faut le rappeler, sous la protection américaine : c'étaient à l'époque pas moins de 300.000 soldats américains qui étaient déployés en Europe face aux 20 divisions soviétiques "de choc" stationnées en Allemagne de l'Est et au Pacte de Varsovie. La 1ère Armée française était, elle aussi, stationnée des deux côtés du Rhin. L'échec du projet français de Communauté européenne de défense, par un vote resté célèbre de l'Assemblée nationale à l'été 1954, avait eu en effet pour conséquence le réarmement allemand dans l'OTAN et pour finir, la reprise du projet européen sous une forme plus modeste, moins directement politique et davantage axée sur l'économie, avec la signature du Traité de Rome en 1957.
C'est dans cette Europe-là, encore marquée par les cicatrices de l'après-guerre et de l'Occupation, vivant dans le risque permanent d'une erreur de calcul ou d'une épreuve de force qui aurait entraîné une escalade aux extrêmes, que malgré tout, la France et l'Allemagne ont su se réconcilier. La rencontre de Verdun n'était rien d'autre qu'une sorte d'hommage à l'oeuvre du chancelier Adenauer et du général de Gaulle. Car l'amitié franco-allemande n'allait pas de soi. Sur les décombres d'une terrible histoire faite de trois guerres en moins d'un siècle, elle s'est construite par la volonté des dirigeants, mais par celle, aussi, des peuples. C'est la République fédérale d'Allemagne qui, la première, en reconnaissant sa terrible responsabilité au lendemain du Second conflit mondial, a rendu possible la réconciliation franco-allemande et la construction européenne. Comment ne pas saluer ici le courage moral dont a su faire preuve le peuple allemand, "le grand peuple allemand" dont parlait le général de Gaulle - celui d'Emmanuel Kant et de Karl Jaspers - qui a su regarder en face l'immensité de son égarement, en chercher les origines, en assumer la culpabilité. Il lui fallut pour cela faire à la fois un travail de deuil, d'examen de conscience collective et de reconstruction morale autour des valeurs de responsabilité et de démocratie. Ce travail sur son passé, le peuple allemand n'a cessé de le faire depuis 1945 et continue de le faire, génération après génération, comme aucun autre peuple en Europe n'a eu le courage de le faire. Je voudrais ici rendre hommage à cette lucidité, jamais épuisée, à ce courage. C'est cette prise de conscience, dans les profondeurs du peuple allemand, qui a tissé entre nos deux pays les liens que l'oubli ou l'ignorance n'aurait, sans cela, jamais permis de nouer.
Car si la réconciliation franco-allemande est l'oeuvre des grands dirigeants de l'époque et des élites, elle n'est pas que cela. Elle s'est faite d'abord au niveau des initiatives locales, avec les milliers de jumelages signés au cours des décennies d'après-guerre par des milliers de maires français et allemands. Il a fallu, patiemment, recréer la confiance, dans un climat encore marqué par la haine et la peur (souvenez-vous, on parlait alors des "Boches" pour désigner l'ennemi d'hier, qui est aujourd'hui notre plus proche partenaire en Europe) héritées des années noires de la Guerre et de l'Occupation. C'est sur ces milliers d'initiatives locales qu'a pu s'appuyer l'Office franco-allemand pour la Jeunesse, créé en 1963 pour développer les échanges et séjours croisés de jeunes Français en Allemagne et de jeunes Allemands en France : ce fut un immense succès qui permit à l'espoir et à la confiance de renaître, en lieu et place de l'amertume et de la défiance. C'est tout cela que symbolisait la rencontre de Verdun, qui sera, 20 ans après le Traité de l'Elysée de 1963, le dernier temps fort de la réconciliation franco-allemande de l'après-guerre.
Déjà, en effet, une autre époque se dessinait, préparant la fin de la Guerre froide. Un an auparavant, les relations entre "les deux blocs" comme on disait à l'époque, avaient connu des évolutions considérables. L'Amérique de Reagan lançait son projet de guerre des étoiles, déclenchant une course aux armements dans laquelle l'URSS allait s'épuiser. Et surtout, en 1983 toujours, s'était achevée la dernière tentative de coup de force soviétique, avec la crise des Euromissiles. Chacun s'en souvient encore : suite à la double décision de l'Alliance atlantique, en 1979, de déployer des missiles Pershing II à portée intermédiaire face aux missiles soviétiques SS-20 déjà installés en Allemagne de l'Est et en Pologne et pointés sur l'Europe occidentale, l'Union soviétique avait mis tout son poids dans la balance pour contraindre l'Alliance atlantique à une sorte de "désarmement unilatéral", l'objectif de Moscou étant de forcer l'Allemagne fédérale à un statut de dénucléarisation devant préparer sa neutralisation. L'affaire avait duré 4 ans, donné lieu à d'immenses manifestations dans toute l'Europe - et singulièrement en Allemagne, où des millions de personnes défilaient aux cris de "mieux vaut rouge que mort". La France, longtemps hésitante, s'était contentée de rester à l'écart sous Giscard d'Estaing. Après l'élection de François Mitterrand en 1981, elle se mit à s'inquiéter du "vertige allemand" (pour reprendre le titre du livre de la regrettée Brigitte Sauzay, à l'époque interprète personnelle de François Mitterrand et qui était, à ce titre, présente à Douaumont il y a 25 ans), le vertige d'une Allemagne en proie à la tentation du neutralisme. On sait le rôle éminent que François Mitterrand sut jouer dans cette épreuve de force, en intervenant au coeur même du débat en Allemagne par son discours du Bundestag de janvier 1983. Le président français sut, au moment crucial, trouver les mots ("les pacifistes sont à l'Ouest, les missiles sont à l'Est"), pour emporter la conviction des parlementaires allemands et de l'opinion publique outre-Rhin. Mais derrière ces mots, il y avait encore une France qui s'accrochait au statu quo de la Guerre froide, qui craignait la rupture de l'équilibre stratégique tout autant que le spectre de la "neutralisation", voire de la "finlandisation", comme on disait à l'époque, de l'Allemagne. La rencontre de Verdun, c'était donc tout cela à la fois, la célébration de la réconciliation, mais également la consécration du statu quo.

2. Les 20 ans de la chute du Mur de Berlin et la réunification de l'Europe
5 ans plus tard, ce statu quo va brutalement s'effondrer : c'est l'ouverture des frontières de la Hongrie aux Allemands de l'Est désireux de rejoindre l'Ouest à la fin août, ce sont les manifestations de Leipzig et de Dresde à partir de la célébration des 40 ans de l'ex-RDA en septembre-octobre, c'est la montée de la contestation populaire et des dissensions au sein même de la hiérarchie du Parti communiste est-allemand (le SED), et finalement la "chute" du Mur de Berlin - peut-être faudrait-il dire plus justement "l'ouverture" car enfin, le Mur n'est pas tombé tout seul ! - le 9 novembre 1989. Disons le franchement, ce moment-clé de l'histoire européenne sera aussi celui d'un rendez-vous raté entre la France et l'Allemagne. Le même président français qui en 1983 avait volé au secours d'une Allemagne en proie au doute et à la tentation neutraliste, ne sut pas l'accueillir au moment même où elle se libérait du joug soviétique...
Qui ne se souvient, en particulier, du voyage de l'ancien président de la République à Berlin-Est, en réponse à une invitation que lui avait faite Erich Honecker, pour effectuer une visite d'Etat, le 20 décembre 1989, dans une RDA moribonde - la première et la dernière d'un président de la République française, quelle ironie, dans ce pays - une visite qui apparaissait dès l'époque en complet contretemps avec l'histoire. Le chancelier Helmut Kohl ne venait-il pas d'annoncer, trois semaines auparavant, son plan en 10 points qui ouvrait la voie à l'unification ?
Des conversations de François Mitterrand avec son homologue est-allemand du moment, Manfred Gerlach, président du Conseil d'Etat de la RDA, qui tentait encore, plus d'un mois après la "chute" du Mur, de freiner la dynamique en cours, on retiendra l'inquiétude, empreinte de suspicion, du président de la République français. Comme le cite Tilo Schabert dans un ouvrage publié en 2002 chez Grasset ("Mitterrand et la réunification allemande", p. 506), François Mitterrand, sans s'opposer expressément à la réunification allemande, s'ouvre au président est-allemand, Manfred Gerlach, de ses inquiétudes sur "ce que les Allemands feront de leur liberté" et sur les "conséquences internationales" qu'aurait une éventuelle réunification allemande, qu'il envisageait avant tout comme une source de "désordre". Helmut Kohl, dans ses mémoires ("Je voulais l'unité de l'Allemagne", p. 188) va plus loin : selon lui, François Mitterrand aurait assuré Manfred Gerlach de "la solidarité de la France avec la République démocratique Allemande", ce qui, dans le contexte - et si ces propos ont été tenus, ce que j'ignore, car je n'y étais pas - serait tout de même assez éclairant. Car comment ne pas voir, dès ce moment-là, l'impression d'un président français qui craint la réunification de l'Allemagne et d'un chancelier allemand déçu de ne pas trouver à Paris le soutien qu'il espérait. Craintes, déception, autant de malentendus croisés franco-allemands qui, ayons le courage de le reconnaître ont laissé des traces... Notamment, lors du démarrage du conflit yougoslave.
L'ouverture récente des archives du Foreign Office montre bien que François Mitterrand, 5 ans après Verdun, demeurait un homme profondément marqué par l'histoire des années 30 et portait encore en lui une foule d'inquiétude et d'interrogations - dont certaines, au demeurant, pouvaient être légitimes (comme la question de la reconnaissance de la frontière Oder-Neisse). Et il n'était certainement pas le seul : côté britannique, le Premier ministre de l'époque, Margaret Thatcher n'a probablement pas fait preuve, si j'en juge par les documents d'archives récemment publiés par le Foreign Office, de la plus grande clairvoyance, apparaissant animée, dans ces moments cruciaux où se jouait la réunification de l'Allemagne et du continent, d'une vision très "dix-neuvième siècle" des équilibres européens.
Qu'on me comprenne bien : mon propos ici n'est pas de polémiquer, de juger ou, pire encore, de chercher à instrumentaliser cette question à de quelconques fins de politique intérieure française - ce qui serait sans intérêt et passablement médiocre. Mais puisque la célébration de la rencontre de Verdun nous force à une pause, propice pour réfléchir sur cette période de notre histoire, comprendre pourquoi le rendez-vous de 1989 n'a pas été réussi, et pourquoi nous devons le réussir maintenant son 20ème anniversaire.
S'agissant du travail des historiens, je crois qu'il doit se faire dans la sérénité et avec le sens de la nuance que seul permet l'accès à l'ensemble des documents d'archives relatifs à ces évènements. C'est la raison pour laquelle, en accord avec Bernard Kouchner, j'ai proposé à titre dérogatoire et par anticipation, l'ouverture et la publication des archives diplomatiques françaises de l'année 1989, et je souhaitais vous l'annoncer aujourd'hui.
Dans quelques semaines, nous célébrerons le vingtième anniversaire de la chute du Mur de Berlin, événement qui marqua, je le disais en ouverture, le début de la deuxième phase de l'histoire européenne de l'après-guerre : celle des 20 dernières années. Je suis assez vieux pour avoir connu ce Mur et la Guerre froide, les champs de mines et les Vopos, les vingt divisions soviétiques massées dans l'ex-RDA et les scénarios d'escalade quasi-instantanée vers l'apocalypse nucléaire qui servaient de base alors à la planification de nos armées.
Je souhaiterais, pour ma part, faire en sorte que le 20ème anniversaire de la chute du Mur du Berlin, le 9 novembre prochain, soit véritablement un événement partagé entre l'Allemagne et la France, une sorte de cadeau que nous pourrions faire à nos amis allemands pour leur montrer que nous prenons aujourd'hui toute la mesure d'un événement qui fait désormais pleinement partie de notre histoire commune. Et alors que les derniers combattants de la Grande Guerre ne sont plus de ce monde, je souhaiterais aussi que nous puissions honorer leur mémoire en faisant à l'avenir du 11 novembre une "journée de la réconciliation de l'Europe".
S'agissant de la réunification de l'Allemagne, elle ne s'est certes pas faite en un jour, le 9 novembre 1989. Mais c'est à partir du 9 novembre 1989 que grâce à la clairvoyance et à la vision de quelques-uns - le chancelier Kohl, bien sûr, mais aussi son conseiller Horst Teltschik, sans oublier mon ami Wolgang Schäuble - que pourront être menées à bien avec succès l'unification monétaire, par l'introduction du Deutsche Mark, puis les négociations sur le Traité d'unification et les Accords 2 + 4, incluant la reconnaissance finale de la ligne Oder-Neisse.
Dans le même temps, un processus était lancé à travers les pays de l'Europe centrale et orientale, commencé à l'été 1989 avec la table-ronde en Pologne, poursuivi, après le 9 novembre, par la révolution de velours du 17 novembre à Prague, pour s'achever par la chute du dictateur Ceaucescu en Roumanie à la veille du Nouvel An. Vinrent ensuite la dissolution du Pacte de Varsovie en 1990, la restauration début 1991 des indépendances baltes et pour finir, la dissolution de l'URSS, après le putsch manqué d'août 1991 contre Gorbatchev.
La réunification pacifique de l'Europe, à laquelle nous avons assisté ces vingt dernières années, constitue un immense succès. Qui aurait pu penser, il y a seulement vingt ans, que l'URSS s'effondrerait sans qu'un coup de feu ne soit tiré, et que les anciens pays "satellites" de l'URSS trouveraient naturellement leur place dans la famille européenne, au terme d'un long processus d'élargissement que nous sommes en train d'achever ? Depuis vingt ans, le cadre européen est celui de la réunification pacifique du continent. Et c'est ce même espoir européen, qui peu à peu, patiemment, sert de puissant adjuvant à la reconstruction des Etats de l'ex-Yougoslavie, déchirés il y a peu par des guerres fratricides.
Ces rappels historiques ne sont pas inutiles pour comprendre d'où nous venons. Comprendre aussi quel a pu effectivement être le lien entre la réconciliation franco-allemande - dont cette image de la rencontre de Verdun est à elle seule le symbole qui figure dans les livres d'histoire - et la réunification de l'Europe dans la liberté, parachevée par les derniers élargissements de l'Union européenne de 2004 et 2007.

Un nouvel agenda franco-allemand pour l'Europe
Mais le temps de la réconciliation, comme celui de la réunification de l'Europe, sont aujourd'hui derrière nous. Nous entrons à présent dans une 3ème phase, celle de l'unité franco-allemande et européenne - unité qui sera capitale pour relever les défis de qui nous attendent.
L'Europe a désormais rendez-vous avec son destin. Nous allons changer d'époque. La période qui s'ouvre devrait voir la fin des débats institutionnels qui, depuis 15 ans, ont occupé le devant de la scène, avec certes des succès notables, comme la zone Euro, ou l'élargissement que nous sommes en train d'achever à l'échelle du continent. Avec l'entrée en vigueur, je l'espère prochaine, du Traité de Lisbonne, qui dépend pour l'essentiel de l'issue favorable du référendum irlandais, nous aurons enfin la boîte à outils qui nous permettra de faire face aux défis de la mondialisation. Dans cette nouvelle configuration européenne, la relation franco-allemande sera centrale, car elle seule allie une volonté politique et la capacité d'impulser de grands projets.
Cette coopération franco-allemande, dans l'Europe réunifiée, doit s'exercer avant tout au service de l'Europe. Cela ne doit pas léser nos autres partenaires, au contraire : la France et l'Allemagne ont certes des responsabilités particulières, mais aussi un devoir de coopération à l'égard des autres membres de l'Union, qui, le président de la République l'a rappelé devant la Conférence des ambassadeurs, sont égaux en droit. Mais il faut avoir la lucidité de le reconnaître : aucune ambition n'est possible sans une concertation étroite entre nos deux pays. A contrario, s'il y a une position franco-allemande, l'Europe existe. C'est ce que nous avons vu au G20 de Londres et c'est vrai pour tous les dossiers-clés : les institutions, l'élargissement - y compris la Turquie - la régulation financière, le climat et les questions énergétiques.
Je souhaite qu'à la suite des prochaines élections allemandes du 27 septembre, nous puissions marquer un nouvel élan franco-allemand. Symboliquement, je l'évoquais tout à l'heure, mais aussi politiquement. Le moment sera venu, en effet, avec l'arrivée aux affaires d'une nouvelle équipe, de préparer un nouvel "agenda franco-allemand pour l'Europe". C'est pourquoi j'ai lancé, dès le mois de juillet dernier, un exercice interministériel afin que nous ayons des propositions concrètes à présenter au nouveau gouvernement allemand dès après l'élection.
La France et l'Allemagne doivent bâtir ensemble un agenda stratégique pour l'Europe. Comme l'a rappelé le Premier ministre, François Fillon, en ces temps nouveaux, "la simple poursuite de la coopération institutionnelle entre nos deux pays ne suffit plus". L'Allemagne et la France doivent être capables de répondre aux besoins de l'Europe de demain : promouvoir une stratégie industrielle capable de faire émerger des "champions" européens, préparer la sortie de crise en investissant dans les secteurs d'avenir et la promotion des technologies "propres", bâtir enfin l'indispensable indépendance énergétique de l'Europe, en parallèle à une croissance dé-carbonée. Ces thèmes doivent structurer l'agenda franco-allemand dans la perspective du prochain Conseil des ministres franco-allemand, dont j'assure, en tant que Secrétaire général, la préparation et qui devrait se tenir d'ici la fin de l'année.
Je voudrais vous laisser sur cette réflexion : à la fin du mois de juillet dernier, à Washington, alors qu'il recevait plus de 150 dirigeants chinois venus assister à la 1ère réunion du dialogue économique et stratégique entre les deux pays, le président Obama, qualifiant cette relation bilatérale de "peut-être la plus importante au monde", a prédit que le XXIe siècle serait sino-américain. Il nous revient, à nous Européens, de décider si nous souhaitons passer sans transition du condominium soviéto-américain qui a marqué toute la seconde moitié du XXIe siècle, au condominium sino-américain que l'on nous annonce à présent pour le XXIe siècle.
Comme l'a dit le président de la République, "tout est affaire de volonté". Nulle fatalité ne condamne aujourd'hui l'Europe réunifiée, avec ses 500 millions d'hommes et de femmes, la première économie mondiale, son industrie, son agriculture, mais aussi ses valeurs démocratiques plus indispensables au monde que jamais. Cette Europe-là peut s'imposer, j'en suis convaincu, comme l'un des 3 ou 4 pôles fondamentaux du système international de demain.
Voilà, Mesdames et Messieurs, le message d'espoir, les considérations et les initiatives dont je voulais vous faire part, en conclusion de cette Journée d'Etudes.
Je vous remercie de votre attention.

Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 25 septembre 2009