Déclaration de M. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes, sur l'articulation du politique et du religieux et la prise en compte du fait religieux dans les conflits, Paris le 13 octobre 2009.

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Circonstance : Colloque "Religions et conflits" organisé conjointement par le CERI de Sciences-Po, l'Institut européen en sciences des religions de l'EHESS et le Pôle religion de la direction de la Prospective du ministère, à Paris le 13 octobre 2009

Texte intégral

Je suis heureux d'ouvrir ce colloque. Vous achevez le premier temps du cycle du séminaire organisé conjointement par le ministère des Affaires étrangères et européennes, le CERI de Sciences-Po, l'Institut européen en sciences des religions de l'Ecole pratique des Hautes études.
Ce séminaire rencontre un grand succès et je voudrais abonder dans votre sens, Monsieur le Président, sur la nécessité de croiser la vision des chercheurs et celle des diplomates.
En un mot, la réforme du ministère des Affaires étrangères et européennes a consisté notamment à la création en son sein de la direction de la Prospective et du Pôle religion. Une réflexion avait été entamée avec le Livre Blanc, animé d'une part par Alain Juppé et Louis Schweitzer et, d'autre part, par des groupes de travail constitués par un certain nombre d'agents du ministère des Affaires étrangères et de diplomates en poste.
Il en est ressorti très simplement - et avec des suggestions de ma part issues de ma petite expérience d'une quarantaine d'années sur le terrain des conflits - que soient pris en compte dans la modernisation du ministère non seulement ce que l'on appelle les Affaires globales - ce qui n'existaient pas jusqu'à présent, on s'occupait du monde sans s'occuper de la mondialisation qui est une bouteille à encre où l'on peut y mettre bien des choses commodes et ne pas avoir de véritable pensée de synthèse -, mais également un certain nombre de disciplines, départements, compartiments, de points de vue comme par exemple la démographie, l'économie, l'environnement.
Et il manquait la religion. Non pas que chaque crise soit déclenchée par la religion ou les religions. Non pas que l'on puisse expliquer les crises de ce monde uniquement par la religion - je suis ferme là-dessus. Néanmoins, de par mon expérience - et je vous répondrai si vous voulez bien me questionner sur des exemples précis que j'ai vécus -, les religions étaient souvent mêlées, dans les certitudes ou les incertitudes, dans l'angoisse ou dans son dépassement, mais le dépassement de l'angoisse c'est souvent la guerre. Je le répète, je ne néglige ni le contexte économique, ni les contextes communautaires au sens plus large encore. Je pensais qu'il fallait, vu le rôle croissant de la religion dans les rapports entre les nations, se donner les moyens d'analyse.
Le pôle religion a donc été confié à Joseph Maïla dont j'avais apprécié l'enseignement quand j'ai eu l'honneur d'être son invité alors qu'il était recteur de l'université catholique. Il savait de quoi il parlait ! Il était compétent, il avait crée un Institut de la Paix et la première session à laquelle j'ai participé, était consacrée à l'Europe et à l'Union européenne. Il y avait de la vie dans cet institut ! C'est un homme qui connaît ce que l'on appelle, vulgairement, le terrain.
L'articulation du politique et du religieux, les conséquences de ces articulations ou de ses désarticulations, c'est ce qui nous intéresse. Nous ne pouvions pas négliger, non plus, les grands changements à l'intérieur des religions et les affrontements de celles-ci.
Ce pôle a aussi pour mission de sensibiliser les diplomates à ces questions en proposant une formation, notamment à propos de la médiation entre ces conflits. Il existe d'ailleurs des spécialistes de la médiation et je me demandais pourquoi les diplomates ne faisaient pas partie de cette catégorie étant donné que par essence, ils pourraient tout de même s'y intéresser.
Ces efforts se concrétiseront dans le cadre de la création de l'Institut diplomatique et consulaire par un enseignement que je vous invite à fréquenter. Je ne sais pas quelle sera sa périodicité parce qu'il y a beaucoup de sujets, mais cet enseignement se déroulera dans ce somptueux bâtiment de La Courneuve où les Archives ont été transférées. Les Archives diplomatiques de la France sont les archives les plus anciennes et les plus fournies du monde. Elles étaient cantonnées sur trois étages dans le bâtiment donnant sur la rue de l'Université, dans un empilement miraculeux qui n'a pas pris feu et qui n'a pas dégradé grand chose, mais c'était très difficile à consulter, voire quasi-impossible, seulement pour quelques chercheurs triés sur le volet. Maintenant, à La Courneuve, je vous assure que c'est la plus belle salle de lecture de France ou peut-être même d'Europe. C'est simple d'accès grâce au RER. Quant au lieu, il bénéficie d'une commodité et d'une luminosité tout à fait exceptionnelles. C'est là où l'Institut diplomatique et consulaire tiendra ses sessions. L'un des premiers volets devrait être consacré au thème des conflits intercommunautaires.
Je ne voudrais pas, je le répète sciemment, que l'on parle de la religion uniquement dans les conflits. Je ne voudrais pas non plus qu'on les néglige, et l'intérêt de la religion ne se situe pas dans les affrontements qu'elle provoque ou auxquels elle participe. Son intérêt est tout d'abord d'ordre spirituel, ne compter pas sur moi pour dire le contraire. Chacun peut trouver dans la religion qui lui convient ces réconforts, cette certitude, ce prolongement d'ordre spirituel. Cependant, je crois que dans les rapports de force, et singulièrement au Moyen-Orient dont nous allons parler, on ne peut pas négliger le fait que les religions sont proches de ce conflit, même si elles ne le provoquent ou le ne le nourrissent peut-être pas. Si on prenait des exemples on en mesurerait la complexité, c'est ce que nous allons faire. Mais il n'est pas nécessaire, j'insiste, d'étiqueter comme religieux un conflit sous prétexte que plusieurs religions y sont mélangées. Je sais par exemple que le faire au Moyen-Orient serait une erreur, ne pas en tenir compte en serait une autre.
La diplomatie française est beaucoup plus tournée vers une maîtrise politique ou une appréhension politique de ces conflits. Nous sommes mal à l'aise, nous Français, quand on vient à parler du fait religieux.
La laïcité, si j'ose dire, que je bénis et dont je participe pleinement, masque un peu les phénomènes religieux en nous donnant une attitude un peu rétractée par rapport à cela. Ce serait si simple de ne pas parler de ces choses qui sont tout de même notre soubassement. Faisons attention à ce phénomène, je crois que ce serait une erreur si chacun restait dans son domaine de compétences, les chercheurs dont vous avez parlé Monsieur le Président, les diplomates je souhaite pouvoir représenter de temps en temps et un certain nombre de praticiens des organisations non-gouvernementales qui ne parlent pas assez de ce qu'elles connaissent - parce que l'on ne mélange pas les organisations non gouvernementales avec les gouvernements ! Ce serait trop beau ! Donc, de temps en temps, il filtre des informations qui sont tout à fait précieuses et réciproquement.
Je vais arrêter mon petit discours qui n'en était pas un, pour vous proposer un certain nombre d'exemples afin que vous me provoquiez dans mes retranchements.
J'ai une grande expérience personnelle des conflits et des missions de paix. Depuis 40 ans, je crois avoir fréquenté, hélas souvent comme médecin ou même comme médiateur, tous les conflits. De tous ces conflits, un seul n'était pas mêlé à la religion, c'était le conflit du football entre le Salvador et le Honduras - qui a fait des morts, ne vous y trompez pas, on peut assassiner aussi au nom du football. En dehors de ce conflit Salvador-Honduras, tous étaient teintés, frottés et parfois très profondément imprégnés de religion.
Nous pouvons parler, si vous le souhaitez, du Kosovo où la religion orthodoxe a joué un rôle considérable, du Sri Lanka, du Liban, de l'Afghanistan, de l'Irak... Parlons des Chrétiens d'orient : qui s'en préoccupe et qui les aide ? Et puis, bien sûr, Israël, la Palestine, le Darfour, le Soudan, etc.
Je résume, nous n'avons pas la prétention d'éclairer sous un jour unique les conflits auxquels nous faisons face - et ce n'est certainement pas celle de Joseph Maïla ni de Pierre Lévy, que je remercie d'ailleurs de la satisfaction quotidienne qu'ils me donnent. Simplement, il serait également insuffisant de traiter les crises sous l'angle du centre de crise que nous venons de créer au Quai d'Orsay. Si vous y allez, vous verrez qu'il y a 50 personnes qui y travaillent jour et nuit ; c'est une merveille - hélas, sur des sujets douloureux. Le Centre de crise fonctionne, nous prenons en charge les personnes en difficulté. Mais ne s'intéresser aux crises que sous l'aspect de l'évacuation des Français, de l'assistance humanitaire, de l'attention portée au regroupement, à l'alerte, etc., ce ne serait pas suffisant.
Nous avons décidé d'installer la direction de la Prospective dans l'Hôtel du ministre - qui servait plus aux déjeuners qu'à la réflexion. Ils seront désormais avec nous. Comment voulez-vous que l'on comprenne sans ce grand débat, si nous n'avons pas la prospective, la réflexion, les intellectuels, les chercheurs, ensemble, avec nous ?
Le grand débat, maintenant, c'est l'Afghanistan. On s'y intéresse dans le monde entier, aux Etats-Unis, en France... Ce matin, j'ai ouvert un colloque de l'"East-West Institute". Il y avait 150 Afghans, Iraniens, Indiens, etc. C'était passionnant. De quoi parlaient-ils ? De l'Afghanistan.
J'ai dit aux ambassadeurs - cela paraissait complètement iconoclaste, mais cela ne peut pas faire de mal : "que vos ambitions intellectuelles soient sans limite, soyez les têtes chercheuses, vous êtes les sentinelles de la France, soyez-en les militants". J'espère que cela viendra, mais on ne peut pas attendre quand on est au début du XXIe siècle et que l'on a affaire à des perspectives d'affrontements qui ne sont plus du tout les mêmes, mais qui sont très profondes. N'oubliez pas qu'il y aura des affrontements violents avec le changement climatique. Il n'y aura pas seulement des réfugiés climatiques et des interprétations différentes des bonheurs de ce monde. Pour nous, il est facile de dire, et nous avons raison de le faire, qu'il faut faire des efforts pour la protection de l'environnement. Mais nous sommes à un niveau de civilisation que ne connaissent pas les pays en développement. Il est donc logique qu'ils regimbent et qu'ils nous disent : "vous, vous avez atteint un haut niveau de développement et vous nous demandez maintenant de faire des économies sur les gaz à effet de serre. Comment va-t-on faire ?". Cela sera un véritable sujet, non seulement de débats mais, peut-être - je ne le souhaite pas du tout -, de frottements.

Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 20 octobre 2009