Déclaration de M. Roger-Gérard Schwartzenberg, ministre de la recherche, sur la recherche médicale en matière de cancers, Paris le 10 mai 2001.

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Circonstance : Remise du prix Yvette Mayent - Institut Curie, à Paris le 10 mai 2001

Texte intégral

Monsieur le Président de l'Institut Curie
Messieurs les Directeurs des sections de recherche et de médecine
Monsieur le Président du Jury
Mesdames et Messieurs
Je suis heureux d'être parmi vous aujourd'hui pour marquer mon intérêt pour l'action importante que vous menez dans le domaine du cancer. L'Institut Curie a établi en ce domaine des relations originales et fortes entre chercheurs et médecins - prenant en compte les nécessités des laboratoires, les conditions de traitement appliquées aux malades et les questions de santé publique. L'IC est ainsi devenu une référence pour de nouvelles méthodes de soins, tout en se plaçant à la pointe de la recherche en cancérologie.
Aujourd'hui, 700 000 Françaises et Français vivent avec un cancer, et 250 000 nouveaux cas sont diagnostiqués chaque année. Cela suffit à justifier que le cancer soit la première préoccupation de santé du gouvernement, et plusieurs de mes collègues se sont déjà exprimés à ce sujet. Le cancer reste la deuxième maladie mortelle en France, la première pour les moins de 65 ans. Il s'agit donc d'un grand problème de santé publique, et en même temps d'une priorité pour la recherche médicale.
Il doit exister une chaîne logique et cohérente partant du malade, car c'est bien d'êtres humains qui souffrent dont nous parlons. Du malade, nous devons aller à la maladie dans ses différentes dimensions, du diagnostic au traitement en passant par la physiopathologie, pour revenir enfin au malade guéri.
J'ajoute immédiatement que les connaissances que nous avons des cancers nous permettent dès aujourd'hui d'essayer d'empêcher leur survenue par une démarche de prévention. Aujourd'hui, à l'occasion de la remise de ce prix Mayent, nous parlons beaucoup de biologie et d'immunité. Mais nous ne saurions oublier les sciences humaines et sociales qui ont beaucoup à nous apprendre sur les conduites pathologiques de notre société, au premier rang desquelles - et cela concerne directement le cancer - nous trouvons les abus d'alcool et de tabac. Nous savons également combien la prise en charge psychologique du patient atteint d'un cancer améliore sa qualité de vie, et même l'efficacité de son traitement. Je sais que l'IC fait partie des premiers centres anti-cancéreux ayant pris conscience de cette réalité.
Prévention, diagnostic, traitement : les trois tâches que s'est fixées l'IC supposent un "continuum" autour du cancer, impliquant des spécialistes de secteurs différents, et un décloisonnement apte à développer les interfaces et les programmes transversaux à l'image de ce que vous appelez des PIC (Programmes incitatifs et coopératifs).
Le Prix Yvette Mayent, que nous remettons aujourd'hui, symbolise cette vocation d'ouverture et de complémentarité, puisqu'il peut concerner des physiciens, des chimistes, des biologistes, des spécialistes de la clinique ou de l'épidémiologie, pourvu que leurs recherches aient des conséquences sur la connaissance ou le traitement du cancer... Attribués cette année à trois grands chercheurs européens, le Suédois Klas Kärre et les Italiens Lorenzo et Alessandro Moretta, les Prix récompensent des travaux sur le système immunitaire qui ont permis des avancées considérables dans les domaines de la compréhension de l'immunité anti-tumorale, des mécanismes de la tolérance immunitaire, notamment aux greffes de moelle osseuse, et dans le domaine des maladies auto-immunitaires.
Une mise en commun de nos efforts
Je viens de dire à quel point je suis conscient de l'immense défi que représente le, mais je devrais dire les, cancers. Face à ce défi, je suis conscient également que nos efforts, certes importants tant en moyens humains que financiers, restent malgré tout limités. Nous devons donc compenser ce handicap par une approche originale et renouvelée. Je la conçois selon deux dimensions : celle de l'organisation et celle des programmes stratégiques.
Un mot d'abord de l'organisation
Nous devons travailler ensemble : rassembler les compétences, mobiliser les masses critiques, coordonner les actions.
Nous devons donc uvrer à améliorer les synergies entre nos différents organismes de recherche, et entre la recherche publique et les fondations comme la vôtre qui oeuvrent dans le même but. Le nombre important d'unités de recherche de l'INSERM installées dans vos murs, le nombre croissant de chercheurs INSERM ou CNRS, et d'enseignants-chercheurs travaillant ici attestent que ces synergies existent déjà.
Mes proches collaborateurs et mes services suivent de près le dossier du terrain jouxtant l'hôpital Curie, et nous souhaitons tous que l'importante opération que sera la construction de l'Institut de Biologie du Développement puisse être réalisée dans les meilleurs délais. Elle viendra compléter le pôle de Biologie Moléculaire de la Cellule, créé en 1995, qui, me dit-on, constitue actuellement le plus grand pôle européen dans ce domaine. Je sais également que cet Institut de Biologie du Développement sera un élément central sur la Montagne Sainte-Geneviève, et complètera les efforts de l'Ecole Normale Supérieure et du Collège de France pour attirer ici les meilleurs spécialistes de ce domaine.
En ce qui concerne maintenant les programmes stratégiques, les sept thèmes de compétence majeurs retenus par l'IC - la biologie cellulaire et la biologie du développement, la biophysique moléculaire, la génétique humaine, la génotoxicologie, la pharmacochimie, la physiochimie du vivant et la signalisation cellulaire -font appel aux progrès les plus récents de la génomique, de l'immunologie, aux apports de l'imagerie médicale et constituent un retour "enrichi" à la physiologie intégrative. Ils nourrissent également les perspectives offertes par les thérapeutiques "biologiques" et l'immunothérapie, qui pourraient accompagner les traitements actuels comme la chimiothérapie et la radiothérapie. C'est donc très naturellement au Dr. Daniel Louvard, directeur de la section de recherche, que j'avais demandé d'exercer la présidence de l'ACI Biologie Intégrative, ce qu'il fait maintenant depuis deux ans avec l'aide logistique de votre Institut. Je vous en remercie chaleureusement, d'autant plus que je vous ai récemment demandé, en plus, de coordonner votre action avec celle concernant les Neurosciences Intégratives et Computationnelles.


Les nouvelles perspectives de la génomique
L'intérêt de la génomique pour le diagnostic et le pronostic du cancer
Après tant d'espoirs et de promesses, nous récoltons enfin les premiers fruits de la génomique, tout particulièrement dans le domaine du cancer. La génomique a d'abord ouvert le champ à la connaissance de facteurs prédisposant à certains cancers : mutations des gènes BRCA dans le cancer du sein, des gènes APC dans les cancers digestifs, etc. J'ai eu très récemment le plaisir de participer à la remise des prix de la Fondation pour la Recherche Médicale, et de féliciter l'un des vôtres, le Dr. Olivier Delattre, qui a reçu le prix Rosen pour ses travaux sur des cancers des os chez l'enfant. Une équipe particulièrement brillante puisqu'une étudiante du Dr. Delattre, Mlle Isabelle Verfteege, a également été distinguée par la FRM.
Je porte une grande attention à ce que les fruits de cette connaissance du génome bénéficient à tous, et que la légitime valorisation de découvertes importantes (comme par exemple les mutations des gènes BRCA) ne constitue pas un obstacle au dépistage ou au traitement des malades.
Ce qui est déjà vrai aujourd'hui pour un gène particulier le sera plus encore demain, lorsque nous pourrons utiliser un plus grand éventail de gènes de prédisposition. Car les techniques permettront de les rassembler sur une seule puce à ADN. Cet outil deviendra rapidement indispensable ici encore pour le dépistage, le diagnostic et le suivi thérapeutique des patients.
J'ai déjà déclaré, le 12 février dernier, à l'occasion de l'annonce internationale concernant l'achèvement du séquençage du génome humain, que j'étudiais des modifications portant sur les articles L-613 et L-619 du code de la Santé pour renforcer le dispositif des licences obligatoires et des licences d'intérêt public pour éviter l'abus de droit par le détenteur du brevet initial et faciliter le dépôt de brevets dépendants. Je proposerai prochainement au Gouvernement de présenter au Parlement plusieurs amendements législatifs en ce sens.
De même, nous avons engagé une action commune avec nos homologues allemands, en vue de faire adopter par l'Office Européen des Brevets une attitude plus prudente et plus restrictive en matière d'inventions issues du vivant, ici encore pour promouvoir le développement des connaissances et leurs applications dans le domaine des biotechnologies, et empêcher l'apparition d'un système pervers qui conduirait paradoxalement à limiter à quelques privilégiés les fruits de l'effort collectif.
L'un des nouveaux chantiers de la génomique en cancérologie est la pharmacogénomique. En effet, dans une maladie où le taux global de succès des traitements reste faible (il est estimé par l'OMS à 25 %), nous avons besoin de nouvelles cibles thérapeutiques, mais aussi de reconnaître les sous-groupes de patients répondant ou ne répondant pas à tel traitement. Par exemple, pour le cancer du sein, le nouvel anticorps monoclonal Herceptine ne sera actif que si la tumeur mammaire traitée exprime le gène du récepteur correspondant (Her2neu).
Pour pouvoir établir une véritable "carte d'identité tumorale", nous avons besoin de collecter les tumeurs dans des conditions techniques et éthiques du meilleur niveau. C'est l'un des objectifs de la création des centres de ressources biologiques à laquelle j'ai procédé récemment.
En effet, les collections biologiques, les tumeurs par exemple, étaient jusqu'à présent disséminées en différents endroits : centres de recherche, laboratoires ou hôpitaux. Leur accès était difficile et aléatoire, leur utilisation non régulée. Il convenait donc de les regrouper dans des centres de ressources biologiques qui les acquièrent, les valident, les étudient et les distribuent. Afin que ces opérations puissent se réaliser dans les meilleures conditions, quatre paramètres doivent être pris en compte :
- la rigueur scientifique : la recherche et l'étude des réseaux de gènes impliqués dans le fonctionnement et les dysfonctionnements cellulaires et tissulaires nécessitent des ressources biologiques dont l'origine et la qualité soient garanties.
- la sécurité : la diversité et l'émergence non contrôlée de collections peuvent présenter des risques pour la santé et l'environnement (dissémination d'agents pathogènes, par exemple).
- l'exigence éthique : le cadre législatif et réglementaire pour l'utilisation à des fins scientifiques de collections biologiques existe, mais il n'est pas appliqué dans sa totalité (notamment pour les ressources biologiques d'origine humaine).
- la régulation économique : il existe aujourd'hui des échanges incontrôlés et des pertes patrimoniales irréversibles. Des règles claires concernant l'accès aux collections biologiques permettraient un meilleur développement scientifique et des applications industrielles raisonnées.
Le RNTS, réseau national des technologies pour la Santé
Nous devons également développer notre arsenal de méthodes non invasives pour dépister plus tôt les cancers et mieux les suivre, tout en respectant la qualité de vie des patients.
C'est l'objet des actions de mon ministère dans le domaine des technologies pour la santé. L'intégration de nouvelles méthodes d'imagerie a permis un repérage du volume tumoral dans l'espace beaucoup plus précis qu'auparavant, et les avancées de l'informatique ont amélioré la dosimétrie. Je sais que l'IC accorde une place importante à l'image et a développé de nombreuses techniques très sophistiquées de traitement d'images numériques, qui en font l'un des laboratoires les mieux équipés d'Europe.
Il en va de même de l'utilisation des rayonnements ionisants à fins thérapeutiques. La radiothérapie conformationnelle permet d'irradier quasi uniquement la tumeur, en protégeant au maximum les organes critiques. Cependant, les tissus sains avoisinant la tumeur sont toujours irradiés. La meilleure compréhension des phénomènes biologiques secondaires à l'irradiation mènerait à l'utilisation d'agents pharmacologiques qui pourraient augmenter l'efficacité thérapeutique de l'irradiation.


Les progrès dans la vaccination
Je voudrais terminer mon propos en revenant à la cérémonie qui nous réunit aujourd'hui et aux travaux des trois lauréats. Leurs découvertes ont ouvert de nouvelles perspectives concernant l'immunothérapie anti-tumorale y compris les récents et premiers succès des essais de vaccinothérapies.
Je retiens de ces travaux que des cellules immunitaires particulières, les "tueurs naturels" ou Natural Killers ou encore cellules NK, reconnaissent et détruisent les cellules qui ne présentent pas les MHC, les molécules du "soi". Ce que Klas Kärre a appellé de façon très imagée "l'hypothèse du soi absent" (Missing self hypothesis). Les cellules NK reconnaissent l'absence d'une identité connue et non l'expression par la cellule tumorale de molécules anormales.
Les cellules tumorales devraient donc être détruites. Si elle ne le sont pas, ou pas toujours, c'est en raison de la présence de molécules bloquant l'activité NK, un concept défini par Klas Kärre et démontré par Lorenzo et Alessandro Moretta. Vous avez ainsi ouvert la voie à une nouvelle approche du traitement anti-tumoral via le renforcement de nos défenses naturelles, mais également contribué à une compréhension nouvelle des maladies auto-immunitaires.
Vos travaux ont en outre permis une meilleure compréhension des mécanismes de tolérance des cancers, qui sont naturellement souvent immunogènes, et ouvert de nombreuses possibilités à l'immunothérapie.
Si les premières tentatives visant à utiliser l'immunité contre la prolifération cancéreuse remontent à plus d'un siècle, les progrès réalisés au stade expérimental depuis quelques années laissent enfin entrevoir un certain aboutissement de cette technique dont on attendait tant.
L'objectif d'un "vaccin anti-cancer" aurait ceci de particulier, néanmoins, qu'il servirait aussi bien à guérir qu'à prévenir la maladie. Je prendrais comme exemple le cancer du col de l'utérus, qui affecte 500 000 femmes par an dans le monde : une étude modèle récente a consisté à diriger un vaccin contre l'HPV 16 (papillomavirus). Il faudra cependant attendre cinq ans pour connaître les résultats définitifs de cette étude prometteuse.
Les annonces concernant cette stratégie anti-tumorale se multiplient. Par exemple, des expériences menées par vos collègues de l'Institut Pasteur au moyen de sucres antigéniques sur des tumeurs très agressives de souris démontrent qu'un éventuel nouveau vaccin humain procurerait une immunisation efficace dans un délai remarquablement court contre des cancers comme celui de la prostate, mais aussi du sein, du côlon, du poumon. Des essais cliniques préliminaires pourraient déboucher sur des essais de vaccins couplés, induisant simultanément une immunité cellulaire et une immunité humorale. C'est dire le caractère séminal de vos travaux.
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Je terminerai en revenant sur le caractère particulier de votre Institut : une Fondation qui a traversé le XXème siècle avec les objectifs que lui avaient fixés, lors de sa création en 1921, Marie Curie et Claudius Regaud : la prise en charge des malades et la recherche en cancérologie.
De tels objectifs ne sauraient être atteints sans une participation active de nos concitoyens. Ils le font d'ailleurs, en étant 300.000 à contribuer par leurs dons à la vie de votre institution. Mais je veux surtout dire ici que si la santé est l'affaire de chacun, l'information scientifique doit être mise à la disposition de tous.
Il est nécessaire, en effet de rapprocher science et société. Il faut "repolitiser la science", c'est-à-dire lui faire retrouver sa place dans la Cité, dans le débat civique et politique. Comme il importe en démocratie. Pour que la science redevienne citoyenne, il faut établir le tryptique information-débat-décision. Ce qui est en jeu, c'est le droit de savoir et de débattre, pour disposer du pouvoir de décider.
Il me semble que, sans ce débat citoyen, la question essentielle en matière de cancer qu'est la prévention resterait mal traitée.
Merci de faire avancer la connaissance. Merci de nous rendre chaque jour un peu plus libres de décider de notre vie.
Source http://www.recherche.gouv.fr, le 14 mai 2001)