Déclaration de Mme Chantal Jouanno, secrétaire d'Etat chargée de l'écologie, sur la faim dans le monde, Jouy-en-Josas (Yvelines) le 2 septembre 2010.

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Circonstance : Université d'été du MEDEF, à Jouy-en-Josas (Yvelines) du 1er au 3 septembre 2010

Texte intégral

Depuis plus de 60 ans, la communauté internationale s'est promis de libérer le monde de la faim :
- C'était le sens de la fondation de la FAO : son objectif « Aider à construire un monde libéré de la faim » ; sa devise « Fiat Panis » (« qu'il y ait du pain (pour tous) »).
- C'était l'engagement, en novembre 1996, du premier Sommet Mondial de l'Alimentation, où plus de 180 pays s'engageaient alors solennellement à réduire de moitié, d'ici 2015, le nombre de personnes sous-alimentées dans le monde.
- C'était, beaucoup plus récemment, en 2000, l'un des objectifs réaffirmés du Millénaire pour le Développement.
- C'était enfin, hier, en 2008, le sens du signal d'alarme lancé par le rapport annuel du Forum économique Mondial qui plaçait l'insécurité alimentaire au rang des risques majeurs pour l'humanité.
Aujourd'hui pourtant, malgré notre volonté, malgré les efforts entrepris et les batailles remportées, la faim tue encore :
- Près de 900 millions de personnes, aujourd'hui, souffrent chroniquement de la faim,- 6 millions d'enfants en meurent chaque année
- 2 milliards d'individus sont atteints par une insuffisance nutritionnelle grave, pour l'essentiel en Afrique et en Asie.
- Plus de la moitié des maladies dans le monde peut être attribuée à la faim, à un apport énergétique déséquilibré ou à des carences en vitamines et en sels minéraux.
- Plus inquiétant encore : dans les années 1970, le nombre de personnes sous-alimentées avait diminué de 37 millions ; dans les années 80, il avait baissé de 100 millions ; il n'a ensuite diminué que de 26 millions entre 1990 et 1997, avant de croître de 23 millions entre 1997 et 2003.
Aujourd'hui, pour atteindre l'objectif du premier Sommet Mondial de l'Alimentation, il aurait fallu que le nombre de personnes souffrant de la faim diminue de 31 millions par an entre 2003 et 2015....
Un défi gigantesque, que nous n'avons, d'ores et déjà, pas relevé.
Et d'autant plus gigantesque que, dans le monde riche lui-même, où les pénuries ont disparu depuis longtemps, l'avenir s'est brouillé : tous les hommes n'ont pas les moyens de se nourrir bien, l'alimentation est devenue un facteur d'inégalités et d'injustice :
- en France, deux millions de personnes reçoivent chaque année une aide alimentaire et aux Etats-Unis, on estime que 26 millions d'Américains sont insuffisamment nourris.
- La FAO évalue à 34 millions le nombre d'individus souffrant chroniquement de la faim dans le monde développé et en transition : 25 millions d'entre eux vivent en Europe de l'Est et dans les pays de l'ex Union Soviétique, 9 millions vivent dans les pays les plus nantis.
-> Enfants qui ne fréquentent plus les cantines scolaires dans les quartiers les plus pauvres, adultes obligés de recevoir une aide alimentaire, nourriture déficitaire en fruits et légumes chez les plus démunis : c'est aussi une réalité du monde riche, l'alimentation est source d'inégalités fortes.
# Le tableau est d'autant plus sombre que nous n'en avons pas fini non plus avec le corrolaire tragique de la faim : la soif.
Nous ne devons pas l'oublier non plus, l'eau est la première cause de mortalité dans le monde, le premier frein au développement - là où elle manque, là où les corvées d'eau persistent, les jeunes filles et les femmes en sont les premières victimes.
L'humanité est-elle donc condamnée à la faim et à la soif ?
=> Je ne crois pas en l'inéluctable ; en cette inévitable - et inéquitable - dualité du monde.
=> Nous avons les moyens de rompre le cycle du dénuement. Pour cela, il nous faut le courage d'ouvrir les yeux sur le monde et - soyons claire - de briser les clichés.
I-Balayer les « lieux communs »
1- La ressource ne manque pas
Production de 4600 kcal/hab/jour mais :
- 600 gaspillés
- 1700 pour l'alimentation animale alors qu'elle est moins productive
- 2300 seulement reviennent aux hommes + 500 kcal issus des productions animales (lait et oeuf) - dont 4500 aux USA
- mais encore 800 gaspillés lors de la distribution
Première conclusion : ce n'est pas le manque de production qui affame mais le gaspillage et l'inégalité.
Ce sont aussi, souvent, des choix agricoles qui privent les populations les plus pauvres de nourritures de base :
# le délaissement des cultures vivrières dans certains pays pauvres peut-être une vraie catastrophe.
# Ici aussi il faut faire le choix de l'équité : privilégier les cultures locales de subsistances qui permettent la survie des populations au détriment de cultures d'exportation qui affament souvent les plus pauvres.
2- Les hommes ne sont pas trop nombreux
Le malthusianisme n'est pas la réponse à la faim dans le monde
· Entre 1961 et 2003, la population a été multipliée par 2 mais les surfaces cultivées n'ont augmenté que de 13%. La croissance de l'offre mondiale est imputable pour 70% à la hausse des rendements.
· D'ici 2050, il y aura 2,5 milliards d'individus en plus. Mais nous avons des réserves de terre suffisantes (1,5 milliards ha cultivés. 1,11 milliards sont disponibles). Il suffit de 120 millions d'ha (11% réserve). Besoins en logement : 9% réserve
Mais, l'essentiel de la croissance démographique dans PED alors que 90% de la réserve en Amérique du Sud et Afrique sub saharienne. En revanche, toutes les terres sont exploitées en Asie du Sud, Afrique du Nord.
Deuxième conclusion : l'échange de produits agricoles est inévitable. La faim est aujourd'hui rurale, elle sera demain urbaine :
- Car c'est en ville que se fera l'essentiel de la croissance démographique,
- Car c'est c'est en ville aussi que l'approvisionnement sera le plus difficile
- Car le mode de vie urbain entraîne des mutations lourdes de conséquence dans les comportements alimentaires
II/ Quels sont les vrais enjeux
1- Défi alimentaire : se cumule au défi de l'eau et est accentué par le changement des habitudes alimentaires : la hausse du niveau de vie : hausse consommation de produits carnés).
Face à nous, en effet une véritable mutation des comportements alimentaires.
On la constate d'ores et déjà dans certains pays émergents, comme la Chine, qui voient leur ration alimentaire quotidienne augmenter en même temps que la part des produits d'origine animale, des graisses et des sucres.
Nombre de pays d'Asie consomment ainsi de plus en plus de produits carnés et de pain au détriment de la céréale traditionnelle qu'est le riz.
# On estime que la proportion d'aliments d'origine animale dans le régime alimentaire asiatique augmentera de 60% entre 2000 et 2030 et de 30% dans les régimes alimentaires d'Amérique latine, d'Afrique et du Proche-Orient
# c'est donc à une véritable « révolution du bétail » que l'agriculture mondiale va être confrontée.
Pour répondre à la demande estimée par ces projections statistiques, la production mondiale de viande devrait s'accroître de 85% entre 2000 et 2030 !
2- Défi énergétique : la hausse des énergies fossiles se traduira par la hausse des intrants et du coût des transports.
Ce qui pèsera et sur les pratiques agricoles et sur les échanges mondiaux.
3- Défi environnemental : répondre uniquement au défi alimentaire par une agriculture extensive, de mise en culture d'espaces naturels et de forêt, serait catastrophique pour l'homme (W. MAATHAI) en raison des pertes de biodiversité et de la hausse des GES consécutives.
4- Défi du climat : les changements climatiques favorisent acidification des sols, la désertification et la perte de rendements dans le Sud. Le « Nord » sera plus productif, le « Sud » le sera moins.
Pour les agriculteurs de la zone méditerranéenne et intertropicale, le défi climatique sera un nouvel obstacle, lourd de conséquences.
5- Défi des inégalités : inégalités de répartition des ressources alimentaires face à la demande.
Au-delà de ces enjeux structurels, il y a des enjeux conjoncturels.
Emeutes de la faim en zone urbaine liées essentiellement à des stocks historiquement bas et la spéculation financière.
On ne peut d'ailleurs oublier, c'était hier, les émeutes de la faim qui ont secoué le monde, à partir du Mexique, en 2007 et 2008 :
# sur tous les continents, de véritables émeutes de la faim ont embrasé les sociétés de plus de quarante pays. Au Burkina-Faso, au Yémen, en Egypte, aux Philippines, en Haïti, en Bolivie, au Pakistan, au Cameroun, au Bangladesh, en Ouzbékistan...partout, ont éclaté manifestations violentes et révoltes sur fond de misère et d'insécurité alimentaire.
# Sans compter, la « grève des pâtes » qu'a connu l'Italie en 2007 - frappante incursion de l'enjeu alimentaire dans le monde riche.
III/ Quelles solutions : la solution est politique
1/ L'inégalité flagrante n'est pas tenable : certains ont beaucoup, la majorité a très peu (Hulot).
L'enjeu est éthique, fondamentalement. Ne pas s'en soucier, c'est manquer aux valeurs élémentaires de l'humanité.
Mais c'est aussi un problème de soutenabilité dans un monde globalisé. Nous ne pourrons jamais vivre à l'abri de nos frontières à quelques kilomètres du continent le plus pauvre du monde.
Et c'est également un problème de sécurité mondiale : l'histoire nous l'enseigne, l'actualité le montre : la faim arme les hommes.
# 75 des 79 conflits répertoriés pendant les années 1990 se sont produits au sein de pays sous-développés et la moitié des États notés par un Indice de développement humain (IDH) parmi les plus bas ont été en guerre entre 1992 et 2001.
Les choix du 20ème siècle ne pourront être ceux du 21ème
Ou alors nous resterons dans ses impasses.
2/ L'agriculture intensive écologique [écologiquement intensive] : équilibre des ressources
# La révolution verte n'est pas LA solution dans les pays « du Sud ». FAO montre que l'on peut nourrir le monde en bio mais attention à l'extensification donc à la mise en culture d'espaces naturels.
Il faudra une intensification mais pas « chimique » puisque leur prix déjà trop élevé doit encore augmenter puisqu'il est dépendant du pétrole.
L'enjeu central est de changer les pratiques agronomiques et de s'inscrire dans le long terme Ex : Haïti - W. MAATHAI.
Ex. Sierra Leone : dont l'économie rurale a été réduite à néant par une décennie de guerre civile lors des années 1990. Pour compenser la chute brutale de la disponibilité en céréales, les agriculteurs se sont rabattus sur des cultures nécessitant une quantité plus faible d'intrants et ne dépendant pas de l'accès à des marchés éloignés.
# Augmentation rapide de la production de manioc et d'autres tubercules
Il nous faut construire une agriculture de production durable, au coeur des grands équilibres écologiques, gardienne de la biodiversité et des ressources naturelles, en lutte contre la pollution.
# Les OGM ne sont pas actuellement un paliatif crédible : les recherches se poursuivent mais une solution « contreproductive » pour l'instant. (Ex : coton Chine papillon/punaise)
3/ Redonner une dimension politique
· Une politique internationale : Le recul de l'APD sur les enjeux cruciaux de l'alimentation et de l'eau est dramatique car les besoins d'infrastructures sont cruciaux.
# l'aide publique au développement consacrée aux activités agricoles a été divisée par deux depuis quinze ans ...
· Une politique nationale : une politique agricole mais aussi rurale, qui a été abandonnée par trop de pays. Il faut une politique de lutte contre les gaspillages à la production, notamment du stockage finançable par micro-crédit.
4/ Un bien qui doit faire l'objet d'une régulation pour échapper à la spéculation
Un vrai débat :
L'alimentation est-elle un bien échangeable comme les autres ? Le marché n'est pas pur et parfait. Mais il faudra toujours passer par les échanges commerciaux.
La régulation peut sans doute s'exercer à l'échelle des groupes de pays, globalement complémentaires pour assurer leur autosuffisance par une régulation en leur sein.
# De fait, dans un monde où les écarts de productivité entre pays vont de 1 à 1000, il est est aujourd'hui crucial de favoriser les échanges entre acteurs économiques de niveau de compétitivité équivalent.
5/ Question du droit : nécessité de reconnaître le droit d'accès à l'eau et à l'assainissement (ce qui n'implique pas la gratuité de l'eau) comme la juste rémunération du producteur. C'est un sujet qui doit remonter dans la hiérarchie des OMD et s'inscrire dans les droits de l'homme, sujet central pour la France. Une réflexion à pousser sur le commerce équitable, à sécuriser.
6/ Un changement fondamental de société :
· Lutter enfin contre le gaspillage au stade de la production dans le Sud et de la distribution dans le Nord.
· Equilibrer les régimes alimentaires : stopper la course de l'obésité et les excès de la consommation de viande.
· Pas d'excès dans les cultures énergétiques.
Les agro-carburants, certes 4,6% cultures mais si objectifs 2015 atteints (5,75% UE - 4% USA) : 79% des échanges mondiaux céréales 23% des échanges mondiaux huiles
En conclusion, l'écologie est la recherche des équilibres du monde, pour l'homme.
La faim comme l'eau sale ne sont pas les résultats inexorables d'événements physiques mais les conséquences de déséquilibres - inégalités, gaspillage - qui résultent de nos usages et de nos choix.
C'est donc un sujet politique, qui ne se résume pas à de grands investissements mais plutôt à une nouvelle gouvernance.
Pour cela, il est indispensable que les organisations internationales reviennent aux fondamentaux : de quoi l'homme a-t-il besoin pour vivre et s'épanouir ?
Que ce qui fonde l'humanité soit ce qui fonde nos priorités internationales.Source http://www.developpement-durable.gouv.fr, le 3 septembre 2010