Interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, dans "The Arab daily" du 18 mars 1999, sur les relations franco-jordaniennes depuis l'avènement du roi Abdallah, les modalités d'une éventuelle levée de l'embargo sur l'Irak, l'éventualité de la proclamation d'un Etat palestinien et l'état des négociations sur le Kosovo.

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Média : Presse étrangère - The Arab daily

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Q - Monsieur le Ministre, le nouveau roi de Jordanie, le roi Abdallah trône sur le royaume hachémite depuis un peu plus dun mois. Il succède à son père le roi Hussein, qui la désigné à sa succession, quelques jours avant sa mort. En tout premier lieu, je voudrais savoir, si vous avez eu loccasion de rencontrer le roi Abdallah et que pouvez-vous nous dire sur la personnalité du jeune roi ?
R - Personnellement, je nai pas eu loccasion de rencontrer le roi Abdallah, mais je sais ce que pense le président de la République et je sais ce que pensent aussi beaucoup de personnalités qui ont été à Amman pour les obsèques du roi Hussein et je peux vous dire que le jugement général recueillir est un jugement positif et très confiant.
En ce qui me concerne, même sans connaître le roi Abdallah, dès que javais été interrogé au moment triste de la malheureuse disparition du roi Hussein, javais expliqué quà mon sens la Jordanie persévérerait dans la même direction et quelle poursuivrait la même politique du roi Hussein. Cela me paraît correspondre à son intérêt fondamental, compte tenu de la situation de la région et de la situation intérieure de ce pays...
Je suis donc confiant dans une continuité dans le meilleur sens du terme. Naturellement, chaque roi porte sa propre personnalité. Le roi Abdallah a sans doute certaines différences avec le défunt roi. Il appartient à une autre génération, donc il y aura forcément des développements que je ne connais pas, que personne dautre ne connaît et que nous allons voir intervenir petit à petit, mais que nous attendons, nous en France, avec sympathie et confiance.
Q - Certaines personnes sétaient déclarées sceptiques quant aux capacités du roi Abdallah à gérer le pays... Peut-on, à votre sens, devenir roi du jour au lendemain sans y avoir été vraiment préparé ?
R - Absolument... Cest tout à fait fréquent. Dailleurs, en ce qui concerne les grandes fonctions de direction politique, de roi, de président, de Premier ministre, bref de principaux responsables des pays, on se demande vraiment si les personnes qui doivent assumer ces fonctions ont été vraiment préparées à les assumer ? En réalité, on nen sait rien. Cest tellement particulier... Cela suppose un alliage de qualités, tellement complexe et tellement subtile, quon ne peut pas dire quil y ait une préparation méthodique et mécanique à ce type de fonctions.
Dautre part, je note que le roi Abdallah, de par ses anciennes responsabilités militaires, a eu à soccuper de beaucoup de problèmes sensibles et quil a déjà eu, à ce titre beaucoup de contacts internationaux. Nous ne pouvons pas prétendre quil soit novice en la matière, loin de là...
Q - Monsieur le Ministre, nous allons évoquer le sujet de la coopération militaire et économique avec la Jordanie. Au lendemain de la triste disparition du roi Hussein plusieurs pays se sont inquiétés de lavenir de la Jordanie. Certains de ces pays, tels que les monarchies du Golfe, lArabie saoudite et les Etats-Unis se sont pressés dallouer des aides économiques et militaires à la Jordanie... Y aura-t-il une contribution française dans ce sens ?
R - Vous avez employé le mot inquiétude... Il ny a pas dinquiétude ; il y a eu lors de la disparitions du roi Hussein beaucoup de tristesse. Il y a eu aussi une réaction très unanime par rapport à son courage jusquau bout et à sa clairvoyance politique... Il ny a donc aucune inquiétude ; il y a seulement le désir très général de la France, de lEurope et des Etats-Unis, de poursuivre avec la Jordanie une coopération fructueuse. La Jordanie, comme beaucoup de pays peut rencontrer des problèmes, mais cela ne suffit pas pour employer le mot dinquiétude.
Concernant les relations franco-jordaniennes, je peux vous dire que depuis 1992, il y a eu plusieurs protocoles financiers qui ont exprimé et la solidarité et lintérêt de la France pour la Jordanie. Il faut également noter, quau Club de Paris, quand il a été question dévoquer le chapitre de la dette jordanienne, la France a toujours été positive par rapport à la Jordanie. Nous navons pas de raison de changer de position tout au contraire.
Dautre part, il y a un certain nombre dentreprises françaises dans ce pays. Il est vrai quelles sont trop peu nombreuses à mon goût, mais elles sont aussi en train de se développer. Et leur présence, les succès quelles ont dailleurs remportés ces derniers temps dans différents domaines, notamment en matière deau, montrent quil y a une sorte dinvestissement français sur la Jordanie. Nous naurions certainement pas investis dans ce pays, si nous étions inquiets, mais nous souhaiterions, certainement, être beaucoup plus présents sur le terrain.
Q - Malheureusement, la France est beaucoup plus présente dans dautres pays, en Egypte, en Israël, dans les territoires palestiniens... Vous avez évoqué les projets dinvestissement sur leau en Jordanie, mais même dans ce domaine, les Allemands et les Japonais sont beaucoup plus forts que la France ?
R - Quand le montant du protocole financier atteint le million, quand une partie de la dette est allégée, on ne peut pas dire que la France nest pas présente sur le terrain. Les entreprises françaises, comme toutes les grandes entreprises mondiales souhaitent conquérir un maximum de marchés dans cette région et notamment en Jordanie...
Mais il faut aussi respecter les procédures de mise en concurrence et il appartient aux autorités jordaniennes, selon les différentes procédures de sélection qui existent de faire leur choix. Mais si vous minterrogez sur nos intentions et celles de nos entreprises, notre réponse est certainement très positive. Vous avez parlé des Allemands et des Japonais ; ils ne sont pas plus forts que nous, ils sont dans certaines parties du marché jordanien plus présents que nous. Et il y a sans doute des explications historiques à cela. Il vaut voir comment les liens se sont développés entre la Jordanie, lAllemagne et le Japon. Mais en ce qui nous concerne, je peux vous garantir, que dans les mois à venir les liens entre la France et la Jordanie auront tendance à se développer.
Q - Monsieur le Ministre, la stabilité de la Jordanie dépend aussi de celle des pays voisins, notamment de lIraq. Vous avez récemment plaidé pour une levée conditionnelle de lembargo pétrolier sur ce pays. Pensez-vous avoir fourni des arguments nécessaires pour faire avancer ce dossier ?
R - Nous sommes certainement préoccupés par limpasse dans laquelle nous nous trouvons tous par rapport à laffaire iraquienne. Nous sommes encore confrontés à un pays qui ne respecte pas totalement les résolutions qui ont été adoptées par le Conseil de sécurité en 1991 au lendemain de la guerre du Golfe. Aucune bonne solution na été apporté jusquici au problème du contrôle de larmement iraquien, qui reste indispensable. Il y a donc là un souci de sécurité de la part des pays voisins et des monarchies du Golfe, tant que le régime actuel sera maintenu au pouvoir.
Mais les conséquences de cet embargo commencent à peser très lourd sur la société iraquienne. Cest pour cette raison dailleurs que la France a cherché à présenter un ensemble de propositions, dont on peut débattre. Elle la fait au Conseil de sécurité au mois de janvier, en estimant que si lon mettait en place un contrôle, à long terme, de larmement iraquien, ce quon appelle le monitoring, pour surveiller tout éventuel réarmement dangereux de lIraq, que si lon arrivait à mettre en place un contrôle des revenus issus de la vente du pétrole pour éviter que ceci ne soit détourné dans des programmes darmements prohibés...
Dans ces conditions là, et dans ces conditions seulement, la France estime quil serait possible de lever lembargo. Je pense sincèrement que ce serait une bonne chose de pouvoir mettre en place un contrôle efficace et de lever cet embargo, car il ne correspond plus à une nécessité stratégique, quon puisse comprendre aujourdhui, sans oublier quil est socialement et humainement cruel...
Nos idées ont donc été présentées au Conseil de sécurité... Les Etats-Unis ne sont pas très favorables à cette approche, mais ils nont jamais dit quils étaient complètement hostiles aux idées françaises... Les autres membres du Conseil de sécurité les trouvent intéressantes et nous, de notre côté, nous essayons de renforcer la discussion avec tout le monde. Pour le moment, nous en sommes là : le Conseil de sécurité a organisé trois groupes de travail pour évaluer la situation en Iraq et le débat doit reprendre au mois davril et nos idées sont donc sur la table du Conseil de sécurité.
Q - Quelle est la position des pays voisins de lIraq à légard des propositions françaises. En Jordanie à titre dexemple les analystes font état de deux scénarios. Selon certains, le roi Abdallah apporterait son soutien à certaines mesures prises par les Américains et qui visent au renversement du régime iraquien actuel... Selon dautres analystes, le roi Abdallah serait favorable à la levée de lembargo sans ingérence dans les affaires intérieures iraquiennes... Quelles sont selon vous les véritables intentions de la Jordanie concernant le dossier iraquien ?
R - Je nentrerai pas dans des spéculations sur des hypothèses. Dautre part, vous me question à nouveau, comme si nous avions proposé la levée de lembargo. Ce nest pas cela que nous avons proposé. Nous avons proposé la mise en place dun contrôle à long terme et dun contrôle des revenus qui permettrait de lever de lembargo.
Ce que je pourrais dire après ma récente visite dans le Golfe - je me suis rendu au Qatar, aux Emirats arabes unis, au Koweït et au Bahreïn -, cest que ces différents pays étaient très intéressés par les idées françaises et quils désiraient en savoir plus. Nous avons donc discuté avec les dirigeants de ces pays et cet échange de points de vue était très constructif à notre sens, car nous navons pas présenté un plan formellement achevé, mais des idées à partir desquelles on essaye de travailler dans différentes directions.
Du côté du Koweït, qui est évidemment en première ligne et qui est plus exposé aux menaces iraquiennes, il y a des interrogations et un peu dinquiétude sur le thème de lefficacité du contrôle de larmement et des revenus à long terme. Nous avons certainement présenté notre conception aux Koweïtiens, mais elle pourrait être certainement enrichie par les débats au Conseil de sécurité.
Mais dans les autres Emirats, que jai visité, jai rencontré une approbation assez franche par rapport à notre approche. Ces pays saccordent à dire quen fin de compte, nous avons réussi à combiner deux choses : comment assurer la sécurité de la région à long terme et comment atténuer les souffrances du peuple iraquien. Cest sur cette combinaison que nous avons travaillé et je crois que personne ne pourra rejeter nos idées, quand elles seront mises sur la table, comme je vous lai dit dans quelques semaines.
Q - Monsieur le ministre, la levée de lembargo sur lIraq, ne risque-t-elle pas de menacer les intérêts français et américains dans la région, notamment en matière darmement des pays pétroliers par la France et par les Etats-Unis ?
R - Notre position sur lIraq na aucun rapport avec les ventes darmes. Il ne sagit pas là dune politique dacheteurs de pétrole ou de vendeurs darmes, mais dune population iraquienne qui continue de souffrir. De toute façon, ce ne sont pas la France, les Etats-Unis, ou la Grande-Bretagne qui décident de larmement de tel ou tel pays pétrolier. Ce sont ces pays qui décident, quand et à qui acheter et je tiens à vous signaler quils nont pas de politique générale immuable en la matière. Cela dépend des circonstances de chaque pays, des marchés, des caractéristiques techniques. Lorsque ces pays font des achats, lorsquils signent des contrats, que ce soit en matière darmes, ou en matière deau, délectricité, ou de télécommunications, la plupart dentre eux savent quils doivent gérer leurs ressources rigoureusement.
Noubliez pas quil y a une crise du pétrole, que le prix du pétrole nest pas aussi élevé quil la été, donc ces pays font attention et quand ils signent des contrats, rassurez-vous, ils ne font de cadeaux politiques à personne. Ils ne raisonnent pas globalement. Ils ne nous disent pas par exemple : on va faire des affaires quavec les Français, avec les Britanniques ou avec les Américains ; ils regardent, au cas par cas, le rapport qualité prix qui leur est proposé. Donc ce sont eux qui maîtrisent leurs achats et non pas les pays exportateurs.
Q - Mais vous ne pouvez pas ignorer, Monsieur le Ministre, la politique unipolaire menée par les Américains, leur influence prédominante à travers le monde. Pour en revenir à lIraq, ne pensez-vous pas quils ont la main mise sur ce dossier ?
R - Nous sommes certes dans un monde où les Etats-Unis ont une influence prédominante. Tout le monde le constate, cest une des données du monde actuel et cela se voit à la fois dans le commerce et en matière stratégique. Il nempêche que la France est un pays important, qui a une influence mondiale.
La France cest aussi un grand pays avec beaucoup de moyens dinfluence et une politique étrangère très forte, souvent originale et inventive, qui souvent apporté beaucoup de contributions utiles, dans le processus de paix par exemple, depuis vingt ou vingt-cinq ans, les apports de la France ne se comptent plus.
Q - Monsieur, vous avez parlé de la prédominance des Américains, mais il existe une autre force prédominante dans la région : Israël. Lundi le gouvernement israélien a déclaré quil ne céderait pas sur Jérusalem, quil considère dors et déjà comme la capitale de lEtat hébreu. Que répondez-vous à cela ?
R - Personne dans le monde na reconnu les décisions unilatérales du gouvernement israélien sur Jérusalem. Ce nest pas dailleurs nouveau. Le gouvernement israélien affirme périodiquement sa conception sur Jérusalem, capitale unique et réunifiée de lEtat dIsraël, mais ce la na pas été reconnu. Il y a donc une situation de droit international qui na pas changé à ce sujet.
Q - Et quelle sera la position de la France, si Yasser Arafat proclame un état palestinien le 4 mai prochain ?
R - Concernant laffaire du 4 mai, nous considérons que lautorité palestinienne a le droit de proclamer un état palestinien. Cela nous semble découler des accords antérieurs depuis que le processus de paix a été entamé, quil sagisse de Madrid, dOslo, de Wye River et de toutes les autres étapes qui ont eu lieu. Mais nous souhaitons, pour lavenir de la région, pour lavenir des Palestiniens, pour lavenir des Israéliens, pour leur coexistence et pour les pays voisins comme la Jordanie qui souhaitent vivre dans une région de paix, nous souhaitons que cela se fasse dans les meilleures conditions possibles. Maintenant, il appartient aux responsables palestiniens de réfléchir à la façon dont ils doivent agir.
Q - Un mot dactualité, Monsieur le Ministre, les Américains bombardent lIraq, quand ils en ont envie et donnent régulièrement des leçons de vie, mais paradoxalement tout le monde se montre extrêmement patient avec Slobodan Milosevic. Nest-ce pas là une politique de deux poids et deux mesures ?
R - On ne peut pas comparer une crise et lautre. Il y a plusieurs crises à travers le monde et il ny en a pas deux qui sont pareilles. Quand Saddam Hussein a envahi le Koweït et quil a tenté de faire disparaître ce pays, cétait la première fois dans lhistoire de la création des Nations unies, quun Etat membre des Nations unies faisait disparaître un autre Etat membre des Nations unies, cétait donc une situation qui ne se compare à rien dautre.
Ce que je peux vous dire, en ce qui concerne le Kossovo, cest quà travers le Groupe de contact et les six pays qui le composent - la France, lAllemagne, lItalie, la Grande-Bretagne, la Russie et les Etats-Unis -, il y a une mobilisation internationale sans précédent pour convaincre les deux protagonistes daccepter la solution raisonnable que nous avons proposée. Cette solution nest ni le statu quo qui est intolérable, ni lindépendance. Nous avons proposé une autonomie substantielle qui me paraît répondre aux exigences des uns et des autres, mais qui suppose naturellement des compromis et des renoncements des uns et des autres.
Nous avons travaillé très dur depuis mars 1998, notamment depuis lautomne dernier et certainement à Rambouillet ces dernières semaines et nous avons obtenu lundi, finalement après lavoir longtemps attendu, un engagement des Kossovars qui ont accepté laccord dans toutes ses composantes. Malheureusement la délégation serbe na fait aucune ouverture. Donc nous en sommes là et aujourdhui les choses nont pas progressé. Lheure de vérité est proche.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 18 mars 1999)