Déclaration de M. Frédéric Mitterrand, ministre de la culture et de la communication, sur les métiers d'art, notamment les créations contemporaines de tapisseries des Gobelins, Paris le 12 mars 2010.

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Une « tombée de métier » : je trouve cette expression particulièrement belle, tout comme l'acte qu'elle évoque et auquel nous avons eu la chance et le plaisir d'assister tout à l'heure. Un acte qui n'est pas seulement celui d'une séparation entre le métier à tisser et la tapisserie patiemment réalisée, mais aussi, symboliquement, d'une soudaine autonomie de l'oeuvre par rapport à la matière dont elle est issue et tissée, et je dirais presque d'une naissance. C'est en tout cas véritablement une « création », au sens où l'on parle de celle d'une pièce de théâtre, d'un opéra ou d'une oeuvre musicale qui viennent à voir le jour après le premier « lever de rideau ».
Je trouve aussi très beau, très évocateur et très éloquent ce titre de « Grand silence » que Vincent BIOULÈS a choisi pour son carton, qui fait songer aux « espaces infinis » de PASCAL, au « Silence de la mer » de VERCORS, ou encore à cette « heure nuptiale, auguste et solennelle » de Booz endormi de HUGO, où la lune représente, comme dans cette oeuvre, une « faucille d'or dans le champ des étoiles ». C'est d'ailleurs un titre qui entre en résonance avec la « tombée de métier », qui suggère aussi une « tombée du jour » et une entrée dans les « scintillations » nocturnes chères à MALLARMÉ.
Cette oeuvre est tout aussi magnifique par sa conception que par la finesse de son « interprétation », comme l'on dit si joliment et si justement dans le langage des lisseurs, que je tiens à féliciter pour leur travail remarquable, notamment sur leur gamme de couleurs.
Cette oeuvre aurait pu s'appeler aussi, je crois, « Le Grand Miroir », tant chacun des motifs qui la composent entre dans un jeu spéculaire. Il y a bien sûr le miroir central dans lequel vient se refléter un fragment de fenêtre, qui est elle-même comme un autre miroir, et en même temps une parfaite métaphore de l'art et de la peinture, car elle ne fait pas que refléter, elle est aussi ouverte sur le monde, car, comme l'écrivait Arthur SCHOPENHAUER : « l'art est miroir sans tain ».
Les miroirs, c'est aussi cette sphère irisée d'étoiles au centre de la tapisserie, cette mappemonde qui semble, en même temps, une carte du ciel qu'elle reflète, mais c'est aussi le vase, au premier plan, qui cristallise les lumières de la nuit. Miroir aussi, dans ce décor de « vie tranquille », de still life comme dit si bien l'anglais, un jeu d'allusion et de référence à d'autres oeuvres, à d'autres artistes - à commencer par MATISSE bien sûr, dont nous retrouvons maints éléments de couleur, de motifs et de style.
C'est précisément le caractère spéculaire, et symbolique, de cette tapisserie qui m'invite à l'interpréter à mon tour, un peu comme dans ce texte fascinant de Henry JAMES que vous connaissez, L'image dans le tapis - à l'interpréter d'une manière que j'espère à la fois fidèle à l'esprit de cette oeuvre et, indissociablement, politique, au sens le plus noble du terme, c'est-à-dire touchant l'action publique dans la Cité, au service de tous et de chacun.
Je lis en effet, dans ce Grand Silence, la défense et l'illustration, muette et en même temps très éloquente, des métiers d'art, et d'abord de la collaboration très riche et très féconde entre le peintre et ses interprètes, guidés par le fil d'Ariane, j'ai envie de dire le « fil rouge », de sa vision. Elle démontre brillamment que les traditions et les savoir-faire les plus rares peuvent dialoguer avec les recherches les plus avancées de la création contemporaine, que toutes deux peuvent se conjuguer et s'entrelacer, au sein de ces laboratoires d'excellence que constituent le Mobilier national et les Manufactures des Gobelins, comme à celles de Beauvais et de la Savonnerie. La visite que nous en avons faite tout à l'heure a confirmé leur pleine vitalité, et j'en remercie chacun d'entre vous ici, qui en êtes les acteurs au quotidien - et sur la longue durée qui est la temporalité propre à vos métiers.
Je vous remercie.

Source http://www.culture.gouv.fr, le 15 mars 2010