Déclaration de M. Lionel Jospin, Premier ministre, sur l'égalité entre les hommes et les femmes, notamment dans l'exercice des responsabilités politiques sociales et économiques, Paris le 17 avril 1999.

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Circonstance : Clôture de la Conférence européenne "Femmes et hommes au pouvoir" à Paris le 17 avril 1999

Texte intégral

Madame la Présidente,
Mesdames et Messieurs les ministres,
Mesdames, Messieurs,
Je suis heureux de clore cette Conférence européenne et je tiens tout d'abord à remercier celles et ceux qui ont pris part à son succès. L'égalité entre les hommes et les femmes est devenue, avec le traité d'Amsterdam, un des principes qui guident normalement les politiques de l'Union européenne. C'est d'ailleurs à la Commission que nous devons d'être réunis aujourd'hui pour évoquer, dans cette perspective, une question essentielle : le pouvoir. Le sujet est important, non seulement parce qu'il traite du pouvoir en tant qu'exercice des responsabilités, celui qui contribue à transformer la société, mais aussi envisage le pouvoir comme liberté offerte à chacun, femme ou homme, de décider de sa propre vie. Et c'est bien cette double dimension du pouvoir que je veux évoquer devant vous ce matin, en commençant mon propos par ce qui apparaît désormais comme indispensable : le partage équitable de ce pouvoir entre les femmes et les hommes.
I - La question du partage du pouvoir est désormais posée.
En un siècle, à travers l'Europe, les femmes ont acquis, je devrais dire : conquis des droits fondamentaux : droit à l'éducation, à la libre disposition de leur salaire, au congé-maternité, au vote et à l'éligibilité, à la contraception et à l'avortement. Autant d'étapes décisives, mais qui laissent un goût inachevé et l'actualité est là pour nous le rappeler : le conflit au Kosovo aujourd'hui nous montre cruellement les négations des droits des femmes, par les violences morales et physiques qu'elles subissent. Dans les pays démocratiques, si ces droits dont je parlais sont le fruit du combat de femmes - mais aussi, souvent, d'hommes -, ils ont été accordés par un pouvoir resté là essentiellement masculin. C'est cela, désormais, qui doit changer, tant dans le champ politique que dans la sphère économique.
Partager le pouvoir politique est une exigence démocratique. Au lendemain de la chute du mur de Berlin, lorsque les Etats d'Europe centrale et orientale, candidats au Conseil de l'Europe, nous avaient demandé de préciser les critères de la démocratie, cela nous avait donné l'occasion de prendre à nouveau conscience du décalage persistant entre le principe d'égalité -qui donne à tous, hommes et femmes la citoyenneté- et la réalité -à savoir un pouvoir politique exercé pour l'essentiel par les hommes-. Du constat de ce " déficit démocratique " est née, en 1992, la déclaration d'Athènes. Répondre à cette défaillance démocratique justifie déjà que soit recherchée une véritable égalité politique des hommes et des femmes.
Mais la féminisation de la vie politique est en outre la meilleure voie vers le rajeunissement, l'élargissement et la diversification du personnel politique -que facilite la limitation du cumul des mandats. En ce sens aussi, la parité a partie liée avec l'approfondissement de la démocratie. Elle permettra, c'est ma conviction, de faire sauter les " verrous " politiques et institutionnels qui interdisent la modernisation de notre vie publique.
Partout où elles accèdent aux responsabilités, les femmes expriment en effet de nouvelles préoccupations. Ce faisant, elles réinventent le " vouloir-vivre-ensemble " qui est au coeur de la démocratie.
Je pense par exemple aux initiatives fécondes de ces Italiennes qui, à Milan, à Gênes, à Rome ou à Venise, travaillent depuis 1985 sur " le temps des villes " - " il tempo delle città ". Voulant concilier les temps de la vie, du travail et de la cité, elles se sont réunies pour mieux coordonner, à l'échelle de la commune, les horaires des administrations, des écoles, des crèches, des commerces, des transports, du travail. Quelle meilleure façon d'illustrer le renouveau du débat public que permet un partage équilibré du pouvoir entre hommes et femmes ?
Seule l'action politique permet de réaliser ce partage. En Suède dès 1973, au Danemark en 1977, en Allemagne en 1979, des partis - socialistes ou sociaux-démocrates, souvent - ont imposé une limite au nombre de représentants du même sexe dans leurs instances dirigeantes, sur les listes de candidats, dans les assemblées élues. Quand les partis politiques n'agissent pas spontanément, il faut, comme l'ont fait la Belgique, l'Italie, le Portugal, changer la loi, voire la Constitution. La force des symboles elle-même est parfois indispensable : en 1991, les Suédoises ont menacé de créer un parti des femmes ; en 1994, les Portugaises ont réuni un
" Parlement paritaire " où chacune des femmes élues invitait un homme politique de son choix.
En France, l'affirmation -plus récente- d'une volonté a permis de commencer à faire reculer les archaïsmes et je m'y suis impliqué personnellement. Lors des élections législatives de juin 1997, les formations politiques qui constituent depuis la majorité, et notamment le Parti Socialiste, ont proposé que des femmes, en plus grand nombre, rejoignent l'Assemblée nationale ; les électeurs nous ont suivi. De même, j'ai voulu que le Gouvernement comporte une forte proportion de femmes, placées à la tête de ministères importants. Enfin, nous allons inscrire au coeur de notre Constitution un principe permettant au législateur de prescrire des mesures permettant l'égal accès des hommes et des femmes aux mandats et aux fonctions. Nous avons franchi une première étape, mais nous devons poursuivre notre effort avec le concours de notre majorité parlementaire.
On dit, parfois, que si " les hommes " commencent à se résigner, finalement, à reconnaître l'exigence et le principe de la parité en politique, c'est pour mieux conserver le " vrai " pouvoir, celui de l'économie. Il faut lever ce soupçon. Je dirai pour ma part, puisque l'entreprise est un lieu de pouvoir, alors que, les femmes doivent y prendre toute leur place.
Partager entre les hommes et les femmes le pouvoir économique, c'est d'ailleurs préparer une économie plus efficace et plus juste.
Plus efficace, car plus de travail pour les femmes, c'est plus d'emplois et de richesses pour tous. Les comparaisons entre nos différents pays l'attestent : l'activité des femmes est un facteur de croissance. Lorsqu'elle est forte, elle ne constitue pas une cause de chômage. Bien au contraire, l'activité féminine génère de la valeur ajoutée comme disent les économistes, stimule la demande globale, induit la création de nouveaux emplois de services. Les professions qui se sont le plus féminisées sont celles qui ont créé le plus d'emplois : ingénieurs, scientifiques, enseignants, professions de santé. Plus de femmes au travail, c'est donc pour l'Europe un atout, et non un handicap, dans la compétition économique mondiale.
Plus juste, car si les femmes ont toujours été des acteurs du développement économique, si leur rôle est aujourd'hui mieux reconnu, si le travail féminin ne cesse d'augmenter en Europe, reste en suspens la question du partage des responsabilités au sein de l'entreprise. Au sein des 5.000 premières entreprises françaises, les femmes ne représentent que 7 % des cadres dirigeants. Elles occupent moins de 5 % des sièges au sein des conseils d'administration de nos grands groupes. Et pourtant, comme l'a souligné le rapport remis par Béatrice MAJNONI d'INTIGNANO au gouvernement français, si les femmes sont aussi actives en France, c'est grâce à l'excellence de leur qualification. C'est pourquoi la question du partage des postes de décision doit aussi être un thème central du dialogue social. Pour améliorer la représentation des femmes dans les instances de décision des entreprises, mais aussi des organisations professionnelles et des syndicats. Pour rechercher de nouvelles formes d'organisation du travail, favorables à l'accès des femmes aux postes de responsabilité. Pour faire accepter l'idée que la mixité des équipes dirigeantes est non seulement un critère, mais aussi un facteur de bonne gestion.
Mesdames et Messieurs,
Politique, économie : la force des habitudes qui règnent dans ces deux champs compte pour beaucoup dans la place trop réduite réservée aux femmes. Mais je suis convaincu, comme vous, qu'au-delà des habitudes, c'est une culture, faite de pesantes représentations collectives, qui est en cause.
II - C'est donc un " changement de culture " qu'il faut rechercher.
Vos échanges l'ont montré : les changements des rapports entre homme et femme au sein du couple sont une clé décisive de l'égalité. En tant que responsable politique, je peux ressentir une hésitation à aborder publiquement des questions qui concernent les individus dans leurs relations privées. Mais elle ont une dimension sociologique et nous savons bien que dans " la trame conjugale ", on devrait dire dans la " trame familiale ", peut se tisser, fruit d'habitudes et de conventions héritées, un réseau de contraintes qui rend plus difficile la participation de la femme à la vie sociale et professionnelle. Tant que les femmes devront assumer, seules ou presque, le poids d'une " deuxième journée ", elles resteront confrontées à une alternative opposant épanouissement de la vie familiale et ambition professionnelle.
Chacun s'accorde sur la pertinence de ce constat, pour aussitôt relever la difficulté d'agir. Organiser un réel accès des femmes aux responsabilités dans la politique ou dans l'entreprise sans rééquilibrer, dans le même temps, la division traditionnelle des tâches au sein du couple, c'est accentuer pour les femmes les contradictions. L'essor de celles-ci dans la sphère publique exige donc que soit reconsidérés des compromis qui appartiennent, eux, à la sphère privée - cet espace de liberté individuelle que le pouvoir politique, au sein de nos démocraties, se refuse à régenter.
Reconnaître cette difficulté - bien réelle -, ce n'est pas pour autant s'abandonner à la résignation. C'est appeler à un " changement culturel ", à la construction d'un imaginaire social renouvelé, où femmes et hommes ne soient plus enfermés dans une répartition archaïque des rôles fondée sur le sexe. La réconciliation de la vie familiale et de la vie professionnelle est un objectif qui ne s'adresse pas qu'aux femmes : il interpelle d'abord les hommes. Plusieurs facteurs peuvent contribuer à ce changement radical de perspective. Le débat démocratique, tout d'abord, comme celui qui s'est tenu en France autour de la parité, ou celui que vous venez d'avoir : chaque fois, les vieilles conceptions sont mises en question. L'éducation, ensuite : dès l'enfance, à l'école, dans la famille, par les jeux, nos jeunes concitoyens doivent apprendre que leur sexe ne les enferme ni dans un rôle, ni dans un métier, ni dans un parcours de vie. L'action de l'Etat, enfin, qui par des incitations peut accélérer l'évolution des comportements sans déroger au respect des choix privés. En témoignent la démarche suédoise du " mois du père " -ce congé postnatal spécifique- ou bien le pacte social qui guide depuis 1982 les politiques publiques néerlandaises lesquelles, de l'émancipation des femmes par le travail à temps partiel, en sont venues à l'émancipation des hommes par la réduction du temps de travail.
En matière d'égalité entre les femmes et les hommes, notre démarche doit être globale, embrasser tous les champs de la vie et s'appuyer sur les forces de la société.
III - Telle est la méthode que vous avez retenue et celle que le gouvernement français entend mettre en oeuvre.
La déclaration que vous avez signée et le plan d'action qui l'accompagne sont l'aboutissement d'une réflexion engagée il y a sept ans. La déclaration d'Athènes réclamait des " programmes d'action et de mesures concrètes ". La Charte de Rome soulignait la nécessité d'une " stratégie intégrée pour réaliser une participation égale des hommes et des femmes dans toutes les sphères de la société ".
Tel est bien l'esprit du plan d'action qui a servi de base à vos travaux. Ce plan d'action, le gouvernement français, pour sa part, a bien l'intention de l'appliquer. Il s'inspire du
" programme politique national " que proposait en 1996 le Réseau européen d'experts " Les femmes dans la prise de décision " - dont d'anciens membres furent, m'a-t-on dit, très actifs dans le comité de pilotage de cette conférence. La Suède, dès 1988, la Belgique et les Pays-Bas, en 1992, avaient montré l'exemple. Pour faire avancer de front droits politiques, droits économiques et droits sociaux, cette démarche se rapproche de celle définie à Luxembourg dans le domaine de l'emploi et sur des suggestions françaises : adoption d'objectifs quantifiés, comparaison des performances, suivi annuel.
C'est dans cet esprit que nous avons voulu modifier les Traités. Le traité d'Amsterdam entre en vigueur dans quelques jours. Il introduit des novations fondamentales, dont certaines ont déjà connu un début de mise en oeuvre. Parmi les missions que le Traité assigne à l'Union figure désormais le principe de l'égalité entre les hommes et les femmes : il doit s'appliquer dans toutes les politiques communautaires. L'Union se voit ainsi reconnaître la possibilité de promouvoir l'égalité entre les hommes et les femmes. Ce principe est déjà à l'oeuvre dans le processus de Luxembourg sur l'emploi, dont plusieurs " lignes directrices " sont spécifiquement consacrées à l'égalité des chances. En 1999, l'objectif est de faire bénéficier les femmes - dans la proportion de ce qu'elles représentent dans la population concernée - des dispositifs et mesures décidés au titre du plan national pour l'emploi. Ce principe nouveau oriente déjà fortement les politiques menées par les Etats membres dans un cadre européen.
C'est dans ce cadre que la France, sous l'impulsion de la ministre aux droits des femmes, Nicole PERY, déploie son action. En 2000, le gouvernement français se dotera d'un plan national d'action sur l'égalité des chances, et cela dans tous les domaines : politique, économique, professionnel, social. Sur la base de la déclaration qui vient d'être adoptée, il réunira les mesures prises ou envisagées dans ces domaines en une stratégie globale pour l'égalité.
En particulier -c'est un des axes du plan d'action dont vous avez débattu-, nous voulons que la fonction publique soit exemplaire. L'accès des femmes aux postes de responsabilité dans la fonction publique française n'est pas satisfaisant. J'ai engagé une politique déterminée afin que les jurys de concours administratifs et les instances de promotion dans la fonction publique soient plus largement féminisés. Pour établir un meilleur équilibre entre les femmes et les hommes à tous les niveaux de la hiérarchie, des plans d'objectifs progressifs seront élaborés dès le 1er janvier 2000. Sur ce point, je veux d'ailleurs saluer la détermination de la Commission européenne, qui s'est fixé des objectifs concrets de recrutement de femmes aux postes de responsabilité, d'encadrement et de direction, dans le cadre de son IIIème programme d'action pour l'égalité.
Encourager l'accès des femmes au pouvoir économique ne peut être indifférent à l'Etat. Je souhaite que le " comité du dialogue social ", qui réunit les administrations et les partenaires sociaux sous l'égide de la ministre de l'Emploi et de la Solidarité, Martine AUBRY, et du ministre délégué aux Affaires européennes, Pierre MOSCOVICI, ait des échanges réguliers sur ce sujet.
Plus profondément, la politique de réduction négociée du temps de travail que met en oeuvre le gouvernement français peut aussi donner à tous, femmes et hommes, une latitude plus grande dans l'organisation de leur vie, afin que projet familial et ambition professionnelle puissent trouver un meilleur équilibre.
Mesdames, Messieurs,
Pour expliquer les succès remportés par les Norvégiennes dans l'égalité avec les hommes, la ministre du Travail, Mme Eldbjorg LOWER, évoquait récemment "plus de cent ans de luttes". Si votre oeuvre collective, qui se poursuivra demain, rencontre des résistances, c'est qu'elle vise haut et loin, qu'elle poursuit une grande ambition : une mutation collective, culturelle, embrassant tous les champs de la société.
Jean MONNET, ce grand Européen, disait : " La résistance des hommes et des choses est à la mesure de l'ampleur du changement qu'on cherche à apporter. Elle est même le signe le plus sûr qu'on est sur la voie de ce changement ". Nous sentons tous les résistances. Faisons en sorte qu'elles soient seulement la mesure de l'ampleur du changement qui s'annonce.

(Source http://www.premier-ministre.gouv.fr, le 20 avril 1999