Déclaration de Mme Christine Lagarde, ministre de l'économie, de l'industrie et de l'emploi, sur les instruments de mesure du bien-être, Paris le 14 septembre 2009.

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Circonstance : Remise du rapport de Joseph Stiglitz sur "La mesure de la performance économique et du progrès social, à Paris (La Sorbonne) le 14 septembre 2009

Texte intégral

Monsieur le Recteur,
Mesdames, Messieurs, membres de la Commission STIGLITZ-SEN-FITOUSSI
[Commission sur la Mesure de la Performance Économique et du Progrès Social, CMPEPS],
Mesdames, Messieurs,
Je voudrais commencer mon propos par une anecdote académique. A Londres, lorsque vous entrez à l'University College of London (UCL), vous croisez sous le portique d'entrée les restes de Jeremy Bentham. Le philosophe a en effet demandé -et obtenu- de demeurer, même après sa mort, parmi ses collègues de l'UCL. Il est d'ailleurs transporté à tous les Conseils d'administration de l'université, avec la mention : « Jeremy Bentham, present but not voting ». so British !
J'évoque devant vous le souvenir de Bentham parce qu'il a été l'un des premiers philosophes des Lumières à examiner la notion de bien-être collectif. Il était arrivé à l'idée que la meilleure société est celle où les citoyens sont les plus heureux, et que la meilleur politique publique, est celle qui favorise le bonheur le plus grand. C'est un principe qu'il a appelé le « plus grand bonheur du plus grand nombre ». Les hellénistes y verront une référence à l'eudaimonia (« bonheur » en grec) chère à Aristote qui, dans l'Ethique à Nicomaque pose le bonheur en principe : « c'est pour l'atteindre que nous accomplissons tous les autres actes ; il est bien le génie de nos motivations. »
Je n'ai guère besoin d'insister sur l'intérêt et l'importance que j'attache à la définition d'outils statistiques performants. Comme l'a rappelé ce matin le Président de la République, il est essentiel pour l'Etat de disposer d'outils satisfaisants de pilotage de la politique économique. Comme il est nécessaire pour le Gouvernement d' élaborer des outils statistiques qui répondent à la demande sociale.
Je tiens à vous remercier pour le travail rigoureux que votre Commission a effectué. J'apprécie aussi tout particulièrement l'expertise technique que l'INSEE et l'OCDE ont apportée à vos travaux.
Je dénombre, parmi les excellents esprits réunis par Jean-Paul FITOUSSI autour de Joseph STIGLITZ et Amartya SEN, pas moins de cinq prix Nobel d'économie. Votre Commission, rapidement rebaptisée « Commission du bonheur », démontrerait-elle que les Prix Nobel sont plus heureux que les autres ?
Vous avez brillamment surmonté le célèbre paradoxe d'Easterlin : on sait depuis les années 70 que la hausse du PIB n'entraîne pas mécaniquement une hausse du bien-être ressenti par les individus. C'est pourquoi il faut penser l'après PIB et construire un « bien-être soutenable ». Un seul chiffre me semble illustrer les limites du PIB comme indicateur du bien-être économique. C'est la mesure de l''autoproduction, c''est-à-dire les richesses produites et consommées au sein-même des ménages. En France, si elles étaient considérées dans la construction du PIB, les activités domestiques ajouteraient 35% à la richesse nationale. Plus du tiers de notre production de richesse.
Les indicateurs macro-économiques, telles que le PIB, l'inflation ou le pouvoir d'achat conservent bien sûr toute leur pertinence. Mais j'estime naturel que la statistique publique s'enrichisse de nouveaux indicateurs tenant mieux compte de l'évolution et de la disparité des niveaux de vie et des contraintes qui pèsent sur les ménages. Il est temps, selon votre Commission, que notre système statistique mette davantage l'accent sur la mesure du bien-être de la population que sur celle de la production économique.
Aujourd'hui, je note que le concept de qualité de la vie est plus large que ceux de production ou de niveau de vie. Il comprend une série de facteurs importants pour l'existence, sans se limiter à l'aspect purement matériel. Si elles ne remplacent pas les indicateurs économiques traditionnels, ces mesures sont une occasion d'enrichir les discussions et de connaître l'opinion publique sur ses conditions de vie.
Vous établissez également une distinction entre l'évaluation du bien-être présent et l'évaluation de sa soutenabilité, sa capacité à se maintenir dans le temps. Le bien-être dépendrait autant des ressources économiques -les revenus- que des caractéristiques non économiques de la vie des gens : un bien-être subjectif, leur appréciation de leur vie, mais également un bien-être objectif, l'état de leur environnement naturel. Nous disposons d'un stock de capital naturel, physique, humain et social. La soutenabilité de notre bien-être dépend de notre capacité à les préserver et à les transmettre aux générations futures.
C'est d'ailleurs un concept déjà mis en oeuvre par le Gouvernement.
L'économie du bien-être a été initiée par Arthur Pigou. C'est un économiste britannique resté célèbre pour avoir proposé de taxer les externalités négatives du marché, qui portent un coût économique caché et portent un coup au bien-être social. Celles qui altèrent, par exemple, notre capital environnemental du fait du réchauffement planétaire. Votre Commission explique que les prix du marché sont faussés parce qu'aucune taxe n'est imposée aux émissions de carbone. La taxe carbone est une « contribution pigouvienne », une contribution au bien-être collectif.
L'objectif d'une fiscalité écologique est simple : modifier les comportements des entreprises et des ménages vers des pratiques de consommation et d'achat plus sobres en carbone et en énergie, pour préserver l'environnement.
D'un point de vue statistique et économique, la taxe carbone permet de mieux prendre en compte les coûts engendrés par les dommages infligés à l'environnement, qui ne sont pas reflétés dans les prix actuels des énergies fossiles. D'un point de vue écologique, elle permet de prendre conscience de notre capital environnemental, d'en préserver le stock et d'améliorer la soutenabilité de notre bien-être comme celui de nos enfants.
Comme l'a rappelé le Président de la République la semaine dernière à Culoz dans l'Ain, la taxe carbone n'est pas un impôt nouveau. Il s'agit d'un transfert de fiscalité, pas d'une nouvelle taxe : elle n'aboutira pas à une hausse des impôts. De telle sorte que ce nouveau prélèvement vert n'aura pas d'effet pervers. C'est une politique incitative et intelligente qui associe l'économie et l'écologie.
Voilà le cadre global dans lequel je place vos travaux.
Maintenant, il me semble que deux voies méritent d'être poursuivies :
- Je sais que le service statistique public français est déjà mobilisé sur la mise en oeuvre des recommandations de la Commission STIGLITZ, dont il a d'ailleurs assuré le secrétariat. Je souhaite que l'INSEE s'engage à poursuivre chacune des douze recommandations de votre Commission.
- Je souhaite également que l'OCDE mette rapidement en oeuvre au niveau international des lignes directrices concrètes et que naissent les nouvelles statistiques du XXIème siècle, complémentaires de celles du siècle dernier.
Mesdames et Messieurs, je tiens à vous remercier à nouveau et avec beaucoup de reconnaissance pour l'excellent travail que vous avez effectué. Vous donnez, quelques siècles après, une réalité scientifique à la maxime de Voltaire : «J'ai décidé d'être heureux parce que c'est bon pour la santé ». Nous savons aujourd'hui que c'est bon pour notre économie et pour les générations futures.
Je vous remercie.
Source http://www.minefe.gouv.fr, le 15 septembre 2009