Interview de M. Eric Besson, ministre de l'industrie, de l'énergie et de l'économie numérique, dans "Le Monde" le 6 janvier 2011, sur sa demande de réciprocité dans les échanges commerciaux alliant à la fois concurrence et libre échange mais aussi une dose de protectionnisme et son souhait d'une meilleure coopération européenne au niveau industriel.

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Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

Texte intégral

Q - Dans ses voeux du 31 décembre, Nicolas Sarkozy réclame «la fin de la naïveté dans les discussions commerciales». Qu'est-ce que cela veut dire ?
R - L'Europe est désormais la première destination des exportations des grands pays émergents. Elle est en droit de demander la réciprocité. Quand vous voyez des entreprises arriver sur le marché européen, en bénéficiant d'aides publiques dérogatoires et de financements exorbitants, racheter nos technologies, remporter des appels d'offres financés sur les fonds structurels, ou encore empêcher l'émergence de champions européens, comme dans l'affaire Draka, vous vous dites qu'on marche sur la tête - en décembre 2010, un groupe chinois a surenchéri sur une offre italienne pour le rachat du fabricant néerlandais de câbles.
La réciprocité est un principe majeur. L'Europe doit en finir avec l'angélisme en matière industrielle. Lorsqu'elle peut se doter de champions industriels, elle ne doit pas laisser passer sa chance. Et lorsque l'Europe lance des appels d'offres avec des financements publics européens, elle doit favoriser l'industrie européenne. C'est ce que font les Etats Unis avec le buy american act. Je viens de charger l'ambassadeur de l'industrie, Yvon Jacob, d'une mission de quatre mois sur la réciprocité en matière de politique industrielle. Il va recevoir les organisations patronales et syndicales et évaluer quelles sont nos forces et nos faiblesses sur ce point.
Q - Remettez-vous en cause la politique de la concurrence ?
R - L'Europe a montré sa capacité à être une terre de consommation, de concurrence et de libre-échange, mais elle a progressivement réduit sa capacité à être une terre de production. Or on ne peut pas bâtir une économie forte sans une industrie forte. Je n'ai jamais cru à l'émergence d'une société postindustrielle.
Ce qui m'inquiète en France, c'est le discours tenu par certains qui suggèrent qu'il serait souhaitable de laisser se délocaliser certaines parties de notre industrie, comme la métallurgie ou la chimie, et que l'Europe reste seulement une zone de consommation. C'est absurde. L'Europe demeure encore le premier producteur industriel du monde. Mais elle est en train de se faire grignoter. Il faut réagir, changer de logique, faire valoir la préférence communautaire, mobiliser, comme nous le voulons avec Pierre Lellouche, tous nos instruments de défense industrielle et commerciale.
Q - Vous flirtez avec le protectionnisme !
R - Pourquoi crier au protectionnisme ? On peut être ouvert aux investissements étrangers et aux importations, et nous le sommes largement, sans pour autant être naïfs. Pourquoi l'Europe serait-elle la seule région du monde où le libre-échange et la libre concurrence seraient érigés en dogmes ? Notre continent s'est désarmé unilatéralement.
Q - La protection des frontières est-elle une réponse à la montée du populisme ? Une façon d'éviter le rejet de l'Europe, la contestation de l'euro ?
R - Le populisme se nourrit de la peur de la mondialisation. Pour le vaincre, nous devons restaurer la confiance dans notre capacité à faire gagner nos entreprises, par l'innovation et la compétitivité. Sans cela, on fait le lit des extrêmes.
Q - Quels sont vos alliés en Europe ?
R - Ils sont nombreux. L'ensemble des ministres de l'Industrie européens ont adopté, le 10 décembre 2010, les propositions de la France pour une politique industrielle européenne. Nous travaillons à la définition de filières industrielles européennes, et de pôles de compétitivité européens. J'ai proposé aux ministres européens la création d'un fonds de capital-risque soutenant les industries en croissance, et d'un fonds européen des brevets, qui achètera des brevets partout dans le monde pour les mettre à disposition des PME-PMI.
Avec dix autres Etats membres, nous avons lancé une coopération renforcée pour la création du brevet européen, tant attendu par nos entreprises. Le commissaire européen à l'industrie, l'Italien Antonio Tajani, a aussi fait cette proposition que je trouve intéressante : créer une autorité qui examinerait les investissements étrangers sensibles en Europe, sur le modèle de ce qui existe aux Etats-Unis.
Q - Vous appelez à une meilleure coopération européenne au niveau industriel. Mais l'Etat n'a-t-il pas donné le mauvais exemple chez Areva, qui a été incapable de travailler avec l'allemand Siemens, poussé en dehors du capital ?
R - Le président de la République veille avec la chancelière Angela Merkel à ce qu'il en soit autrement. A mon niveau, je travaille main dans la main avec mon collègue allemand de l'industrie. Nous avons besoin d'une coopération renforcée avec les Allemands. S'agissant d'EDF et d'Areva, le conseil de politique nucléaire réuni par le président de la République, le 27 juillet 2010, a demandé l'adoption d'un partenariat stratégique. Différents groupes de travail, réunissant les acteurs de la filière, se réunissent désormais à intervalles réguliers. J'ai confiance dans notre capacité à avancer vers ce partenariat stratégique dès le premier semestre 2011.
Q - Pour sauver l'industrie française, faut-il réhabiliter le patriotisme économique ?
R - L'expression ne me choque pas, même si je ne l'utilise pas. Un certain nombre de pays ont des politiques revendiquées de défense de leurs intérêts industriels nationaux : les Etats-Unis, la Corée du Sud, le Japon, la Chine, l'Inde, le Brésil. Dans le dossier Ingenico - le fabricant français de terminaux de paiement a rejeté, en décembre 2010, une offre de rachat américaine -, je ne me suis pas opposé par principe à toute prise de participation par une entreprise étrangère. J'ai seulement posé un certain nombre de questions, sur la recherche et développement, les transferts de technologies, les emplois. Le simple fait de poser ces questions a eu les répercussions que vous savez.
A l'inverse, je n'ai pas contesté la stratégie de Renault avec Dacia qui a consisté à dire «il y a un marché du low cost en Europe, je m'en saisis en fabriquant en Roumanie mais je conserve en France le moyen et le haut de gamme». C'est une stratégie intelligente.
Q - Le Fonds stratégique d'investissement (FSI) vous donne-t-il satisfaction ?
R - C'est une très bonne chose que la France se soit dotée d'un fonds souverain. Le FSI est un très bel outil, qui investit dans des entreprises disposant d'un potentiel. J'aimerais qu'il structure davantage ses interventions sur l'industrie, qui est le moteur de l'économie, en prenant en compte des logiques de filière. J'ai la même préoccupation pour les aides accordées par OSEO - la banque d'aide publique aux PME - . Rappelons-nous que l'industrie représente plus de 80 % des exportations de la France, et plus de 90 % de sa dépense privée de recherche et développement.
Q - Le député PS Manuel Valls vient d'appeler à «déverrouiller les 35 heures». Dans la majorité, Jean-François Copé demande leur suppression. Faut-il remettre ce dossier sur la table ?
R - Les 35 heures ont déjà été partiellement déverrouillées en 2007 et en 2008. Mais ce débat reste légitime pour 2012. Il faut l'élargir à la question plus globale du coût du travail. On ne pourra pas éluder la question du lien entre compétitivité, productivité, protection sociale et mondialisation.
Q - Est-il possible de réduire les allégements de charges associés à ces 35 heures ?
R - Réduire les allègements de charges, c'est augmenter le coût du travail ! Si toutes les majorités ont porté ces allégements de charges depuis vingt ans, c'est qu'ils sont un palliatif à des taux de prélèvements obligatoires, des cotisations sociales et un coût du travail plus élevés que la moyenne. Derrière tout cela, la question posée est à la fois celle du financement et celle des dépenses de protection sociale. C'est un élément de la convergence franco-allemande.
Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 7 janvier 2011