Déclaration de M. Frédéric Mitterrand, ministre de la culture et de la communication, sur la diversité culturelle et l'économie numérique, Avignon le 6 novembre 2010.

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Circonstance : Clôture du Forum d'Avignon le 6 novembre 2010

Texte intégral


Pour clore cette rencontre, j'aimerais tout d'abord agiter devant vous quelques chiffons rouges.
Nous nous sommes penchés depuis deux jours sur cette nouvelle écologie que nous cherchons à définir, celle des rapports entre culture et économie. Dans nos discours, dans nos approches, la diversité culturelle est désormais solidement ancrée à leur point de contact. C'est en effet, à plus d'un titre, une notion pratique : elle permet d'allier sous un même terme les différentes acceptions de la notion de valeur, de marier l'économie du symbolique à l'économie tout court. Si la diversité culturelle peut être source de profit, elle est également une valeur en soi. Elle se place ainsi, par son existence juridique, comme une sorte de pierre philosophale permettant de faciliter les liens entre les mondes de la culture et de l'économie. Pour autant, elle est perçue, parfois, comme un slogan sans fond, ouvrant à la logique du tout marchand, ou encore au relativisme. Or si l'on veut ne pas gâcher cette belle idée, il nous faut rester vigilants au maintien de l'équilibre qui la constitue.
Derrière l'éloge du métissage se cache parfois la seule logique marchande. Or la diversité culturelle n'est pas une marque destinée aux consommateurs d'une diversité pré-formatée, une sorte de kaléïdoscope à usage réservé aux classes dites créatives. La diversité culturelle n'est pas non plus au service d'un relativisme culturel qui, sous la figure rassurante du dialogue, ne ferait que nourrir l'hypothèse du choc des civilisations. Dans l'univers du numérique, il nous faut veiller à ce que nos nouveaux écrans ne deviennent pas des murs. Un écrivain ou un cinéaste, qu'il soit turc, libanais, français ou malien, est avant tout un écrivain ou un cinéaste. Les créateurs et leurs publics ne sauraient se résumer à leur inscription nationale ou confessionnelle. Ce qui se joue dans les pratiques culturelles, c'est la reconnaissance des singularités, mais c'est aussi l'expérience de la liaison, c'est la capacité de chacun à se déprendre de soi-même. Je pense par exemple à Basquiat, qui nous a montré comment, dans le branchement de ses racines haïtiennes sur le marché de l'art américain, l'universel peut émerger des parcours singuliers. C'est aussi le désir de la rencontre : c'est par exemple Wim Wenders partant au Japon à la recherche du chef opérateur qui travaillait avec Ozu.
La diversité culturelle relève du pari : celui qui consiste à vouloir faire coexister deux points de vue. D'un côté, un point de vue culturel, selon lequel c'est du pluralisme qu'émerge la variété des angles de vue sur le réel, comme c'est le cas pour l'expérience esthétique. De l'autre, un point de vue économique, selon lequel le pluralisme génère de la valeur. C'est là, je crois, le coeur de la convention de l'UNESCO signée en 2005 dont la France a été l'une des plus ardentes avocates. Notre tâche, c'est de faire en sorte que ces deux lectures ne se chevauchent pas, et qu'elle puisse garder chacune leur intégrité.
Gérer cet équilibre, c'est pour moi savoir se garder d'une approche strictement économique des biens culturels, car dans la nuit du fétichisme technologique et des tuyaux, tous les contenus sont gris.
À l'inverse, les diabolisations du marché ne sont à terme productives pour personne. Je repense à notre session avec les étudiants, à l'Université d'Avignon. L'illusion d'une opposition tranchée entre la gratuité et l'amour d'un côté et le monde marchand de l'autre peut se comprendre : elle est une réaction saine au tout-marketing, à la marchandisation tous azimuts. Pour autant, la culture s'appuie sur le marché. Le piratage fait ses ravages, et la défense de l'offre légale nous concerne tous, les publics, l'Etat, les créateurs et les producteurs, au Nord comme au Sud. Souleymane Cissé nous a rappelé hier qu'il n'est pas nécessairement ravi de voir des copies pirates de ses films dans les rues de Bamako - ni, j'imagine, de voir les salles de cinéma disparaître du continent. Si parfois les mondes du marché et de la culture s'agacent mutuellement, et souvent avec raison, c'est justement parce qu'il faut préserver ensemble un équilibre. La diversité culturelle, cela se gère, se préserve, se régule, et la puissance publique doit assumer pleinement sa responsabilité.
Réguler la diversité, ce n'est pas seulement établir des cadres juridiques. C'est aussi contribuer au changement des habitudes. La réflexion que j'ai engagée sur la culture pour chacun, telle que je la conçois, n'est pas une substitution d'une politique culturelle de l'offre et de la création par une politique de la demande et de la diffusion. Je veux éviter les visions binaires : il s'agit de trouver ensemble comment allier les deux, et de s'en donner les moyens. À ce titre je me contenterais brièvement de rappeler que le budget de mon Ministère, pour 2011, est plus que préservé - il est même en augmentation, ce qui mérite d'être souligné au vu du contexte de crise économique et de compression des finances publiques que nous connaissons. La culture pour chacun, c'est réfléchir ensemble aux manières de refonder nos ambitions pour ce qu'on a coutume d'appeler la démocratie culturelle et la démocratisation de la culture ; c'est rassembler et amener vers la culture, en s'appuyant par exemple sur la dynamique des communautés de goût que la révolution du numérique et les réseaux sociaux peut faire émerger. C'est aussi soutenir ceux qu'on appelle, côté tuyaux, les « professionnels des contenus » : je veux parler de l'éditeur, du libraire, des programmateurs de radio, des créateurs de festivals. À l'âge de l'offre numérique, le discernement de ces gardiens de la qualité est plus que jamais nécessaire pour organiser la profusion.
Organiser la profusion, c'est aussi garantir le financement de la création, en particulier dans cette phase d'émergence de modèles économiques nouveaux.
Madame la Commissaire, vous connaissez l'attachement de la France à la protection du droit d'auteur qui fait partie, depuis Beaumarchais, de son message culturel en Europe et dans le monde. L'enjeu est d'en adapter le cadre juridique pour permettre de garantir son effectivité, afin qu'il puisse entretenir la vitalité de la création. Comme le disait Antoine Gallimard ce matin au sujet du livre numérique et des rapports que le monde de l'édition entretient avec certains grands acteurs du monde de l'internet « on a besoin de respect de l'autre, d'une sorte de galanterie ». Là aussi, comme sur les questions de piratage, je ne crois pas, comme vous le savez, à l'irréversibilité des habitudes.
Je suis heureux, Madame la Commissaire, que nous partagions clairement une vision commune sur le changement de donne qui est en train de s'opérer sous l'effet des nouvelles technologies. Je fais bien sûr référence aux différentes initiatives que vous avez portées, dans le domaine du droit de la propriété intellectuelle. Je pense aussi au Comité des Sages que vous avez mis en place avec la Commissaire Kroes, sur la numérisation des oeuvres culturelles, ou encore au soutien de la Commission au passage des salles de cinéma au numérique ; au programme MEDIA, qui vise à renforcer la compétitivité des secteurs de l'audiovisuel et du cinéma ; à la mise en place d'un label européen du patrimoine, que vous parviendrez, j'espère, à faire aboutir. À ce titre, puisque nous allons bientôt nous réunir dans une quinzaine de jours lors du prochain Conseil des ministres de la culture et de l'audiovisuel, je vous confirme d'ores et déjà l'attachement de la France à ce projet.
Il nous faut cependant aller plus loin, et élargir le champ de nos positions communes. Je pense en particulier à la fiscalité des biens culturels en ligne. Les Sénateurs Catherine Morin Desailly et Jean-Pierre Plancade ont rappelé ce matin que la TVA à taux réduit pour le livre numérique était désormais de l'ordre de l'évidence. Cela va plus loin que le seul livre numérique : il s'agit demain de réserver la possibilité aux Etats membres qui le souhaitent d'appliquer un taux réduit pour l'ensemble des biens et services culturels diffusés sur support physique ou distribués en ligne. C'est d'ailleurs l'un des objectifs qu'a fixé le Président de la République à l'occasion de ses voeux 2010 au monde de la culture. Je m'investis personnellement sur cet objectif, et souhaite que la France lance très prochainement une initiative forte pour sensibiliser les Etats Membres et la Commission afin que nous convergions vers cette approche, qui ne peut être que bénéfique pour tous.
Je voudrais évoquer également avec vous la question de la négociation, par la Commission, d'accords culturels avec les pays tiers à l'occasion de négociations commerciales : il serait bon d'aller encore plus loin dans la réflexion sur la stratégie globale que vous proposez. En 2008, le Conseil avait appelé les Etats membres et la Commission à promouvoir la Convention de l'UNESCO sur la protection et la promotion de la diversité culturelle, notamment « en prenant pleinement en compte, dans leur action extérieure, la nature spécifique des activités, des biens et des services culturels, en l'occurrence leur nature duale, à la fois économique et culturelle » : vous connaissez l'attachement de la France, rappelé ce matin par le Ministre marocain de la culture, à la reconnaissance de cette spécificité, et de la distinction entre coopération culturelle et accords commerciaux.
Inventer de nouvelles règles et concevoir une organisation plus efficace, ce sont les objectifs que la France propose à ses partenaires dans le cadre de la présidence du G8 et du G20 quelle exercera en 2011. Nous avons là une très belle occasion de proposer également à nos partenaires d'étendre cette concertation sur la gouvernance globale aux champs de la culture et de la communication. Profitons de la dynamique du G20 sous présidence française pour proposer un sommet culturel dont le Forum pourra être le cadre d'accueil et la précieuse boîte à idées, parallèlement aux rencontres officielles, afin de mieux investir la culture. Les sujets à aborder ne manquent pas, de la fracture numérique aux nouveaux outils pour mesurer par exemple l'impact économique de la culture, la répartition de la valeur, les financements innovants.
Sur tous ces points, c'est notre responsabilité à tous qui est engagée, acteurs publics comme acteurs privés. Une nouvelle écologie des rapports entre la culture et l'économie est train de se mettre en place avec le tournant du numérique. Face à l'ampleur de ces enjeux, je me tournerais vers la figure familière du Petit Prince de Saint-Exupéry. Rappelons-nous de ce moment où l'aviateur, trahi par la technique, dit à l'enfant : « tu es responsable de ce que tu as apprivoisé ».
Je vous remercie.
Source http://www.culture.gouv.fr, le 8 novembre 2010