Texte intégral
Q - Alain Joyandet, merci d'avoir choisi Europe 1 pour témoigner. A Haïti, vous avez vécu l'insupportable que nous racontent chaque jour les reporters courageux d'Europe 1. Les images racontent et montrent l'horreur. Est-elle dépassée par ce que l'on voit sur place ?
R - Oui, les médias n'exagèrent pas, je crois que ce qui est sur place est encore pire. Le travail des sauveteurs, notamment auprès des victimes, celles qui sont coincées sous les débris, se passe dans des conditions abominables.
Q - Il y a l'odeur de la mort ?
R - Bien sûr, il y a l'odeur de la mort, il y a des choix à faire alors même que les victimes sont coincées sous les débris avant de les extirper pour qu'elles ne meurent pas.
Q - Eviter de les enterrer vivants. Il y a une centaine de victimes probablement, qui va être sauvée des décombres ?
R - Oui, c'est peu et c'est en même temps énorme. La France était là le premier jour avec une équipe formidable. C'est 500 personnes, 500 Français qui travaillent jour et nuit en ce moment.
Q - A votre avis, quand ces recherches sous les ruines vont-elles s'arrêter ? On dit que cela pouvait s'arrêter aujourd'hui. Est-ce que cela peut continuer, parce qu'il y a peut-être des vies encore ?
R - Je crois qu'il y a encore un peu plus de temps, et tant que nous avons le sentiment de pouvoir sauver des vies, récupérer des vies, nous continuons. Donc, pendant deux ou trois jours nous allons encore continuer.
Q - On raconte la présence de la mort de masse. Est-ce qu'on a une idée réelle cette fois du nombre de victimes du tremblement terre ?
R - 15.000 victimes ont déjà été ensevelies dans des fosses communes, il y en a beaucoup plus actuellement dans les décombres et les morts jonchent les rues.
Q - Les Américains prennent possession de l'île d'Haïti, certes pour l'aider, et on vous reproche, vous, d'avoir créé une polémique inutile à propos du rôle des Etats-Unis.
R - Je sais que j'étais sur le terrain, que j'avais un problème pour faire atterrir deux avions, deux Airbus, qui avaient un hôpital de campagne, et puis surtout chacun 300 places pour faire partir les Français qui voulaient rejoindre la France.
Q - Ca, c'était samedi. Est-ce qu'il est vrai que vous êtes allé sur la piste de l'aéroport pour arracher l'autorisation d'atterrir de ces Airbus médicaux ?
R - Je suis allé sur la piste et que j'ai négocié directement avec les responsables américains. J'ai pris le micro pour parler directement au pilote du commandant de bord de l'Airbus qui, sinon, allait repartir une deuxième fois en direction de l'île d'à côté. Et si je n'avais pas fait cela, peut-être ces Airbus n'auraient pas atterri, sûrement même pas atterri.
Q - Mais ce n'est pas pour montrer les muscles des Français ?
R - Non, c'est simplement pour que nous puissions avoir un créneau, pour faire atterrir deux avions au milieu des avions américains, grâce à qui d'ailleurs l'aéroport fonctionne. Et donc j'ai remercié les Américains, mais en même temps, il faut que tout le monde puisse atterrir, notamment lorsqu'il s'agit d'hôpitaux de campagne.
Q - Est-il vrai que l'incident est monté haut, haut, jusqu'à Washington, entre Washington et Paris ?
R - Il y a eu forcément des échos, j'ai dû demander des interventions pour que ces deux avions puissent atterrir.
Q - Depuis, tout s'est arrangé, tous reconnaissent le leadership américain, autoproclamé. Ne faut-il pas une décision de l'ONU pour dire les missions et les responsabilités ?
R - Je crois que l'ONU est en train de travailler, j'espère que nous aurons une décision.
Q - C'est-à-dire ?
R - J'espère que les choses seront précisées quant aux rôles des Etats-Unis, puisque évidemment il s'agit d'arriver, d'aider Haïti. Il ne s'agit pas d'occuper Haïti, il s'agit de faire en sorte que Haïti puisse reprendre vie.
Q - Pensez-vous que la coordination entre sauveteurs de tous les pays va s'améliorer ?
R - Elle s'améliore de jour en jour. La France vient d'obtenir d'ailleurs d'avoir le leadership en ce qui concerne les autres nations européennes pour emmener chacun dans son pays. Nous commençons ce matin, la Commission européenne nous l'a demandé, nous commençons à Jacmel, qui est une ville très touchée, qui n'a pas été encore été beaucoup visitée, et nous allons commencer par rapatrier dans un premier temps les Italiens, et nous continuerons avec les autres pays européens.
Q - Comment donner à boire et à manger à toute une population qui est abasourdie et dépourvue de tout, parce qu'il y a l'eau, la nourriture qui manquent, bien sûr, les soins, on l'a dit ? Est-il vrai qu'il y a des stocks qui existent et qu'on ne peut pas distribuer ?
R - Tout ce qui existe arrive. La France vient de mettre 2 millions d'euros supplémentaires en urgence pour l'alimentation parce qu'il faut impérativement augmenter l'alimentation de manière massive si on ne veut pas que les Haïtiens s'en aillent. Ils commencent, ils ont commencé leur exode pour aller vers la campagne, ils sont partis de Port-au-Prince, en masse et je les ai vus, avec le peu qu'il leur reste.
Quand ils auront terminé de manger ce qu'ils trouvent à la campagne, il faut qu'ils trouvent autre chose sinon forcément...
Q - Mais comment leur distribuer, qui va leur distribuer ?
R - L'organisation commence à fonctionner, de mieux en mieux, et notamment le Programme alimentaire mondial qui est en charge d'une grande partie de cette distribution qui est une organisation sérieuse.
Q - Il faut les transporter ces matériels, ces dons. Qui le fait ?
R - Nous avons un problème de transport, il faut bien le reconnaître, et la France va faire, puisque le Premier ministre a arbitré l'arrivée de 50 camions militaires avec des chauffeurs, ils sont sur un des bateaux de la marine française, ils seront là dans quelques jours.
Q - L'urgence est aussi de soigner les blessés graves, les Français installent des hôpitaux qui sont dispersés et équipés. Est-il vrai qu'on opère tout le temps, et on opère aussi parfois sur place quand on essaye de déterrer ceux qui sont là encore vivants ?
R - Bien sûr, parce que, après parfois dix heures de combat contre la mort, nos pompiers, avec nos secouristes, les forces civiles doivent prendre des décisions, sous les décombres, pour sauver telle ou telle personne ; il faut parfois prendre la décision d'amputer avant d'extirper la personne, sinon elle meurt dans la minute, et tout cela est évidemment dramatique, mais cela se fait au quotidien.
Q - Ce matin, que dites-vous aux parents qui ont adopté des enfants haïtiens qui voudraient les récupérer ?
R - Je leur dis qu'hier, au Centre de crise, nous avons abordé cette solution, et pour tous les enfants qui ont des papiers, pour lesquels il n'y a pas d'interrogations, nous allons essayer d'accélérer leur prise en charge.
Q - C'est une information importante que vous dites sur Europe 1. Quant aux autres, vous voulez étudier cas par cas ?
R - Nous ne pouvons pas prendre des enfants en masse et les faire partir d'Haïti alors que nous ne sommes pas certains que l'ensemble des documents sont là, et que les dossiers sont déjà étudiés.
Q - La France a proposé une conférence mondiale pour reconstruire ou construire Haïti. Sera-t-elle suivie ?
R - J'espère, et donc il faut effectivement construire Haïti, tout est rasé. Haïti a été construite dans des conditions qui n'étaient pas bonnes, sur des sols où sans doute il ne fallait pas construire, avec des constructions de papier. Et donc le président Sarkozy veut une grande conférence internationale. Et elle aura lieu. D'abord, il y aura le 25 une réunion préparatoire...
Q - A Montréal ?
R - Elle n'est pas encore officiellement fixée pour ce qui concerne le lieu, mais elle aura lieu le 25, et elle va préparer la conférence des chefs d'Etat. L'idée c'est de construire Haïti, puisqu'on peut parler carrément de "construire" et pas de "reconstruire". Il faudra beaucoup d'argent, il faut 300.000 logements le plus rapidement possible.
Q - Ce matin, vous participerez, en quittant Europe 1, à Bruxelles, à une réunion des responsables de l'Union européenne. Elle a prévu de verser dans l'immédiat 100 millions d'euros, ce n'est pas grand-chose, c'est important mais ce n'est pas grand-chose.
R - C'est beaucoup parce qu'il s'agit non pas de reconstruire dans ce cas-là mais d'apporter de l'argent supplémentaire à la MINUSTAH pour qu'au quotidien elle soit renforcée et qu'elle puisse mieux fonctionner.
Q - Mais quand il faudra vraiment construire, comme vous dites, combien ?
R - Quand il faudra construire, c'est sans doute au minimum 10 milliards d'euros en deux ou trois ans pour construire 300 000 logements et des bâtiments publics et communautaires pour que cela fonctionne.
Q - Les Haïtiens sont désespérés, ils disent n'attendre que la mort. Qu'avez-vous découvert chez le peuple haïtien dans son malheur ?
R - J'ai vécu au milieu d'Haïtiens d'un grand calme, avec beaucoup de dignité, beaucoup de pudeur, qui ont d'abord commencé eux-mêmes par travailler pour aider leurs proches, pour enterrer leurs morts. Ce sont des gens formidables et qui ont besoin d'être aidés.
Q - Et pas seulement tout de suite, il faudra les aider sur le long terme ?
R - Je crois qu'il ne faudra pas oublier ce séisme et travailler effectivement dans le long terme et, compte tenu des relations avec la France, il faudra que nous le fassions. La France a été le premier sur le terrain avec 500 personnes, et nous allons continuer, nous n'allons pas oublier Haïti.
Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 19 janvier 2010