Déclaration de M. Frédéric Mitterrand, ministre de la culture et de la communication, sur la politique européenne en faveur du cinéma, notamment le circuit de distribution et les enjeux du numérique, Paris le 19 novembre 2010.

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Circonstance : 15ème conférence annuelle d'Europacinémas à Paris le 19 novembre 2010

Texte intégral


Monsieur le Président, cher Claude Miller
Messieurs les vice -présidents, Cher Ian Christie, Cher Nico Simon
Monsieur le délégué général, Cher Claude-Eric Poiroux
Mesdames et Messieurs, Chers amis,
Je voudrais d'abord souhaiter la bienvenue à Paris aux quelque 700 conférenciers, venus de 47 pays différents, inscrits à la 15e session de cette conférence annuelle d'Europa cinémas : vous êtes une image de ce qu'est et de ce que sera demain l'Europe de la Culture. Celle par laquelle, on le sait, Jean Monnet aurait voulu « commencer ».
Je sais que vous vous êtes déjà retrouvés hier soir pour les projections de films - qui font le sel de cette conférence annuelle - dans les salles de « l'Entrepôt ». Ce qui bien sûr, vous pouvez l'imaginer, ne me laisse pas indifférent...
Et vous êtes parrainés par deux grands réalisateurs, Claude Miller et Wim Wenders, qui sont passionnés l'un comme l'autre par l'innovation numérique et la mettent au service de leur art.
Au fil des ans, Europa cinémas s'est avéré être un vrai succès de politique européenne en faveur du cinéma.
Réunir ces salles qui font vivre la diversité cinématographique européenne, c'était déjà une excellente idée au départ. Les encourager dans leurs efforts de programmation, et susciter l'émergence d'un réseau d'entrepreneurs passionnés, dynamiques et créatifs a produit encore davantage.
Vous avez su tous ensemble, grâce à votre amour du cinéma, faire fructifier cette idée, en étendant ce réseau, qui comprend maintenant près de 3000 salles, au-delà des frontières de l'Union. En l'ouvrant notamment aux pays tiers, - aux pays du sud en particulier - qui ont tant besoin de relancer l'activité de leur cinémas. Vous avez également su lui donner de nouveaux objectifs, comme le fait de participer à l'éveil et à l'éducation des jeunes générations, de stimuler la cinéphilie et les joies irremplaçables qu'elle procure.
Le réseau Europa Cinema n'existe pas seulement par les subventions et les aides qui viennent de Bruxelles. Il forme un véritable « creuset culturel », riche de projets, de talents, d'échanges. Vous partagez en commun une exigence : votre engagement en faveur du cinéma européen. Grâce à votre passion, la part du cinéma européen dans les salles de l'Union européenne a constamment progressé depuis 18 ans jusqu'à atteindre 30% en 2009. Grâce à votre engagement, des écrans ont été préservés, des programmations diversifiées et ouvertes ont pu voir le jour.
Je n'oublie pas enfin que vous avez su appréhender et analyser les grands enjeux de ces dernières années, au premier rang desquels la question de la transition numérique et les conditions dans lesquelles elle pouvait s'accomplir afin de préserver la vitalité et la diversité des salles et du cinéma européen.
Pourquoi ne pas le dire d'ailleurs, la France a beaucoup appris de vos débats, et les choix politiques que j'ai faits - je vais y revenir dans un instant - pour accompagner nos salles de cinéma en France vers le numérique- se sont aussi nourris de vos réflexions.
Qu'un programme de l'Union européenne soit consacré aux salles de cinéma me semble plus qu'une exigence culturelle : c'est une nécessité dans la « société de l'image » dans laquelle nous vivons.
Vous le savez, je demeure attaché à cette profession d'exploitant de salles de cinémas que j'ai exercée aux débuts de ma vie professionnelle et sans d'ailleurs que me soient épargnés toutes les difficultés de ce métier - à la fois magnifique et rude. On ne dira jamais assez que sans lui le cinéma n'existerait tout simplement pas.
Je me plais souvent à rappeler la nostalgie d'un temps où l'exploitant que j'étais, projectionniste par nécessité, se confrontait aux aléas de la pellicule qui décroche, vrille et commence à se dévider dans la cabine puis l'escalier, et gagne enfin la salle tel un serpent géant et diabolique... une scène de comique muet ! Le numérique annulera définitivement cette angoisse mais saura en créer d'autres.
Car «l'ici et le maintenant » du spectacle cinématographique, pour reprendre l'expression de Walter Benjamin, ce qui fait que cet art de la reproduction conserve finalement son « aura », l'émotion partagée du spectacle, on le doit à la salle de cinéma qui est le lieu de naissance du film !
Les salles de cinéma en Europe ont traversé bien des tempêtes au cours de ces dernières années. L'apparition des multiplexes, la disparition de nombreux petits établissements, les changements de la culture politique qu'a connu le continent ont pesé sans doute sur le destin des salles de cinéma et sur leur rapport au public.
Mais nous pouvons tirer quelques conclusions de cette histoire récente : à l'issue d'une longue période de résistance, qui s'est avérée parfois difficile et cruelle, l'envie, le désir profond du spectacle cinématographique ont persisté, voire même, se sont développés, et cela en dépit de la multiplication considérable des modes de diffusion du film sur les petits écrans domestiques, et aujourd'hui sur les tablettes, sur les appareils numériques.
C'est un constat qui nous conforte dans l'idée que la salle de cinéma, pour autant qu'on la soutienne, a un avenir devant elle.
Les chiffres parlent d'eux mêmes : on compte aujourd'hui 29 000 écrans dans l'Europe des 27, dont une majorité de salles indépendantes, ce qui doit nous rappeler que celles-ci jouent toujours un rôle déterminant dans l'offre de cinéma. On constate aussi une progression continue des entrées dans la plupart de nos pays. Et je suis particulièrement heureux de constater qu'en France nous allons cette année sans doute enregistrer un nouveau record et un nombre d'entrées que nous n'avions plus atteint depuis plus de quarante ans.
En dépit de la révolution des pratiques, et face au bouleversement des techniques, nous devons donc résolument préserver la salle de cinéma, comme lieu fondateur de ce qu'est le cinéma, un lieu de brassage social, un lieu d'éducation à l'image, un lieu qui n'a rien renié de ses origines populaires et foraines, comme nous le rappelle la belle figure de Georges Méliès, que nous célèbrerons l'année prochaine.
N'oublions pas que ce n'est que lorsqu'un film est projeté en salles qu'il devient un film de cinéma. N'oublions pas que si le cinéma participe pleinement à façonner notre culture, c'est parce qu'il a la vertu de nous rassembler, parce qu'il est un spectacle. N'oublions pas que l'écran individuel ne remplacera jamais la puissance poétique et esthétique de l'image projetée sur grand écran. Voilà pourquoi la salle de cinéma est un très fort enjeu de politique culturelle.
L'apparition de la technologie numérique est assurément un nouveau défi et redessine en profondeur les contours des métiers d'exploitant et de distributeur, et leur relation réciproque.
Notre pays s'est mobilisé fortement afin de préserver et de moderniser son réseau de salles indépendantes. Je ne prétends pas nous ériger en modèle, mais je souhaite dire clairement à nos partenaires européens qu'il s'agit d'un signal politique fort.
J'ai beaucoup échangé sur les enjeux du numérique à l'occasion du Forum d'Avignon, il y a quelques semaines, avec les Commissaires européens en charge de ces sujets : Mesdames Androulla Vassiliou et Nelly Kroes.
Je crois à la solidarité des réseaux de salles en Europe, je crois à la circulation des oeuvres et des écritures : pour cela, il importe de promouvoir une véritable « stratégie numérique européenne » au bénéfice de la création et de la circulation des oeuvres.
En France, deux instruments complémentaires ont été mis en place très récemment afin d'accompagner et d'anticiper cette mutation technique. Je suis en effet persuadé que le cinéma ne doit pas être tributaire de la technique : la « révolution numérique » ne doit pas être perçue comme un épouvantail, mais bien comme un atout :
- le premier c'est la loi sur l'équipement numérique des salles, adoptée à la quasi-unanimité par notre Parlement au mois de septembre, qui instaure le principe d'une contribution des distributeurs au frais d'équipement et pose un encadrement des relations distributeur/exploitants adapté à la nouvelle donne numérique. Cette loi repose sur un principe clair : le distributeur étant bénéficiaire de cette modernisation qui allège le coût des copies, il est équitable qu'il contribue financièrement à l'équipement numérique de l'exploitant, pendant une durée limitée dans le temps.
- le second instrument est le dispositif d'aide qui vient d'être mis en place par le CNC. Son objectif est de garantir que toutes les salles, quel que soit le niveau des contributions qu'elles recevront des distributeurs, puissent s'équiper.
Car le coût de cet équipement (environ 80 000 ) n'est euros pas à la portée de tous les cinémas, en particulier de ceux qui sont dans l'impossibilité de réunir une contribution suffisante des distributeurs. Il s'agit principalement de salles indépendantes des villes moyennes et petites et des zones rurales, mais aussi des circuits itinérants sans lesquels le cinéma resterait inaccessible à beaucoup de nos concitoyens, et qui jouent un rôle fondamental de diffusion de la culture dans ces territoires. Faute de s'équiper elles seraient amenées à disparaître. Or nous ne voulons pas qu'elles disparaissent, ni d'ailleurs que s'instaure un cinéma à plusieurs vitesses.
C'est pour ces salles, au nombre d'un millier environ, qu'un soutien spécifique du CNC est donc désormais mis en oeuvre sous forme d'une nouvelle aide à la numérisation, dotée d'un budget de 125 Meuros, qui va permettre de couvrir jusqu'à 90 % de leurs investissements.
Par ce dispositif, la France qui compte déjà 1 500 salles équipées, est ainsi le premier pays du monde à planifier et à organiser la transition de son parc de salles vers le numérique.
Entendons-nous bien : tout ceci n'est pas l'expression d'une économie administrée. C'est bien plutôt l'expression d'une volonté politique qui reconnaît le rôle du cinéma dans la culture de notre pays.
Et si l'expérience française peut servir d'encouragement à mener dans toute l'Europe un vrai plan d'accompagnement des salles de cinéma vers le numérique, j'en serai heureux. Vous en êtes la preuve : c'est d'un véritable réseau européen dont notre cinéma a besoin pour se développer et créer ; nous ne nous sauverons pas tout seuls, mais bien avec vous, en nous appuyant sur une vraie ambition pour le cinéma en Europe.
Cette politique servira la promotion du cinéma européen, au même titre que la régulation nécessaire des nouveaux services « à la demande » qui eux aussi doivent promouvoir activement les films européens. C'est tout l'objectif du décret sur les service de médias audiovisuels à la demande (SMAD) qui vient d'entrer en vigueur en France.
Les années 60 ont fait coexister le nouveau réalisme de Visconti et la « Nouvelle vague » de Truffaut, Chabrol, Rohmer ou Godard, les visions si personnelles de Bergman et d'Antonioni, où cependant avec un naturel incroyable films et talents semblaient transcender les limites de la nationalité pour être simplement du « cinéma européen ». Puis les décennies qui suivirent furent marquées par le combat politique de Ken Loach, de Mike Leigh, ou de Moretti, l'exigence formelle de Werner Herzog, la poésie subtile de Manuel de Oliveira, l'imagination féconde d'Almodovar . Après avoir connu un véritable âge d'or, après s'être nourri d'importantes co-productions, le cinéma a rencontré la concurrence de la télévision, cette « étrange lucarne » qui ne m'est pas, vous le savez, si étrangère.
Aujourd'hui - alors que la télévision est elle-même concurrencée par les services non-linéaires- je crois que nous avons dépassé cet apparent antagonisme. Je crois que nous sommes entrés dans une phase de reconstruction et de renaissance du cinéma européen.
La production de films en Europe, connaît une superbe embellie : en abondance - près de 1000 films produits, soit le double d'Hollywood - et en qualité avec une nouvelle génération de réalisateurs qui n'ont rien à envier à leurs aînés : les Fatih Akin, Danny Boyle, Christian Mungiu, Paolo Sorrentino, pour ne citer qu'eux, se placent aujourd'hui au côtés des Almodovar, Frears, Kaurismaki, Haneke ou des Frères Dardenne et contribuent à la remarquable créativité du cinéma européen.
Ils font tous un cinéma qui nous parle, qui est ancré dans la réalité ou l'histoire de chacun de leur pays, mais a aussi cette portée universelle, qui est peut-être la traduction cinématographique de ce qu'est l'Europe.
Je n'oublie pas le cinéma des pays tiers et l'exigence que nous devons porter collectivement de l'appui au réseau des salles dans les pays du Sud ; je n'oublie pas le foisonnement et la créativité du jeune cinéma coréen, à l'image de Poetry que nous avons vu à Cannes cette année.
C'est cela aujourd'hui le patrimoine visuel qui doit être porté par le réseau Europacinémas. Et je ne doute pas que la redéfinition du programme MEDIA à l'horizon 2013 permettra d'engager une nouvelle étape vers l'Europe de la culture et de l'image, notamment à l'attention des jeunes spectateurs, ceux de l'ère numérique. Ce patrimoine que nous avons reçu en partage, il importe désormais de le transmettre et de le valoriser : en cela, la numérisation représente un formidable outil d'éducation à l'image.
C'est pourquoi il faut également nous mobiliser pour que notre patrimoine de films européens, ces trésors absolus que j'évoquais plus haut, soient eux aussi numérisés, restaurés et magnifiés par les nouvelles technologies.
Le plan que nous avons mis en place pour les salles de cinéma est complété par un plan de numérisation du patrimoine français de films, afin que les chefs-d'oeuvre du cinéma soient accessibles sur les nouveaux réseaux et dans les salles numérisées, mais aussi sur tous les supports du futur : projection numérique, DVD Haute définition, VOD, etc. Cette numérisation va concerner des milliers de titres de films de longs métrage et sera entreprise avec le concours du grand emprunt de l'Etat et d'aides nouvelles du CNC.
Au plan européen, une prise de conscience en faveur de la numérisation du livre, avec Europeana, a eu lieu depuis quelques temps. Je crois qu'il nous faut aussi une stratégie européenne commune de valorisation numérique du patrimoine de films que nous a légué l'histoire de l'Europe. C'est un continent immense, d'une richesse infinie, c'est un héritage qu'il nous importe aujourd'hui de transmettre aux jeunes générations pour qu'elles le découvrent et se l'approprient.
Ce soir vous aurez le privilège de voir les premières images du film que Wim Wenders a consacré à la géniale et regrettée Pina Bausch, et qu'il a réalisé en numérique 3 D. Je voudrais donc terminer en citant cette très belle parole, en français, de Wim, qui ouvre superbement son film « Tokyo Ga ».
Il nous y parle des films d'Ozu et, en réalité, du cinéma :
« Pour moi, le cinéma ne fut jamais auparavant, et plus jamais depuis, si proche de sa propre essence et de sa détermination même, donnant une image utile, une image vraie de l'homme du XXe siècle, qui lui sert non seulement à se reconnaître, mais surtout à apprendre sur lui-même. »
Comment mieux dire la noblesse et l'ambition de votre mission, de notre mission à tous, qui nous efforçons, ensemble, de tracer l'avenir du cinéma, comme Méliès, déjà, voulait le faire il y a plus de cent ans ?
Je vous souhaite d'excellents travaux. Je vous souhaite de voir d'excellents films européens à l'Entrepôt, et vous remercie de votre attention.
Source http://www.culture.gouv.fr, le 23 novembre 2010