Déclaration de M. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes, sur la situation en Afghanistan et l'engagement de la France dans ce pays, Paris le 16 décembre 2009.

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Circonstance : Déclaration du gouvernement et débat sur cette déclaration à l'Assemblée nationale, à Paris le 16 décembre 2009

Texte intégral

Monsieur le Président,
Mesdames, Messieurs les Députés,

La politique que nous menons en Afghanistan préoccupe légitimement tous les Français. Je suis heureux que nous puissions en débattre. Je sais que beaucoup se demandent ce que nous pouvons faire, qui nous devons combattre, quand nous pourrons partir. Ces inquiétudes ne doivent pas rester sans réponse. L'Afghanistan, c'est vrai, défie nos grilles de lecture. Beaucoup s'y perdent parce qu'ils ne comprennent pas ce que nous faisons si loin de chez nous. La complexité de la situation ne doit pas nous faire perdre nos repères. Elle ne doit pas nous faire oublier que nous avons des ennemis et que nous défendons des valeurs, mais aussi des hommes, et plus encore des femmes, qui souhaitent notre protection.
Après le 11 septembre 2001, nous nous sommes engagés en Afghanistan pour détruire les bases d'Al Qaïda, et le régime odieux qui leur prêtait refuge. Aujourd'hui, quel est le problème ? C'est d'éviter que les Taliban ne rétablissent une dictature. C'est d'empêcher qu'ils ne déstabilisent à nouveau la région. C'est de s'assurer qu'ils ne fourniront pas aux terroristes de tous bords une base pour préparer de nouvelles attaques.
Mesdames, Messieurs les Députés, l'histoire ne commence pas le 11 septembre 2001 ! Et le passé, ici plus qu'ailleurs, éclaire notre présent.
Rappelons-nous 1989 : les Soviétiques se retirent du pays. Malgré les bombardements massifs, malgré l'exode du tiers de la population afghane - c'est-à-dire trois millions de réfugiés au Pakistan, un million et demi en Iran -, à la surprise de tous, Moscou perd face aux combattants des montagnes. Et qu'est-ce qui succède à cette guerre ? Une guerre civile : Pachtounes contre Tadjiks, mais aussi extrémistes contre modérés.
On l'oublie trop souvent, à la fin des années quatre-vingt, les extrémistes ont chassé les Occidentaux qui étaient venus au secours du pays occupé. Ils ont aussi assassiné des leurs, les meilleurs des fils du "royaume de l'insolence". Au nom de quoi ? Au nom de la résistance nationale ? Non ! Ce mouvement était largement commandé de l'extérieur. Les Soviétiques étaient partis mais l'Afghanistan n'avait pas recouvré son indépendance. Les voisins plus puissants se sont précipités pour mieux l'affaiblir et pour mieux triompher de l'URSS. Le Pakistan, aidé par des pays divers, dont vous connaissez la liste, a utilisé l'extrémisme religieux comme une arme, le peuple afghan comme un moyen.
Qu'ont fait les Taliban ? Ils ont détruit tout ce qu'il y a d'original, de singulier, de grand, dans la culture afghane. Ils ont détruit la mémoire, qui donne une âme aux textes sacrés. Ils ont détruit la poésie, qui est le creuset des nations. Je n'ai pas oublié l'assassinat de Sayd Bahodine Majrouh, poète et philosophe de l'université de Kaboul. Les Taliban ont utilisé l'ignorance, l'humiliation, la misère, pour rallier à leur cause une partie de la population - l'une des populations les plus pauvres du monde - et son ardeur guerrière. Ils ont utilisé les rivalités ethniques pour faire éclater le pays et mieux le courber sous leur joug. Ils ont acheté l'allégeance des chefs à coups de corruption et de pavot.
Et nous, qu'avons-nous fait ? Nous avons détourné les yeux. Nous avons abandonné les Afghans à leur sort. Nous avons laissé Al Qaïda installer ses bases. Il a fallu l'explosion des Bouddhas de Bâmiyân pour mieux émouvoir l'Occident. Pendant que les démocraties sommeillent, leurs adversaires ne perdent pas de temps.
Rappelons-nous le 11 septembre 2001 : l'Afghanistan se signale sinistrement au souvenir du monde. La communauté internationale accourt. Elle pourchasse Ben Laden, elle chasse les Taliban. Mais comment reconstruire le pays ?
Rappelons-nous 2003 : la guerre en Irak, les amalgames, les réfugiés encore. L'attention à nouveau se détourne. Les Taliban ne sont pas loin. Souvent, ils ont seulement passé la frontière pakistanaise. Et une partie de la population afghane est prête à se laisser séduire, à nouveau. Les causes sont toujours là, qui produisent les mêmes effets. Disons-le franchement : des erreurs ont été commises. Nous avons perdu du temps. Nous avons perdu du terrain. Certains ont perdu confiance. Depuis 2007, la France n'a pas ménagé ses efforts pour tirer les leçons de l'histoire, changer de stratégie, et convaincre ses alliés de la suivre, notamment au Sommet de Bucarest, au printemps 2008.
Notre stratégie, quelle est-elle ? Elle tient en trois mots : régionalisation, afghanisation, réconciliation. Le drame de l'Afghanistan ne trouvera de solution qu'à l'échelle régionale. Comment voulez-vous que le pays se relève si les frontières sont des passoires et laissent prospérer les trafics en tous genres, et d'abord le trafic de la drogue ? Ce problème, on ne peut le résoudre qu'avec les pays frontaliers. C'est nous qui avons mis l'accent sur la nécessité de les inviter autour de la table. C'est nous qui avons organisé la première conférence régionale, à La Celle Saint-Cloud, en décembre 2008. Je veux insister sur ce point : nous travaillons avec tous les pays de la région. Le combat que nous menons en Afghanistan n'est pas un combat de l'OTAN contre les autres. Ce n'est pas un combat de l'Occident contre les autres. L'Inde, la Chine, la Russie, approuvent ce que nous faisons. Nous parlons avec elles. Nous avons un intérêt commun à la stabilité de la région, avec tous les pays d'Asie centrale. Notre intérêt, c'est que l'Afghanistan soit assez fort, assez prospère, assez confiant pour ne pas ouvrir les bras aux forces fanatiques qui veulent le détruire à grands coups d'ignorance et de peur. Nous aurons gagné quand les djihadistes seront rejetés par les Afghans eux-mêmes à l'intérieur, et qu'ils ne trouveront plus d'appuis à l'extérieur. Nous aurons gagné lorsque Al Qaïda n'aura plus de base. Déjà ses bases s'amenuisent et perdent en puissance.
Tout ce que nous pourrons faire, nous devrons le faire avec les Afghans. Nous devons leur confier aussi vite que possible, et dans les meilleures conditions, la responsabilité de leur pays. Cette stratégie, nous l'avons proposée à nos partenaires lors de la conférence de Paris en juin 2008. Nous l'avons mise en oeuvre dans les secteurs géographiques où nous sommes engagés. Dans la vallée d'Alassaï, en Kapissa, en Surobi, nous avons accéléré la formation des forces de sécurité afghanes. Nous avons déployé, aux côtés de la population, des gendarmes français.
Nous avons fait passer notre aide civile de 15 à 40 millions d'euros par an. Nous avons fourni l'argent, mais nous avons confié la responsabilité des projets aux Afghans. C'est cela, l'afghanisation. Nous savons que nous sommes sur la bonne voie, et nous le saurons encore mieux quand les Afghans nous diront : "Ne partez pas encore. Les projets que vous nous avez aidés à mettre en oeuvre sont plus utiles pour nous. Restez, et offrez-nous-en d'autres."
Voilà tout le problème : que proposons-nous ? et que proposent les Taliban ? Cela fait quarante ans que l'Afghanistan ne connaît que famine, coups d'Etat, guerre civile, soldats en armes qui passent et qui ne parlent pas. Quel avenir offrons-nous ?
Les Taliban offrent 300 dollars par mois pour combattre, et les soldats afghans n'en gagnent que 70. On dit qu'un fonctionnaire local afghan en touche, lui, dix fois moins. C'est peu pour nourrir une famille. Comment s'étonner, ensuite, que la corruption fasse des ravages ? La même règle vaut partout : pour pacifier, il faut apaiser. Pour apaiser, il faut satisfaire.
Nous devons faire ce que les Taliban ne font pas. Les Taliban ne construisent pas de routes. Ils ont détruit l'Etat, ils ont détruit l'administration. Ils ont détruit le système de santé, qui était déjà faible. Ils ont construit le premier monstre politique du XXème siècle, le totalitarisme le plus pervers, le plus difficile à combattre, celui qui dissout les moyens de l'Etat : l'idéologie de l'extrême sans le secours de l'administration.
La République, chez nous, s'est construite en même temps que les routes, les ponts et les chemins de fer. Elle s'est construite en même temps que notre agriculture. Cette vérité est une vérité de partout. On la trouve sous la plume du fondateur de l'Afghanistan moderne, l'Emir de fer, Abdur Rahman : le jour où il y aura des voies de communication, il y aura aussi une armée ; le jour où il y aura une agriculture, il y aura une nation. Et j'ajoute : le jour où il y aura une nation retrouvée, une nation réconciliée, il y aura un rempart contre l'extrémisme !
Pour se construire, une nation a besoin de sa jeunesse et d'une jeunesse éduquée. La France a un rôle à jouer. Elle accueille déjà de jeunes Afghans dans ses universités. Mais cet effort n'est pas suffisant. J'ai obtenu que le nombre de bourses de longue durée destinées aux étudiants afghans soit doublé dès 2010. Et j'ai obtenu les visas ! Ainsi, nous pourrons rapidement accueillir une centaine de jeunes Afghans supplémentaires sur notre territoire. Et je me battrai pour que le nombre des Afghans accueillis soit supérieur au nombre de ceux qui devront partir.

Mesdames, Messieurs les Députés, nos alliés visitent les secteurs où nous sommes déployés pour s'inspirer de nos méthodes. Nous ne nous contentons pas de suivre. Nous essayons de trouver un chemin. Nous remportons des succès. Lors des dernières élections, le taux de participation était de 47 % dans les vallées où nos armées sont déployées et où nous aidons les Afghans : 47 %, c'est-à-dire 10 points de plus que la moyenne nationale. Et ce succès vient notamment de ce que les femmes ont été plus nombreuses à voter. Ce succès, nous le devons au travail de nos soldats. Rendons-leur hommage ici ! Je suis souvent allé à leur rencontre. Ils font l'admiration du monde pour leur valeur au combat, mais aussi pour leur intelligence humaine, pour leur inventivité sans relâche, au service des Afghans.
Où en sommes nous aujourd'hui ? Le président Obama, vous le savez, nous demande d'envoyer des hommes supplémentaires. Je veux répondre très clairement sur ce point : tous les stratèges vous le diront, c'est la mission qui détermine le nombre des soldats. Dans les vallées de Kapissa et de Surobi, nous n'avons pas attendu ces demandes pour ajuster les effectifs aux objectifs. Nous avons déjà envoyé les renforts qui étaient nécessaires, en septembre 2008 encore.
Aujourd'hui, nous remplissons notre mission. Dans l'état actuel des choses, nous n'avons pas besoin de renforcer le nombre de nos troupes. La priorité, c'est la stratégie. Je le dis d'abord pour les Européens. Mais cela vaut aussi pour l'ensemble des nations engagées aux côtés des Afghans. Le dispositif actuel n'est pas satisfaisant. Nous voulons que le commandement de l'OTAN soit mieux associé au pilotage de l'aide civile. Nous voulons que l'autorité des Nations unies sur place soit renforcée, pour assurer la coordination des moyens - parce que, je vous le rappelle, il s'agit d'un mandat de l'ONU. Comment voulez-vous que nous ayons un dialogue efficace avec le gouvernement afghan si nous ne parlons pas d'une seule voix ?
C'est pour cela que le président de la République a demandé, conjointement avec la chancelière Merkel et M. Gordon Brown, une conférence internationale des ministres des Affaires étrangères, qui se tiendra à Londres le 28 janvier. Nous devons nous fixer des objectifs clairs pour cette conférence : refonder la coordination internationale à Kaboul, entre la MANUA et l'OTAN, et parvenir à une représentation unique des Européens. Demander aux autorités afghanes la feuille de route qui permettra de décliner les promesses du président Karzaï pour les cinq années à venir : en matière de sécurité, en matière de gouvernance, de justice et de lutte contre la corruption, en particulier au niveau local, en matière de paix et de réintégration, en offrant une alternative aux combattants qui choisissent de déposer les armes, en matière d'agriculture, d'infrastructures ferroviaires et de micro-industries locales. En échange, nous confirmerons nos engagements dans la durée. Et nous assurerons le suivi de ces engagements réciproques au cours d'une conférence ministérielle à Kaboul en juin.

Mesdames, Messieurs les Députés, ce n'est pas le moment de nous tromper d'ennemi. Notre ennemi, c'est la misère, qui engendre la haine. C'est l'ignorance, qui est la porte ouverte au fanatisme. C'est l'humiliation. C'est l'indifférence frileuse qui se prépare des lendemains amers ! Voilà ce dont la France ne veut plus.
Avons-nous oublié ce que furent les Balkans au début du siècle dernier ? Cette terre aux confins des empires, parsemée d'identités diverses, jamais stabilisée, où venaient s'engouffrer toutes les haines des alliances. L'Afghanistan est au monde d'aujourd'hui ce que les Balkans furent à l'Europe d'hier. Partirons-nous en laissant une mèche allumée ? Nous voulons que l'Afghanistan tienne debout - seul, fier, et libre. Le monde en a besoin. Les Afghans le méritent. Et ce n'est pas impossible.
Ce qui n'est pas possible, en revanche, c'est que la France qui est engagée - l'une des plus grandes nations qui ait engagé les plus belles et les plus grandes de ses qualités, et surtout sa responsabilité morale devant les nations -ait versé le sang de ses soldats et qu'elle ait fait tout cela pour renoncer avant le terme. Voilà ce qui n'est pas possible !.

Source:http://www.diplomatie.gouv.fr, le 18 décembre 2009