Texte intégral
Q - Monsieur le Ministre, merci de nous accorder une interview. La question principale d'aujourd'hui, ce sont "les pourparlers des Six sur l'Iran". Vous êtes au courant que le ministre iranien des Affaires étrangères est à Washington. Etes-vous optimiste ? Est-il possible d'obtenir un accord avec l'Iran avant décembre afin ne pas mettre en oeuvre des sanctions ou les lever ?
R - Comme vous allez vite. Ce n'est pas parce qu'un ministre est dans une capitale que les choses vont bien. Mais c'est sans aucun doute en se rencontrant que les choses peuvent aller mieux. J'ai moi-même rencontré le ministre des Affaires étrangères iranien la semaine dernière, nous avons parlé plusieurs heures. Il en est sorti peu de choses. Mais aujourd'hui les 5+1 rencontrent les Iraniens. On a commencé à parler, je n'ai pas de résultat, vous non plus. J'ai eu l'impression que d'autres rendez-vous étaient possibles. Vous le savez, les Iraniens ne veulent pas parler du sujet principal, c'est-à-dire du processus nucléaire que nous souhaitons voir orienter uniquement vers le civil mais dont nous soupçonnons les Iraniens de vouloir l'orienter vers un usage militaire. C'est mieux de parler. Attendons, mais nous avons été très malheureusement surpris par l'annonce iranienne tardive d'un deuxième site d'enrichissement d'uranium à Qom, qui a été caché pendant au moins quatre ans. Déjà les Iraniens ne répondent pas aux questions de l'Agence et, en plus, ils ont un deuxième site. Tout cela n'est pas très positif.
Q - Autrefois, la France et la Russie avaient des positions différentes sur la manière de contraindre l'Iran à renoncer à son programme nucléaire. Croyez-vous, Monsieur le Ministre, qu'à l'issue des négociations d'aujourd'hui les positions pourraient se rapprocher ?
R - J'ai beaucoup travaillé avec les Russes et nos autres partenaires. Nous avons - les Six, bien sûr, avec nos amis russes et avec les Chinois - produit cinq résolutions du Conseil de sécurité, dont trois avec des sanctions. Je ne suis donc pas impressionné par les déclarations de mon ami Sergueï Lavrov à New York. D'autant qu'en même temps le président Medvedev disait qu'après tout, les sanctions pourraient être envisagées. Mais comprenez bien, je ne suis pas un fanatique des sanctions, au contraire, mais, à un moment donné, il faut essayer d'empêcher les confrontations. Tout cela est destiné à avoir la paix. Pour faire la paix, il faut au moins être deux.
Q - Avez-vous remarqué les différences de position entre le ministre Lavrov et le président Medvedev. La presse française a remarqué la différence de positions entre vous et le président français Sarkozy. Qu'est-ce que c'est que ces ministres qui sont tout le temps en décalage avec leurs présidents ?
R - Eh bien, Monsieur, chez moi les ministres discutent. Cela vous surprend mais pas moi. Et ce n'était pas à ce moment-là que la discussion a eu lieu. Pendant deux secondes, nous avons échangé, le président Sarkozy et moi, beaucoup trop rapidement, alors que ce n'était pas le sujet, deux phrases sur les sanctions. Nous en avons parlé bien plus souvent et bien plus longuement. En effet, je ne suis pas un fanatique des sanctions qui frappent le peuple. Parfois c'est utile, mais on n'en parle pas pour le moment, à Genève ils n'en parlent pas. Mais comment ne pas les évoquer entre nous avant, alors qu'on a déjà fait trois résolutions avec des sanctions. On peut se souvenir que, l'année dernière, il y a déjà eu des discussions avec les mêmes, avec M. Lavrov, avec M. Medvedev et nous avons abouti à des sanctions. Pour le moment, nous parlons. Nous voulons ouvrir le dialogue. Espérons que cela marchera. Qu'est-ce qui a changé ? C'est que le président Obama a directement accepté pendant sa campagne électorale et après, de tendre la main aux Iraniens. Nous sommes partisans de cela. Nous l'avons fait très souvent. Je vous l'ai dit, j'ai parlé très longuement avec M. Mottaki, le ministre iranien des Affaires étrangères, il y a quelques jours.
Q - Vous avez parlé des sanctions. Il y a une année, quand il y avait la guerre entre la Russie et la Géorgie, vous avez évoqué d'éventuelles sanctions. Vous n'excluez pas la possibilité de sanctions envers la Russie. Je vous pose la question : avez-vous changé votre position relative à cette guerre entre la Russie et la Géorgie ?
R - Vous me parlez toujours de sanctions mais, moi, je veux parler de paix. Les sanctions, c'est lorsque la confrontation approche. Alors il n'y a pas, dans l'arsenal international, beaucoup de moyens d'essayer d'empêcher la confrontation. Les sanctions que, personnellement je n'approuve pas - souvent parce que les succès sont limités -, ne sont qu'un de ces moyens. Ce n'est pas cela qui compte, c'est l'éventualité d'une guerre et nous ne voulons pas de guerre.
Q - Néanmoins, le Conseil européen vient de présenter le rapport sur la guerre entre la Russie et la Géorgie. Nos auditeurs nous demandent : "Vous, personnellement, qui étiez l'un des acteurs de la création de ce système qui a été mis en place après cette guerre...", croyez-vous que la situation est dans l'impasse ? Que tout est gelé et que le statu quo est bloqué ?
R - J'espère que non. La France et l'Union européenne ont tout fait et vont tout faire pour qu'il n'y ait pas d'impasse. Je reprends la première partie de votre question : il y a un rapport dont je n'ai lu que les comptes rendus, je n'ai pas le rapport complet. Je fais très attention à ce que je dis parce qu'il faut lire les détails. Ce que j'ai lu, c'est que le rapport dit que c'est plutôt M. Saakachvili qui aurait déclenché la guerre en tirant sur la ville de Tskhinvali dans la nuit du 8 août. Je suis donc allé sur place très vite, le président Sarkozy est allé à Moscou, ensuite nous nous sommes rejoints en Géorgie. A ce moment-là, il y avait déjà, c'était le 10 août, des troupes russes qui avançaient vers Tbilissi. Je ne les ai pas vus directement, mais j'ai vu après les dégâts causés à Tskhinvali. Manifestement, il y a eu un bombardement nocturne, nous ne pouvons pas l'approuver et, sans doute, cette action militaire a déclenché la guerre, après beaucoup de provocations de part et d'autre entre ces deux populations qui vivent ensemble. Il faut voir ce qu'est Tskhinvali, c'est tout petit. Entre l'Ossétie du Sud et même la ville de Levi de Géorgie proche, il n'y a que quelques kilomètres. Les chars russes étaient déjà là. Ils étaient déjà à Gori, la ville de naissance de Staline. C'est quand même un peu curieux parce que c'est Staline qui a dessiné la carte pour que les gens, théoriquement, ne s'affrontent pas. En réalité, c'est une bonne occasion d'affrontement. Il y a eu de nombreuses provocations, le président géorgien a tiré sur la ville, ensuite les troupes russes sont entrées en territoire géorgien. Je pense que les deux choses sont condamnables et qu'il ne faut pas régler les problèmes de frontières en Europe, ni ailleurs, par la guerre.
Nous lirons le rapport très soigneusement. Est-ce que c'était un échec ? Je crois que la France qui présidait l'Union européenne a manifesté un dynamisme politique et diplomatique que tout le monde a salué. D'ailleurs, c'est le même dynamisme qui me permet de venir ici, de parler avec le ministre de la Défense, le ministre des Affaires étrangères et le président russe. Je crois qu'il y a eu un changement de la diplomatie française et qu'elle est concernée par beaucoup de choses et se trouve au centre des problèmes. Avons-nous réussi ? Nous avons arrêté l'invasion. Je pense qu'il y avait beaucoup de chances pour que les troupes russes aillent jusqu'à Tbilissi. La route était ouverte. Est-ce terminé ? Le problème est-il réglé ? Non. Il y a toujours des pourparlers à Genève, il faut qu'ils continuent. Ces séances sont importantes et toutes les parties se rencontrent à Genève. J'espère qu'un jour il y aura une solution. Depuis nous n'avons reconnu ni l'Ossétie, ni l'Abkhazie. Il y a deux pays qui les ont reconnus : le Nicaragua et le Venezuela. Je vous laisse seul juge de l'influence que cela représente.
Q - Monsieur le Ministre, considérez-vous que la partie russe a pleinement rempli ses obligations du plan Sarkozy-Medvedev ?
R - Non ! En particulier s'agissant des observateurs européens qui étaient dans une zone que l'on disait "adjacente". Tous les détails comptent, il a fallu négocier avec M. Poutine, M. Medvedev et M. Sarkozy. Je sais que les frontières de la Russie ne vous conviennent pas, je sais dans quelles conditions elles ont été redessinées ou imposées même entre M. Gorbatchev et M. Eltsine. Ce n'est pas de ma faute. La chute du mur de Berlin, la chute du communisme, ce n'est pas de ma faute. Les choses étaient déjà bien mal entamées. Or, il faut arranger cela un jour. Je crois au moins qu'il faut commencer par laisser les 300 observateurs européens - recrutés en 15 jours dans tous les pays de l'Europe, ce qui est un bon résultat - aller de chaque côté de la frontière. Ce n'est pas grande chose mais c'est nécessaire, indispensable, particulièrement en Ossétie. Vous savez, c'est de l'autre côté de la rue, ce n'est rien du tout. Nous sommes très neutres, nous ne ferons pas la guerre, nous n'avons pas d'armements lourds, il s'agit d'une force de paix et d'observation.
Q - Monsieur le Ministre, certains de vos concitoyens et certains de vos concitoyens géorgiens également disent que la question de la Géorgie pour le président Sarkozy rappelle le président Daladier, que c'est un nouveau Munich de 1938, que la France a livré la Géorgie, de la même manière que le président Daladier a livré la Tchécoslovaquie ? Que pensez-vous d'une telle comparaison ?
R - Vous savez les évocations de Munich, je les ai entendues environ 500 fois dans n'importe quelle situation. Munich, c'est un contexte très particulier, d'abandon en effet. Munich, c'est le Royaume-uni et la France qui cèdent devant la poussée du nazisme. Ce n'est pas le cas ici. Que voulait-on faire ? Que demandaient ces gens ? D'abord, je note que les Américains n'étaient pas là. C'est bien de donner des conseils de loin, des conseils de fermeté et de virilité, surtout quand on est loin. Nous, le président Sarkozy et moi, avons essayé de nous débrouiller avec nos moyens. Et nous avons permis d'arrêter les hostilités. Les Russes ont été assez honnêtes pour respecter presque le document que nous avions écrit à la main au Kremlin et ensuite à Tbilissi. Puis Mme Condoleezza Rice, à ce moment-là, est venue apporter un complément et il y a eu une lettre supplémentaire. Ce n'est pas Munich. Est-ce réussit, voulez-vous dire ? Les troupes russes ont tout de même occupé un territoire qui n'était pas le leur et ils y restent. Mais je vais dire autre chose : je suis très fier d'être allé voir les réfugiés en Ossétie du Nord. Personne ne voulait me laisser faire. Je n'avais pas le droit, l'avion ne pouvait pas se poser, tout le monde m'a empêché d'y aller, aussi bien les Géorgiens que les Russes. J'ai vu les réfugiés, je suis resté avec eux deux heures, trois heures. Ces pauvres gens étaient profondément malheureux, il y a eu des morts, il y avait des grenades jetées dans les caves et ils étaient comme tous les réfugiés du monde fuyant leur pays, ils étaient terriblement désespérés. Cela a créé évidemment de l'autre côté de la frontière les mêmes réfugiés. Enfin, les choses n'étaient pas à sens unique. On ne règle pas les choses par la guerre.
Q - Quelques questions concernant les relations bilatérales. Ces derniers temps on parle beaucoup de la coopération dans le domaine militaire, en particulier, s'agissant du porte-hélicoptères Mistral. Le gouvernement français soutient-il la Russie dans son intention d'acheter ce porte-hélicoptères Mistral ?
R - Vous avez raison de parler de coopération militaire et politique et, d'ailleurs, nous sommes les seuls à partager avec le ministre de la Défense, Hervé Morin, une rencontre annuelle à Paris et à Moscou alternativement, ce qui montre la confiance que nous avons. Nous serons reçus par le président Medvedev tout à l'heure. En particulier, il y d'autres pourparlers techniques, il y a ce dossier du Mistral, un très beau bateau, très fonctionnel. Il y a un processus politique de décision dans notre pays qui s'appelle la CIEEMG. Il faut que cette procédure, qui ne dure pas des mois, aboutisse à un accord politique. Si cet accord politique est obtenu, vous aurez peut-être l'occasion d'acquérir ce bateau, de le faire construire en France. Nous voulons très clairement en France qu'il y ait une politique de défense européenne et en même temps nous voulons qu'il y ait une zone de sécurité et de défense commune, comme l'a proposé le président Medvedev.
Q - Il n'y a pas les Etats-Unis d'Amérique ?
R - Non. Il peut y avoir les Etats-Unis d'Amérique, s'ils veulent mais la proposition du président Medvedev, c'était de parler d'une zone de sécurité européenne, c'était lors de son discours de Kaliningrad. Nous avons dit "oui". Où sont les propositions ? Elles sont en cours d'élaboration dans un long circuit diplomatique, après la conférence de Corfou de l'OSCE. A l'OSCE, c'est là que je réponds à votre question, il y a aussi les Américains. C'est la seule organisation où il y a à la fois les Russes, les Américains et les Européens. C'est dans le cadre de cette organisation que l'on doit parler. Mais nous sommes prêts, ce matin, à parler de cela. Nous voulons qu'il y ait, à côté des vingt-sept pays de l'Union européenne et, peut-être, des Balkans - s'ils y rentrent comme je le souhaite - une autre zone avec nos amis russes, en particulier, qui serait une zone de sécurité, d'échanges.
Q - Concernant notre partenariat énergétique : pour la première fois, lors de la visite de M. Fillon à Moscou il a été mentionné la possibilité pour la France et, en particulier la société EDF, de prendre part dans la construction du gazoduc South Stream. Est-ce que vous le confirmez ?
R - South Stream, Nord Stream, nous le confirmons. Il faut en effet que l'alimentation en énergie soit bien répartie entre le Sud et le Nord et il faut surtout qu'il y ait une fraternité énergétique, c'est-à-dire qu'il faut un partage énergétique et une distribution aussi à l'intérieur des pays européens entre eux. Je fais allusion évidemment aux difficultés qui ont eu lieu avec l'Ukraine parce que le passage et le paiement de la dette ukrainienne compliquaient les choses. Oui, bien sûr, je pense que ce qu'a dit M. Fillon est juste, tout à fait juste. Pourquoi ne pas y participer ? La France ne dépend pas du gaz russe. Nous consommons du gaz norvégien, algérien, même du gaz français. Nous sommes partisans, c'était une priorité lors de la Présidence française, d'un système de distribution, d'une centrale d'achat commune, tout cela ce sont de belles idées. Mettons-les en place. J'ai beaucoup d'amitié pour le peuple russe. Je crois vraiment qu'il faut construire ensemble, entre ceux qui produisent et ceux qui consomment, beaucoup plus de rapports et de fluidité. Et je reprends l'article de M. Medvedev, un bel article, d'un homme qui parle franc, qui parle vraiment politique. Que dit-il ? Il dit qu'il ne faut pas se contenter d'un pays producteur de gaz. Je suis bien d'accord avec lui. Construisons ensemble des entreprises communes.
Q - En France et en Russie, votre position relative à l'arrestation de Roman Polanski a suscité l'intérêt de nombreuses personnes qui ont commencé à dire que M. Kouchner considérait que certains étaient au-dessus des lois : de célèbres artistes, de célèbres réalisateurs, de célèbres hommes politiques tous doivent répondre devant la loi. Pour nos auditeurs, pourriez-vous exprimer une fois de plus votre position relative à l'arrestation de Roman Polanski ? D'ailleurs, hier la décision a été prise de laisser M. Polanski en prison dans l'attente de la décision d'extradition.
R - Personne n'est au-dessus de la loi. Mais on peut quand même s'exprimer à propos d'une certaine brutalité, d'une certaine loi appliquée trente-cinq ans après. Parce qu'en trente-cinq ans les gens ont changé, les conditions ont changé, les personnalités se sont affirmées surtout lorsqu'il s'agit d'un talent mondial. Mais la loi n'a pas changé, vous avez raison. J'ai dit qu'il y a une contradiction terrible entre d'une part la justice internationale, en fait là ce sont des règles, c'est Interpol, ce sont des mandats d'amener qu'il faut évidemment respecter si on nous le demande et, d'autre part, le désir que l'on a d'épargner cet homme qui représente le sommet du talent cinématographique. Je sais qu'il y a une justice internationale et que personne n'est au-dessus des lois. Enfin, vous m'avouerez quand même que pour un homme qui possède une maison et qui habite plusieurs mois par an en Suisse, venir recevoir un prix dans un festival officiel de cinéma à Zurich et être attendu par la police, c'est surprenant.
Q - M. Kouchner se rend maintenant à des entretiens avec M. Lavrov puis avec M. Medvedev. Est-ce que vous trouverez qu'il y a une différence entre eux ? Moi, j'en doute !
R - Ce n'est pas pareil. Ce sont deux personnalités différentes. Il y en un qui fume beaucoup, l'autre qui ne fume pas ! Et puis il y en a un qui a une expérience un tout petit peu différente, je parle de Sergueï Lavrov, je crois c'est l'un des hommes les plus impressionnants en matière de diplomatie, de connaissance, de travail, de talent. Il est capable de défendre des positions avec beaucoup de talent quelle que soit la position. Mais le président Medvedev est très impressionnant de jeunesse et de dynamisme. Je l'ai vu personnellement s'affirmer dans une position qui n'était pas très facile, s'affirmer au cours des mois et des années. C'est un interlocuteur très précieux pour la France et très agréable, même si on n'est pas d'accord, et nous ne sommes pas toujours d'accord.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 6 octobre 2009
R - Comme vous allez vite. Ce n'est pas parce qu'un ministre est dans une capitale que les choses vont bien. Mais c'est sans aucun doute en se rencontrant que les choses peuvent aller mieux. J'ai moi-même rencontré le ministre des Affaires étrangères iranien la semaine dernière, nous avons parlé plusieurs heures. Il en est sorti peu de choses. Mais aujourd'hui les 5+1 rencontrent les Iraniens. On a commencé à parler, je n'ai pas de résultat, vous non plus. J'ai eu l'impression que d'autres rendez-vous étaient possibles. Vous le savez, les Iraniens ne veulent pas parler du sujet principal, c'est-à-dire du processus nucléaire que nous souhaitons voir orienter uniquement vers le civil mais dont nous soupçonnons les Iraniens de vouloir l'orienter vers un usage militaire. C'est mieux de parler. Attendons, mais nous avons été très malheureusement surpris par l'annonce iranienne tardive d'un deuxième site d'enrichissement d'uranium à Qom, qui a été caché pendant au moins quatre ans. Déjà les Iraniens ne répondent pas aux questions de l'Agence et, en plus, ils ont un deuxième site. Tout cela n'est pas très positif.
Q - Autrefois, la France et la Russie avaient des positions différentes sur la manière de contraindre l'Iran à renoncer à son programme nucléaire. Croyez-vous, Monsieur le Ministre, qu'à l'issue des négociations d'aujourd'hui les positions pourraient se rapprocher ?
R - J'ai beaucoup travaillé avec les Russes et nos autres partenaires. Nous avons - les Six, bien sûr, avec nos amis russes et avec les Chinois - produit cinq résolutions du Conseil de sécurité, dont trois avec des sanctions. Je ne suis donc pas impressionné par les déclarations de mon ami Sergueï Lavrov à New York. D'autant qu'en même temps le président Medvedev disait qu'après tout, les sanctions pourraient être envisagées. Mais comprenez bien, je ne suis pas un fanatique des sanctions, au contraire, mais, à un moment donné, il faut essayer d'empêcher les confrontations. Tout cela est destiné à avoir la paix. Pour faire la paix, il faut au moins être deux.
Q - Avez-vous remarqué les différences de position entre le ministre Lavrov et le président Medvedev. La presse française a remarqué la différence de positions entre vous et le président français Sarkozy. Qu'est-ce que c'est que ces ministres qui sont tout le temps en décalage avec leurs présidents ?
R - Eh bien, Monsieur, chez moi les ministres discutent. Cela vous surprend mais pas moi. Et ce n'était pas à ce moment-là que la discussion a eu lieu. Pendant deux secondes, nous avons échangé, le président Sarkozy et moi, beaucoup trop rapidement, alors que ce n'était pas le sujet, deux phrases sur les sanctions. Nous en avons parlé bien plus souvent et bien plus longuement. En effet, je ne suis pas un fanatique des sanctions qui frappent le peuple. Parfois c'est utile, mais on n'en parle pas pour le moment, à Genève ils n'en parlent pas. Mais comment ne pas les évoquer entre nous avant, alors qu'on a déjà fait trois résolutions avec des sanctions. On peut se souvenir que, l'année dernière, il y a déjà eu des discussions avec les mêmes, avec M. Lavrov, avec M. Medvedev et nous avons abouti à des sanctions. Pour le moment, nous parlons. Nous voulons ouvrir le dialogue. Espérons que cela marchera. Qu'est-ce qui a changé ? C'est que le président Obama a directement accepté pendant sa campagne électorale et après, de tendre la main aux Iraniens. Nous sommes partisans de cela. Nous l'avons fait très souvent. Je vous l'ai dit, j'ai parlé très longuement avec M. Mottaki, le ministre iranien des Affaires étrangères, il y a quelques jours.
Q - Vous avez parlé des sanctions. Il y a une année, quand il y avait la guerre entre la Russie et la Géorgie, vous avez évoqué d'éventuelles sanctions. Vous n'excluez pas la possibilité de sanctions envers la Russie. Je vous pose la question : avez-vous changé votre position relative à cette guerre entre la Russie et la Géorgie ?
R - Vous me parlez toujours de sanctions mais, moi, je veux parler de paix. Les sanctions, c'est lorsque la confrontation approche. Alors il n'y a pas, dans l'arsenal international, beaucoup de moyens d'essayer d'empêcher la confrontation. Les sanctions que, personnellement je n'approuve pas - souvent parce que les succès sont limités -, ne sont qu'un de ces moyens. Ce n'est pas cela qui compte, c'est l'éventualité d'une guerre et nous ne voulons pas de guerre.
Q - Néanmoins, le Conseil européen vient de présenter le rapport sur la guerre entre la Russie et la Géorgie. Nos auditeurs nous demandent : "Vous, personnellement, qui étiez l'un des acteurs de la création de ce système qui a été mis en place après cette guerre...", croyez-vous que la situation est dans l'impasse ? Que tout est gelé et que le statu quo est bloqué ?
R - J'espère que non. La France et l'Union européenne ont tout fait et vont tout faire pour qu'il n'y ait pas d'impasse. Je reprends la première partie de votre question : il y a un rapport dont je n'ai lu que les comptes rendus, je n'ai pas le rapport complet. Je fais très attention à ce que je dis parce qu'il faut lire les détails. Ce que j'ai lu, c'est que le rapport dit que c'est plutôt M. Saakachvili qui aurait déclenché la guerre en tirant sur la ville de Tskhinvali dans la nuit du 8 août. Je suis donc allé sur place très vite, le président Sarkozy est allé à Moscou, ensuite nous nous sommes rejoints en Géorgie. A ce moment-là, il y avait déjà, c'était le 10 août, des troupes russes qui avançaient vers Tbilissi. Je ne les ai pas vus directement, mais j'ai vu après les dégâts causés à Tskhinvali. Manifestement, il y a eu un bombardement nocturne, nous ne pouvons pas l'approuver et, sans doute, cette action militaire a déclenché la guerre, après beaucoup de provocations de part et d'autre entre ces deux populations qui vivent ensemble. Il faut voir ce qu'est Tskhinvali, c'est tout petit. Entre l'Ossétie du Sud et même la ville de Levi de Géorgie proche, il n'y a que quelques kilomètres. Les chars russes étaient déjà là. Ils étaient déjà à Gori, la ville de naissance de Staline. C'est quand même un peu curieux parce que c'est Staline qui a dessiné la carte pour que les gens, théoriquement, ne s'affrontent pas. En réalité, c'est une bonne occasion d'affrontement. Il y a eu de nombreuses provocations, le président géorgien a tiré sur la ville, ensuite les troupes russes sont entrées en territoire géorgien. Je pense que les deux choses sont condamnables et qu'il ne faut pas régler les problèmes de frontières en Europe, ni ailleurs, par la guerre.
Nous lirons le rapport très soigneusement. Est-ce que c'était un échec ? Je crois que la France qui présidait l'Union européenne a manifesté un dynamisme politique et diplomatique que tout le monde a salué. D'ailleurs, c'est le même dynamisme qui me permet de venir ici, de parler avec le ministre de la Défense, le ministre des Affaires étrangères et le président russe. Je crois qu'il y a eu un changement de la diplomatie française et qu'elle est concernée par beaucoup de choses et se trouve au centre des problèmes. Avons-nous réussi ? Nous avons arrêté l'invasion. Je pense qu'il y avait beaucoup de chances pour que les troupes russes aillent jusqu'à Tbilissi. La route était ouverte. Est-ce terminé ? Le problème est-il réglé ? Non. Il y a toujours des pourparlers à Genève, il faut qu'ils continuent. Ces séances sont importantes et toutes les parties se rencontrent à Genève. J'espère qu'un jour il y aura une solution. Depuis nous n'avons reconnu ni l'Ossétie, ni l'Abkhazie. Il y a deux pays qui les ont reconnus : le Nicaragua et le Venezuela. Je vous laisse seul juge de l'influence que cela représente.
Q - Monsieur le Ministre, considérez-vous que la partie russe a pleinement rempli ses obligations du plan Sarkozy-Medvedev ?
R - Non ! En particulier s'agissant des observateurs européens qui étaient dans une zone que l'on disait "adjacente". Tous les détails comptent, il a fallu négocier avec M. Poutine, M. Medvedev et M. Sarkozy. Je sais que les frontières de la Russie ne vous conviennent pas, je sais dans quelles conditions elles ont été redessinées ou imposées même entre M. Gorbatchev et M. Eltsine. Ce n'est pas de ma faute. La chute du mur de Berlin, la chute du communisme, ce n'est pas de ma faute. Les choses étaient déjà bien mal entamées. Or, il faut arranger cela un jour. Je crois au moins qu'il faut commencer par laisser les 300 observateurs européens - recrutés en 15 jours dans tous les pays de l'Europe, ce qui est un bon résultat - aller de chaque côté de la frontière. Ce n'est pas grande chose mais c'est nécessaire, indispensable, particulièrement en Ossétie. Vous savez, c'est de l'autre côté de la rue, ce n'est rien du tout. Nous sommes très neutres, nous ne ferons pas la guerre, nous n'avons pas d'armements lourds, il s'agit d'une force de paix et d'observation.
Q - Monsieur le Ministre, certains de vos concitoyens et certains de vos concitoyens géorgiens également disent que la question de la Géorgie pour le président Sarkozy rappelle le président Daladier, que c'est un nouveau Munich de 1938, que la France a livré la Géorgie, de la même manière que le président Daladier a livré la Tchécoslovaquie ? Que pensez-vous d'une telle comparaison ?
R - Vous savez les évocations de Munich, je les ai entendues environ 500 fois dans n'importe quelle situation. Munich, c'est un contexte très particulier, d'abandon en effet. Munich, c'est le Royaume-uni et la France qui cèdent devant la poussée du nazisme. Ce n'est pas le cas ici. Que voulait-on faire ? Que demandaient ces gens ? D'abord, je note que les Américains n'étaient pas là. C'est bien de donner des conseils de loin, des conseils de fermeté et de virilité, surtout quand on est loin. Nous, le président Sarkozy et moi, avons essayé de nous débrouiller avec nos moyens. Et nous avons permis d'arrêter les hostilités. Les Russes ont été assez honnêtes pour respecter presque le document que nous avions écrit à la main au Kremlin et ensuite à Tbilissi. Puis Mme Condoleezza Rice, à ce moment-là, est venue apporter un complément et il y a eu une lettre supplémentaire. Ce n'est pas Munich. Est-ce réussit, voulez-vous dire ? Les troupes russes ont tout de même occupé un territoire qui n'était pas le leur et ils y restent. Mais je vais dire autre chose : je suis très fier d'être allé voir les réfugiés en Ossétie du Nord. Personne ne voulait me laisser faire. Je n'avais pas le droit, l'avion ne pouvait pas se poser, tout le monde m'a empêché d'y aller, aussi bien les Géorgiens que les Russes. J'ai vu les réfugiés, je suis resté avec eux deux heures, trois heures. Ces pauvres gens étaient profondément malheureux, il y a eu des morts, il y avait des grenades jetées dans les caves et ils étaient comme tous les réfugiés du monde fuyant leur pays, ils étaient terriblement désespérés. Cela a créé évidemment de l'autre côté de la frontière les mêmes réfugiés. Enfin, les choses n'étaient pas à sens unique. On ne règle pas les choses par la guerre.
Q - Quelques questions concernant les relations bilatérales. Ces derniers temps on parle beaucoup de la coopération dans le domaine militaire, en particulier, s'agissant du porte-hélicoptères Mistral. Le gouvernement français soutient-il la Russie dans son intention d'acheter ce porte-hélicoptères Mistral ?
R - Vous avez raison de parler de coopération militaire et politique et, d'ailleurs, nous sommes les seuls à partager avec le ministre de la Défense, Hervé Morin, une rencontre annuelle à Paris et à Moscou alternativement, ce qui montre la confiance que nous avons. Nous serons reçus par le président Medvedev tout à l'heure. En particulier, il y d'autres pourparlers techniques, il y a ce dossier du Mistral, un très beau bateau, très fonctionnel. Il y a un processus politique de décision dans notre pays qui s'appelle la CIEEMG. Il faut que cette procédure, qui ne dure pas des mois, aboutisse à un accord politique. Si cet accord politique est obtenu, vous aurez peut-être l'occasion d'acquérir ce bateau, de le faire construire en France. Nous voulons très clairement en France qu'il y ait une politique de défense européenne et en même temps nous voulons qu'il y ait une zone de sécurité et de défense commune, comme l'a proposé le président Medvedev.
Q - Il n'y a pas les Etats-Unis d'Amérique ?
R - Non. Il peut y avoir les Etats-Unis d'Amérique, s'ils veulent mais la proposition du président Medvedev, c'était de parler d'une zone de sécurité européenne, c'était lors de son discours de Kaliningrad. Nous avons dit "oui". Où sont les propositions ? Elles sont en cours d'élaboration dans un long circuit diplomatique, après la conférence de Corfou de l'OSCE. A l'OSCE, c'est là que je réponds à votre question, il y a aussi les Américains. C'est la seule organisation où il y a à la fois les Russes, les Américains et les Européens. C'est dans le cadre de cette organisation que l'on doit parler. Mais nous sommes prêts, ce matin, à parler de cela. Nous voulons qu'il y ait, à côté des vingt-sept pays de l'Union européenne et, peut-être, des Balkans - s'ils y rentrent comme je le souhaite - une autre zone avec nos amis russes, en particulier, qui serait une zone de sécurité, d'échanges.
Q - Concernant notre partenariat énergétique : pour la première fois, lors de la visite de M. Fillon à Moscou il a été mentionné la possibilité pour la France et, en particulier la société EDF, de prendre part dans la construction du gazoduc South Stream. Est-ce que vous le confirmez ?
R - South Stream, Nord Stream, nous le confirmons. Il faut en effet que l'alimentation en énergie soit bien répartie entre le Sud et le Nord et il faut surtout qu'il y ait une fraternité énergétique, c'est-à-dire qu'il faut un partage énergétique et une distribution aussi à l'intérieur des pays européens entre eux. Je fais allusion évidemment aux difficultés qui ont eu lieu avec l'Ukraine parce que le passage et le paiement de la dette ukrainienne compliquaient les choses. Oui, bien sûr, je pense que ce qu'a dit M. Fillon est juste, tout à fait juste. Pourquoi ne pas y participer ? La France ne dépend pas du gaz russe. Nous consommons du gaz norvégien, algérien, même du gaz français. Nous sommes partisans, c'était une priorité lors de la Présidence française, d'un système de distribution, d'une centrale d'achat commune, tout cela ce sont de belles idées. Mettons-les en place. J'ai beaucoup d'amitié pour le peuple russe. Je crois vraiment qu'il faut construire ensemble, entre ceux qui produisent et ceux qui consomment, beaucoup plus de rapports et de fluidité. Et je reprends l'article de M. Medvedev, un bel article, d'un homme qui parle franc, qui parle vraiment politique. Que dit-il ? Il dit qu'il ne faut pas se contenter d'un pays producteur de gaz. Je suis bien d'accord avec lui. Construisons ensemble des entreprises communes.
Q - En France et en Russie, votre position relative à l'arrestation de Roman Polanski a suscité l'intérêt de nombreuses personnes qui ont commencé à dire que M. Kouchner considérait que certains étaient au-dessus des lois : de célèbres artistes, de célèbres réalisateurs, de célèbres hommes politiques tous doivent répondre devant la loi. Pour nos auditeurs, pourriez-vous exprimer une fois de plus votre position relative à l'arrestation de Roman Polanski ? D'ailleurs, hier la décision a été prise de laisser M. Polanski en prison dans l'attente de la décision d'extradition.
R - Personne n'est au-dessus de la loi. Mais on peut quand même s'exprimer à propos d'une certaine brutalité, d'une certaine loi appliquée trente-cinq ans après. Parce qu'en trente-cinq ans les gens ont changé, les conditions ont changé, les personnalités se sont affirmées surtout lorsqu'il s'agit d'un talent mondial. Mais la loi n'a pas changé, vous avez raison. J'ai dit qu'il y a une contradiction terrible entre d'une part la justice internationale, en fait là ce sont des règles, c'est Interpol, ce sont des mandats d'amener qu'il faut évidemment respecter si on nous le demande et, d'autre part, le désir que l'on a d'épargner cet homme qui représente le sommet du talent cinématographique. Je sais qu'il y a une justice internationale et que personne n'est au-dessus des lois. Enfin, vous m'avouerez quand même que pour un homme qui possède une maison et qui habite plusieurs mois par an en Suisse, venir recevoir un prix dans un festival officiel de cinéma à Zurich et être attendu par la police, c'est surprenant.
Q - M. Kouchner se rend maintenant à des entretiens avec M. Lavrov puis avec M. Medvedev. Est-ce que vous trouverez qu'il y a une différence entre eux ? Moi, j'en doute !
R - Ce n'est pas pareil. Ce sont deux personnalités différentes. Il y en un qui fume beaucoup, l'autre qui ne fume pas ! Et puis il y en a un qui a une expérience un tout petit peu différente, je parle de Sergueï Lavrov, je crois c'est l'un des hommes les plus impressionnants en matière de diplomatie, de connaissance, de travail, de talent. Il est capable de défendre des positions avec beaucoup de talent quelle que soit la position. Mais le président Medvedev est très impressionnant de jeunesse et de dynamisme. Je l'ai vu personnellement s'affirmer dans une position qui n'était pas très facile, s'affirmer au cours des mois et des années. C'est un interlocuteur très précieux pour la France et très agréable, même si on n'est pas d'accord, et nous ne sommes pas toujours d'accord.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 6 octobre 2009