Texte intégral
Q - Je précise que nous réalisons cette interview à quelques heures de votre départ pour Kaboul. Alors, je voudrais d'abord revenir sur l'embuscade qui a coûté la vie l'an dernier à dix soldats français près de Kaboul. Cette semaine, le très sérieux journal britannique "The Times" a affirmé que si les Français avaient péri c'est qu'ils ne savaient pas que les Italiens, qui contrôlaient la région avant eux, payaient les Taliban pour être tranquilles. Le saviez-vous ?
R - Non seulement je ne le savais pas, mais je ne le crois guère. Semer la discorde chez l'ennemi est une bonne méthode. Je ne sais pas qui a raconté cela, mais il ne faut pas en tenir compte. Peut-être est-ce que de l'argent était distribué aux populations civiles et mal utilisé ?
Q - C'est une possibilité...
R - En tout cas, je pense à ces dix soldats, je me suis rendu à plusieurs reprises sur place et je m'en souviens. Saluons leur courage, leur obstination, leur héroïsme. Et vous l'avez très bien dit - ces dernières phrases de votre sujet étaient formidables - il faut gagner les cœurs avec un gilet pare-balles : c'est toute l'équation.
Q - Avec un gilet pare-balles mais, parfois, avec de l'argent puisque maintenant l'on sait qu'il arrive effectivement que l'on paie...
R - Non, non, non !
Q - C'est ce que certains responsables de l'Otan et certains responsables afghans avouent : effectivement, il arrive que l'on paie les insurgés contre la tranquillité ?
R - Je ne le crois pas. Il faut se rapprocher des populations, leur proposer des projets, développer le pays. Il faut qu'eux-mêmes développent leur pays grâce à notre aide et à notre argent, de façon à ce que l'on comprenne que l'offre - si j'ose dire - occidentale, l'offre des troupes alliées est plus intéressante que l'offre des Taliban.
Q - Donc, jamais on ne paie les insurgés dans ce genre de conflit.
R - Je ne sais pas si l'on paie les insurgés mais ce n'est pas parce que cela a été écrit dans un journal que c'est vrai !
Q - L'ancien chef d'Etat italien, Cossiga disait notamment que cela se faisait et que c'était normal.
R - On s'entend mal sur ce que cela veut dire. Bien sûr, il faut que l'argent soit consacré à des projets dirigés par des Afghans. Est-ce qu'il s'agit-là de les payer ? Cela n'a rien à voir. Il s'agit de développement, et c'est eux qui doivent le faire, pas nous. Voilà ce que je comprends. Je connais bien ce pays et il ne suffit pas de payer pour être à l'abri.
Q - Les Italiens, en tout cas, n'ont pas eu beaucoup de pertes, contrairement aux Canadiens qui en ont subi davantage proportionnellement à leur contingent, 131 morts pour 2.800 hommes, à titre de comparaison pour la France, c'est 36 morts pour 2.800 hommes. Le chef du contingent canadien juge la situation grave et désespérée. Partagez-vous ce diagnostic ?
R - La situation est grave mais pas désespérée. Tout dépend de la région où l'on se trouve. Certaines troupes nationales se trouvent dans des endroits où l'on se bat plus, où les Taliban sont une menace plus importante, plus précise, plus difficile à contenir. Je le dis pour nos amis italiens, il y a peu de temps, ils ont perdu six soldats. Rien n'est acquis, tout est difficile, notamment de gagner les cœurs, c'est-à-dire de mettre - ce que la France a proposé depuis le début - les Afghans, la population afghane au cœur de notre préoccupation, de notre déploiement et de nos manœuvres - manœuvres le plus souvent militaires.
Q - On a eu le sentiment que l'élection présidentielle allait pouvoir peut-être apporter un élément de stabilité, de démocratie. On a cru d'abord que Hamed Karzaï l'avait emporté dès le premier tour. Or après recomptage et en découvrant des fraudes massives, il est retombé sous la barre des 50 % et l'on s'oriente vers un second tour. Est-ce que c'est bon signe ?
R - Tout d'abord, personne n'a cru que nous allions établir une démocratie qui ressemblerait aux nôtres, en Europe, sûrement pas ! Pour cela, il faudra vraiment de nombreuses décennies. Cependant, nous avons cru et nous croyons toujours que l'offre de la communauté internationale et de l'Afghanistan - car M. Karzaï a déjà été élu et bien élu - était différente et qu'elle profiterait aux familles, aux enfants et tout simplement à l'avenir des Afghans. Ce n'est pas désespéré même si c'est très difficile parce que cet ennemi, comme vous le savez, qui occupe la montagne, qui se déplace par petits groupes, qui connaît bien le terrain, est un ennemi difficile.
Q - Et pour revenir à Hamed Karzaï, est-ce que l'on peut faire confiance à un chef d'Etat qui a fraudé massivement, comme on le sait maintenant ?
R - Je connais beaucoup de pays où l'on fraude, même des pays proches de nous.
Q - Ce n'est pas un problème ?
R - Comment n'y aurait-il pas de problèmes ? Il y a plein de problèmes !
Q - Ce n'est pas un problème, parce que les fraudes sont massives ?
R - On n'en sait rien, vous n'avez pas les chiffres. On les aura, j'espère.
Q - On parle de 1,1 millions sur 1,5 millions.
R - Non. On n'a pas les chiffres, peut-être les aurez-vous au moment où l'émission sera diffusée ? Pour le moment, je ne les ai pas. Il y a eu des fraudes massives, il n'y a pas de doute, des deux côtés sans doute - enfin plus d'un seul côté. Alors, que faire ? Je pense à ceux qui ont voté, je pense à ce triomphe notamment pour les femmes, qui étaient menacées - et particulièrement de mort. Elles ont voté, elles se sont déplacées tout comme 40 ou 50 % des Afghans : c'est un succès formidable, comprendre que le vote peut changer leur avenir.
Q - On n'est pas très exigeant finalement en Afghanistan ?
R - On est très exigeant. C'est un pays qui sort du Moyen-âge, qui est parmi les plus pauvres du monde. C'est un pays fait de pierres. Vous avez vu ces images, il ne suffit pas de planter, il faudrait irriguer, il faudrait qu'il y ait des projets. C'est un pays où les mercenaires engagés par les Taliban sont mieux payés que ce que nous donnons à l'armée afghane et à la police. Cela aussi c'est idiot, mais cela demeure, persiste et il faut le changer.
Q - Un mot sur les avions de clandestins qu'Eric Besson entend envoyer en Afghanistan. Est-ce que cela vous choque que l'on renvoie des sans-papiers dans un pays en guerre ?
R - Tout d'abord, l'avion n'est pas parti. La dernière fois qu'il devait partir, l'Europe est intervenue.
Q - Vous vous en réjouissez ?
R - Je pense qu'il faut absolument protéger les personnes qui décident de revenir. Il faut savoir que ce n'est pas chez nous qu'ils veulent aller mais en Grande-Bretagne, parce qu'il n'y a pas de pièce d'identité et parce qu'on les assiste. Ils ne veulent pas rester en France. Il y a un petit paradoxe à accueillir chez soi des gens chez lesquels, en leur nom, nous allons nous battre. Mais, de toutes façons ce qu'Eric Besson a compris, c'est qu'il y a des dispositifs de sécurité, ce sont ceux qui le veulent qui peuvent être rapatriés dans des endroits précis où ils seront protégés.
Q - Mais là il s'agit de ceux qui ne veulent pas repartir dans leur pays, qui vont être renvoyés de manière contrainte.
R - Non.
Q - Si, il y a des charters avec des clandestins.
R - Tout immigrant illégal doit rentrer chez lui, c'est la loi républicaine. Mais là, nous allons les renvoyer dans des endroits où ils seront protégés.
Q - Donc, on peut les renvoyer quand même, cela ne pose pas un problème ? Leur pays est en guerre, c'est un cas particulier.
R - Oui, mais en guerre avec nous. Est-ce que c'est une désertion ou un support ? Ce n'est pas nous qu'ils viennent chercher mais c'est la Grande-Bretagne qu'ils veulent atteindre.
Q - Vous êtes favorable à ces charters ?
R - Non, je ne suis favorable qu'aux retours que nous organiserons, avec les Britanniques, s'ils acceptent ces endroits qui seront protégés par des ONG, par des dispositifs nationaux afghans.
Q - Donc, on les renvoie dans leur pays mais dans une zone qu'ils ne connaissent pas.
R - Non, pas forcément.
Q - Qui n'est pas forcément la zone dont ils sont originaires.
R - C'est une zone que nous leur ferons connaître, où ils doivent être renvoyés et où ils seront protégés. Ce qui m'indigne, ce n'est pas le sort de quelques-uns qui ont cru, parce qu'on leur a vendu contre beaucoup d'argent, un rêve inaccessible, c'est leur pays, leur famille, ceux pour lesquels on se bat et pour qui il faut préparer un futur, une vie quotidienne qui soit meilleure que cette horreur quotidienne.
Q - Vous n'êtes pas le seul homme de gauche à qui Nicolas Sarkozy demande des services. Jack Lang est parti en mission pour préparer le rétablissement des relations diplomatiques avec la Corée du Nord. Ce n'est pas un peu votre boulot qu'il est en train de faire ?
R - Dites-moi, ce n'est pas la Corée du Nord, il faut préciser.
Q - Non, j'ai dit qu'il préparait le rétablissement des relations diplomatiques, mais pour cela il est allé en Corée du Sud.
R - Je ne sais pas si l'on prépare le rétablissement des relations diplomatiques. Ce que je sais, c'est qu'il y a une période de tensions, une menace d'arme atomique employée, des missiles envoyés et qu'il faut tout faire pour éviter une déflagration.
Q - Ce n'est pas votre boulot ce qu'il est en train de faire ?
R - Mais si c'est mon boulot ! Cependant, nous n'avons pas de relations diplomatiques avec la Corée du Nord, ce serait donc très difficile sans les rétablir...
Q - Oui, mais il est en Corée du Sud, vous venez de le dire. Ce n'est pas votre boulot d'aller voir la Corée du Sud...
R - En Corée du Sud, j'y suis déjà allé. Avec la Corée du Nord, le ministre des Affaires étrangères ne peut pas y aller parce que nous n'avons pas de relations diplomatiques.
Q - Mais là, c'est la Corée du Sud. Il n'est pas allé en Corée du Nord.
R - La Corée du Sud, c'est facile d'y aller, j'y suis allé plusieurs fois,
Q - Mais pourquoi est-ce lui qui y va au nom de Nicolas Sarkozy ?
R - Parce que, premièrement, il a manifesté le désir de servir son pays ; il a raison. Deuxièmement, parce que n'ayant pas de relations diplomatiques avec la Corée du Nord, il faut que quelqu'un, un envoyé spécial puisse aller "tâter le terrain" et voir si quelque chose peut s'arranger.
Q - Il n'y a pas que lui qui part, il y a tous les conseillers de Nicolas Sarkozy. MM. Guéant et Levitte sont allés en Syrie, M. Guaino au Liban, même Jean-Louis Borloo...
R - Attendez, voulez-vous me faire dire que je ne sers à rien !
Q - Non, je ne vous le dis pas. Mais peut-être que l'on vous pique un peu votre boulot ?
R - Non !
Q - Pourquoi n'est-ce pas vous qui faîtes cela ? Pourquoi est-ce Jean-Louis Borloo qui va convaincre les chefs d'Etat africains ?
R - Parce que, figurez-vous, il y a toujours eu un certain nombre de personnes - cela a toujours été ainsi - autour du président de la République. Dans nos institutions de la Vème République, il y a un Premier ministre, un gouvernement et tout le monde doit se coordonner. Jamais Claude Guéant ne va dans un pays sans me le dire ni sans, au retour, m'en parler et dire ce qui c'est passé pour que nous coordonnions les choses. Jamais, Jean-David Levitte, conseiller diplomatique et non secrétaire général de l'Elysée, ne passe une semaine sans venir au Quai d'Orsay pour que nous parlions de l'ensemble des problèmes et qui peut aider qui. Voilà, ce n'est pas un mystère.
Q - Vous avez toujours la même écoute et le même soutien du président Sarkozy ?
R - Je reste bouche bée...
Q - Je vois cela.
R - ...devant l'étendue de votre question. Je ne le crois pas. Avez-vous des preuves du contraire ?
Q - Mais il paraît que vous avez des petits clashs, notamment lorsque vous étiez à New York, sur l'Iran, c'était faux ?
R - Ce qui est intéressant avec le président Sarkozy, c'est de parler franchement avec lui. C'est très nouveau, je vais m'appesantir un peu sur ce sujet. Est-ce que la diplomatie française a intérêt à se coordonner ? Est-ce que la diplomatie française a fait des progrès ces jours-ci ? Est-ce que l'idée de la France a fait des progrès ces jours-ci ? Je le crois et vous devriez vous en réjouir comme tout le monde. C'est ce que nous faisons et il faut des échanges. Même avec le président de la République, avec lequel je suis très sincère - évidemment je suis loyal, mais de toutes façons c'est lui qui décide - j'exprime mon opinion. C'est peut-être un peu nouveau, mais je crois que c'est utile.
Q - Justement, vous êtes un peu jaloux de cette liberté de parole. Est-ce que lorsque vous avez soutenu Roman Polanski, on vous a tapé sur les doigts, est-ce que l'Élysée vous l'a reproché ?
R - Personne ne m'a tapé sur les doigts. J'ai soutenu Roman Polanski, tout en disant en même temps qu'il y avait une justice internationale, pas au sens de la Cour pénale, mais qu'il y avait des accords d'extraditions et que l'on devait les respecter. Voilà ce que j'ai dit et, je le répète. Je souhaiterais que cet homme talentueux puisse être libéré, après tant d'histoires, après tant d'années écoulées. Je souhaiterais qu'il nous fasse à nouveau la démonstration de son immense talent mais cela ne veut pas dire que nous pouvons le faire nous-mêmes.
Q - Cela ne veut pas dire qu'il peut échapper à la justice.
R - Non, pas du tout, je viens de vous le dire ! Cela ne vous fatigue pas d'être toujours aussi agressive.
Q - Je ne suis pas agressive du tout, je vous demande de préciser.
R - Je viens de vous dire le contraire ! On peut apprécier un homme et dire en même temps qu'il ne peut pas y avoir deux justices, l'une pour les petits et l'autre pour les grands. Mais je n'ai jamais demandé qu'il se soustraie à la justice. J'ai dit, au contraire, que les conventions d'extradition ne pouvaient pas être modifiées. J'espère que ces avocats trouveront quelque chose dans ce cadre précis. Roman Polanski étant français et polonais, les deux ministres des Affaires étrangères, dont le devoir est d'accorder la protection consulaire à Roman Polanski ont écrit à Mme Clinton pour le lui dire. Voilà ce que nous avons fait et je ne dis pas qu'il doit se soustraire à la justice, lui s'il est puissant, un autre s'il est misérable ! Non, personne ne doit se soustraire à la justice ! C'est clair !
Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 20 octobre 2009