Interview de M. Laurent Fabius, ministre de l'économie des finances et de l'industrie, à RTL le 24 avril 2001, sur les plans de licenciements, les négociations salariales dans la fonction publique, la privatisation de Gaz de France, les chèques payants.

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Média : Emission L'Invité de RTL - RTL

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E. Elkrief L'économie américaine souffre, l'économie allemande ralentit, de l'aveu-même de G. Schröder. Devons-nous être inquiets en France ?
- "On doit être vigilants et confiants parce que la France, heureusement, se porte nettement mieux que l'économie américaine et un petit mieux que l'économie allemande. Mais l'économie américaine, c'est quand même un tiers de la richesse mondiale ; l'économie allemande à l'intérieur de l'Europe, c'est 30 % de la richesse européenne. Donc, cela ne peut pas ne pas avoir de conséquences sur nous. En termes de croissance puisque c'est le chiffre qu'on utilise d'habitude, les Américains aujourd'hui son quasiment à croissance zéro ou 1%, les Allemands à 2 %, et nous, nous sommes autour de 1 % de plus. C'est nettement mieux et nous allons continuer à baisser le chômage et à faire progresser le pouvoir d'achat."
Vous avez demandé la baisse des taux d'intérêt de façon assez pressante la semaine dernière. Cela veut-il dire que vous craignez un trou d'air, que vous êtes inquiet ?
- "La situation mondiale est celle que viens de dépeindre : l'Amérique a une croissance très très faible, le Japon aussi, les pays .."
Vous êtes inquiet ?
- "Je suis confiant pour la France mais vigilant à cause de ce qui se passe au niveau européen. Je répète - et ce n'est pas la méthode Coué - pour ce qui concerne la France, et je touche du bois en même temps en le disant, ce qu'on a actuellement dans les tuyaux est bon. En particulier, il va y avoir un chiffre de consommation qui va sortir aujourd'hui et qui excellent."
On parle cependant chaque jour d'un plan social, des vagues de licenciements, d'une conjoncture mondiale, vous venez de le dire, un peu lente. Cela ne va-t-il pas influer sur le taux de chômage ?
- "Non, le taux de chômage va continuer à baisser, peut-être un peu moins vite que par le passé, mais il va continuer à baisser. Je pense qu'on va briser le mur des 2 millions de chômeurs, ce qu'on n'a pas fait depuis longtemps. C'est un succès magnifique pour l'ensemble des Français. C'est vrai qu'il y a des plans de licenciements. Ils ne sont pas plus nombreux qu'avant mais dans un contexte qui, en France, est un contexte positif, ils apparaissent encore plus choquants. C'est la raison pour laquelle le Gouvernement est amené, E. Guigou l'annoncera dans la journée, à préciser, à avancer un certain nombre de dispositions dont la philosophie générale est de responsabiliser les entrepreneurs mais de ne pas pénaliser les entreprises. C'est l'axe qu'on essaie de suivre."
C'est une porte étroite ?
- "C'est un équilibre à trouver. Il faut responsabiliser au maximum les entrepreneurs. Evidemment, un entrepreneur, s'il est digne de ce nom, ne licencie jamais par plaisir, c'est la mesure ultime."
Tout de même, on a vu des grandes entreprises qui font des bénéfices, et c'est tout le problème, et qui licencient de façon conséquente !
- "Cela a choqué, c'est certain. Il y a des circonstances où on ne peut pas éviter les licenciement, mais il faut que ce soit vraiment en dernière mesure, qu'il y ait eu toutes les concertations nécessaires, qu'on s'occupe du reclassement des salariés et du redéveloppement des sites. Donc, l'équilibre qu'on a trouvé et qu'E. Guigou va proposer dans quelques heures, c'est justement un chemin pour que les entrepreneurs soient davantage responsabilisés. Mais en même temps, on ne peut pas bloquer la machine économique."
J'ai le sentiment qu'on va peut-être avoir des salariés licenciés qui resteront mécontents parce qu'ils préféreraient qu'on interdise les licenciements, et des chefs d'entreprise qui trouveront cela quand même trop contraignant.
- "Vous êtes assez optimiste ce matin."
Je m'inquiète effectivement parce que c'est un équilibre, vous le disiez, difficile à trouver. Vous le moderniste, celui qui veut occuper cette place dans l'échiquier politique de la gauche, ne trouvez-vous pas que cela peut être trop contraignant pour les entreprises ? Cela ne va-t-il pas empêcher d'embaucher ?
- "Il faut faire très attention à cela. Si on était trop durs vis-à-vis des entreprises, cela voudrait dire un développement des CDD et de l'intérim. Nous ne le souhaitons pas, nous souhaitons un développement des CDI. Donc, L. Jospin a essayé d'arbitrer pour trouver ce point moyen et je crois que ce sera le cas."
Aujourd'hui, il y a des grèves chez AOM-Air Liberté, Air Littoral. E.-A. Seillière, le patron du Medef est aussi un des actionnaires majoritaires de ces sociétés. Il a été vilipendé par le Gouvernement, par J.-C. Gayssot. On a eu l'impression que c'était un punching-ball pour le Gouvernement, qui voulait montrer qu'il était à gauche.
- "Le Gouvernement aurait voulu montrer qu'E.-A. Seillière était à gauche ?"
Non, le Gouvernement !
- "C'est la réaction qu'a eue monsieur Seillière en disant : "C'est le résultat des élections municipales." Je n'ai pas très bien vu le lien... Je crois qu'il faut prendre les choses d'une façon beaucoup plus placide. Il y a une situation très difficile avec AOM et Air Liberté, et c'est vrai que le groupe de monsieur Seillière est actionnaire de façon très forte dans ces groupes. Donc, il est normal, quelles que soient par ailleurs ses fonctions dans le patronat français, que l'actionnaire assume ses responsabilités. Je n'en dirai pas plus sur ce point."
Vous ne vous mouillez pas trop ...
- "Ce n'est pas la question, je ne crois pas qu'il faille personnaliser. En même temps, quand on est actionnaire ..."
J.-C. Gayssot et beaucoup de personnalités du Gouvernement ont été très durs !
- "Non, J.-C. Gayssot a dit ce qu'il avait à dire. Quand on est un actionnaire très important, on est associé aux profits et si ça ne marche pas, il faut aussi qu'on prenne ses responsabilités quand il y a des pertes."
Le stop de L. Jospin au salaire des fonctionnaires, est-ce une victoire contre ...
- "Il n'y a pas eu de stop ! Il y a eu une négociation et elle n'a pas abouti. Donc, le Gouvernement, par la bouche de M. Sapin, ministre de la Fonction publique, est amené à dire ce qu'il va faire. Que va-t-il faire ? Il va augmenter le point d'indice de la fonction publique du niveau de l'inflation. C'est un notion un peu technique : en réalité, la grande majorité des fonctionnaires en activité, compte tenu des promotions etc, aura un pouvoir d'achat qui augmentera de l'ordre de 2 %."
Ils voulaient 2,4 %, donc ils sont un peu frustrés, les syndicats ne sont pas très contents. Vous trouvez peut-être que c'est bien parce que c'est une victoire contre ce que vous avez appelez vous-même "les dépensolâtres, les dépensophiles" ...
- "Non, cela ne s'exprime pas en termes de dépenses ou de défaite. Simplement, il faut bien comprendre - tout le monde le sait - que les fonctionnaires, qui sont des gens tout à fait indispensables à la marche de la nation, sont par définition payés par le budget, par nos impôts. Les dépenses en personnels représentent des sommes considérables, de l'ordre de 700 milliards de francs par an parce qu'il y a la fonction publique d'Etat, la fonction publique hospitalière, la fonction publique dans les collectivités locales. Il faut donc trouver un niveau de progression qui leur assure bien sûr le maintien de leur pouvoir d'achat mais qui ne déséquilibre pas complètement les finances publiques, sinon cela fait plus de déficit, donc plus de dettes, donc plus d'impôts. Cette discussion est toujours difficile. Là, le Gouvernement dit, en tout état de cause qu'il leur assurera le maintien du pouvoir d'achat. Pour les salaires dans la fonction publique qui sont les plus modestes, il y a pourtant de nettes progressions."
Comment, dans ce climat d'après-municipales tendu, alors que le Gouvernement veut donner des garanties, pouvez-vous faire entendre une petite musique un peu différente ? On voit aussi que la réforme a l'air d'être en panne : la privatisation de gaz de France, les retraites, on ne sait pas très bien où on va.
- "Prenons les choses une par une."
On ne peut pas les prendre une par une, j'évoquais juste l'esprit général.
- " Pour ce qui concerne Gaz de France, il y a un mouvement chez tous les producteurs de gaz au plan européen : vous ne pouvez bien vendre du gaz que si vous en produisez. Or, aujourd'hui GDF ne produit que moins de 5 % de son gaz. Donc il faudra, tôt ou tard, qu'il y ait une réforme pour permettre d'intégrer un producteur de gaz et Gaz de France."
Plutôt tard que tôt apparemment ?
- "Aujourd'hui, il n'y a pas encore de consensus politique au sein de la majorité plurielle, on va essayer de le chercher. Mais comme vous le dites, tôt ou tard, la réforme de GDF aura lieu car c'est l'intérêt des salariés et des usagers."
Dernière question : les chèques payants. Aujourd'hui, il y a une proposition de loi de G. Sarre pour graver dans la loi des chèques gratuits. Allez-vous intervenir ?
- "J'ai été le premier à l'Assemblée à le dire, en répondant à une Question d'actualité : je suis pour la gratuité des chèques, c'est clair et net."
Mais les banques ne sont pas contentes ...
- "Vous avez remarqué que depuis plusieurs mois, on ne parle plus de ce sujet car un équilibre avait été trouvé. Maintenant, il y a cette proposition de loi, et sur le fond, je ne peux pas être en désaccord puisque ma position, c'est la gratuité des chèques. Simplement, la difficulté est de savoir si en introduisant ça dans la loi, on ne va pas déséquilibrer un peu le système et si on ne va pas avoir des problèmes, en particulier avec les autorités européennes, qui vont nous dire que tant que c'est un contrat c'est bon, mais si c'est une loi, est-ce que cela respecte vraiment les normes européennes ? En tout cas, je suis quelqu'un de pragmatique, de volontaire. Ce qui m'intéresse c'est que les chèques restent effectivement gratuits et qu'on n'utilise pas des méthodes qui sur le moment peuvent faire effet mais qui après se retournent contre cet objectif."
(Source http://sig.premier-ministre.gouv.fr, le 24 avril 2001)